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Cet aspect de la critique porte sur l’objet de la prospective. Les récits faisant état du futur intègrent nécessairement la fiction du présent dans lequel ils s’élaborent. La fiction, qui signifiait dans l’ancienne langue le mensonge, tire sa racine du mot latin fictio, de fictus, qui est le participe présent de fingere, feindre. Pour Michel de Certeau, la fiction a une fonction précise dans les travaux de l’historiographie car en l’instituant comme erronée, elle permet à l’historien de se tailler un territoire propre. De plus, « le discours technique capable de déterminer les erreurs qui caractérisent la fiction, s’autorise par-là même à parler au nom du réel »1

. Ainsi, la fiction est l’autre versant du réel, sans lequel la réalité pourrait ne pas être reconnue en tant que telle. La fiction est alors ce qui se donne pour réel, en le forgeant à partir de l’imagination. Traiter de l’avenir impose de dire le temps sous forme de séquences, avec le risque d’utiliser continuité et rupture selon les modalités que l’on tient à démontrer. « Comme il est difficile de remédier au mal politique sans être soi-même au pouvoir, reste l’écriture, moyen de montrer, de faire voir, par comparaison, comment les choses pourraient s’arranger si on prenait la peine de réfléchir et si l’on consentait à se laisser persuader par une fiction. »1

Aussi cette fiction est-elle étayée d’un discours de science, à partir de résultats et de données collectés, analysés. « Science et fiction » dans la prospective emploient le conditionnel et le futur dans le texte. Cependant, ces récits conservent une part de pragmatisme, les traces idéologiques le montrent : la fiction, présente dans les textes de prospective, prend appui sur les innovations techniques bien réelles et s’en inspire pour deviner ce à quoi elles pourraient servir dans l’avenir. L’idée de départ pour justifier la recherche prospective est intéressante : un avenir voulu, préparé, plutôt que subi. Est-on en train de subir le présent que nous n’avons que partiellement choisi ? Peut-on préparer l’avenir et ainsi le rendre « le meilleur possible » ? Quelle est la part de ce que l’on subit, de ce que l’on choisit ? En somme, l’avenir se décide-t-

1 Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse, entre science et fiction, nouvelle édition revue et augmentée, coll.

il ? Si la prospective prend comme prétexte l’avenir subi, c’est en partie la conséquence de la deuxième guerre mondiale. La centralisation des industries militaires autour de Paris, le faible taux d’activité en province ont montré à l’aménagement du territoire que le marché seul ne serait pas au service des idéaux républicains. La prospective est ainsi un outil de l’Etat en vue de se pérenniser en tant que tel.

Par ailleurs, si la prospective intègre une part de fiction, nous postulons que cette fiction se loge dans l’utopie qui la dessine. En effet, la prospective, en tenant un discours sur un temps qui n’est pas encore mais à venir, enserre par la même occasion un lieu qui n’est pas, ou plutôt qui n’existe que dans le texte qui le raconte. Du grec ou, non et topos, lieu, l’utopie de la prospective est un idéal, une vue politique ou sociale qui se réfère à la réalité sans en tenir compte. « En fait, tout schéma d’aménagement à long terme implique donc une vue utopique de l’évolution, privilégiant le concerté par rapport à l’aléatoire, et supposant qu’une certaine « synergie » de l’action et du comportement aidera l’homme à tirer le meilleur parti de son environnement : les études du SESAME n’échappent pas à cette règle. »2

Les études menées par le SESAME se mettent la plupart du temps en rupture avec le présent. Si le présent reste le point de départ, les commentaires portés sur le futur dépassent les possibilités techniques de l’époque, mais surtout les envisagent plus en fonction de leurs promesses que de leurs capacités à être intégrées par le système qui les pense et les produit. La prospective est un lieu de passage de la science-fiction vers l’utopie. « Il serait utile de se fixer une échéance très éloignée (mettons 2015) qui a l’inconvénient de faire appel à des réflexions qui ont quelques aspects de science-fiction, mais qui présentent par contre l’avantage considérable de contraindre les auteurs à se mettre en situation de rupture et à rejeter la permanence des structures technologiques et sociales actuellement observées. »1

Ces scénarios à très long terme relèvent de l’utopie comme texte et mettent en scène un avenir fictif. Si la prospective s’inscrit (s’accroche) dans les temps, c’est bien parce qu’elle traite

1 Lucien Sfez, La santé parfaite, critique d’une nouvelle utopie, Le Seuil, 1995, p. 107.

2 Claude Brisson, A la recherche d’une prospective technologique, Travaux et recherches de prospective,

d’espaces qui lui échappent, alors qu’elle ne se réfère qu’à un seul. Nous allons voir en quoi l’utopie joue sa partie dans les schémas de prospective, en tant que discours totalisateur.

A. Les marques de l’utopie

L’une des caractéristiques d’un récit utopique est le refus d’un état qui ne satisfait pas. « Un refus donc, qui incite à rêver d’autre chose. »2

Les travaux et les recherches de prospective, relatifs aux technologies, ont des penchants d’utopies tantôt positives, tantôt négatives. Les schémas élaborés à partir des possibilités des techniques montrent les aspects positifs de ces instruments, et évoquent des images positives de l’avenir. Cependant, certains scénarios établis à partir de constats insatisfaisants, donnent à voir une image désastreuse du territoire à venir, pour ne pas dire inacceptable1

. La part d’utopie relevée dans les travaux de prospective est complexe à délimiter. Car la prospective traite d’un sujet qui existe bien, la France, mais qui n’est pas encore, une France à venir. Peut-on dire que la prospective est une utopie, étant donné qu’elle ne traite pas d’un lieu imaginaire mais bien réel, et qui pourtant n’existe pas encore ? La part de confusion qu’introduit la prospective vient du fait qu’elle nomme de manière identique la France qu’elle décrit et dont elle dénonce l’état, et cette France à venir, sur laquelle l’Etat doit intervenir, mais dont on n’a aucune garantie qu’elle existera bien un jour.

Les scénarios prospectifs ne décrivent pas un espace imaginaire au sens où il n’existe pas ou n’a jamais existé. Ils traitent d’un refus de subir un avenir dont on pressent les logiques possibles sous la responsabilité (ou l’irresponsabilité) du marché, et en appellent ainsi à l’Etat pour intervenir et réguler l’idée que l’on se fait du territoire dans l’avenir. L’espace d’écriture de la prospective est ainsi une diachronie au sein même du présent : « le temps est vécu sur deux modes ; le temps présent est supporté à cause du temps futur espéré. Ce temps futur fait partie du présent bien qu’il soit irréel. Cette irréalité du futur convoité permet de vivre la

1 Réflexions méthodologiques. ibid. p. 18. 2 Lucien Sfez, La santé parfaite, op. cit., 107.

réalité du présent. »2

La prospective laisse une place à l’utopie, récit projetant un territoire qui n’a pas lieu, mais qui serait une réponse possible aux difficultés présentes. Ainsi se placent les récits prospectifs, dans un entre-deux. Cet entre-deux n’est ni le territoire depuis lequel est produit le récit, ni celui qui est redouté si seul le marché gouverne l’avenir ; il n’est autre que le texte où le récit est en mesure de délimiter un territoire désiré, qui n’existe pas encore, et reste une alternative à un état dénoncé.

Reconnaître un récit utopique dans les recherches de prospective technologiques de l’aménagement du territoire des années soixante-dix nécessite d’en tracer les contours. Selon Lucien Sfez, les récits utopiques disposent de marqueurs, au nombre de cinq3

: le lieu isolé du récit, la toute-puissance du narrateur, l’imaginaire technique, les règles de vie hygiénistes et le retour à l’origine. Il faut ajouter à cela l’aspect total voire totalitaire des récits utopiques, qui ne laissent pas de place à d’autres formes d’existence que celle décrite par le récit lui-même. « Visibilisation, langage, clôture, règles, refus du hasard, hiérarchies, nécessitées d’interventions techniques, tels sont les traits distinctifs du récit utopique. »1

Le lieu isolé du récit est en l’occurrence connu ; cela reste la France, telle qu’elle n’est pas mais plutôt telle qu’elle est souhaitée, voire désirée. Ce lieu ne prend place nulle part ailleurs que dans les imaginaires. Toujours décrit à l’intérieur de ses frontières, le territoire en question n’est pas encore mis à l’épreuve de l’Europe et du monde. Cela le rend à part. Un territoire envisagé, certes à partir de ce qu’il est, mais bel et bien inexistant. Si la France en soi n’est pas un lieu isolé, elle le devient en revanche en tant que texte la projetant bien au- delà de ce qu’elle est. Ce lieu isolé reste indéterminé, entre le territoire depuis lequel est produit le discours de prospective et celui qu’il dessine, à partir des règles de l’intervention de l’Etat sur le marché. Sans expliciter ces dernières, les relocalisations des centres de décisions

1 « Si la DATAR a jugé utile de la publier, c’est parce que cette réflexion (…) oblige à s’intéresser à ce qu’il faut

faire pour que la France de l’an 2000 soit différente de celle décrite ici. » Une image de la France en l’an 2000, scénario de l’inacceptable, op. cit., p. 3.

2 Lucien Sfez, L’administration prospective, Armand Colin, 1970, p. 38. 3 Lucien Sfez, La santé parfaite, op. cit., p. 105.

restent de l’ordre d’un absolu ; la décision, dans ces schémas, est une sorte d’objet immuable en des lieux qui les garantit comme telle. Isoler le territoire dans le futur permet de le modeler selon les discours dominants, d’y apposer un Etat régulateur et non libéral, de développements économiques en tout point, et ce pour servir la doctrine de l’aménagement du territoire, la répartition.

La narration, quant à elle, conserve sa puissance évocatrice. Même si c’est un collège de rédacteurs qui rédige, ils sont tous inclus dans les groupes du SESAME ou encore dans les sociétés d’études à qui la DATAR commandite des recherches. Les temps employés dans les récits se conjuguent au futur, au conditionnel et même au présent : « le texte est écrit au présent, afin de donner au lecteur l’impression qu’il vit chaque moment du futur. »1

L’évocation des tendances actuelles, dans le futur, donne la possibilité de les faire évoluer dans le sens souhaité, en l’occurrence, la permanence et le développement du système dans lequel est produit le discours. Les formes du récit ne sont pourtant pas celles que l’on connaît des utopies. Elles s’élaborent par des réflexions, des résultats, des constats et des propositions. Aussi ce récit se veut-il le plus large possible, en rassemblant des opinions des plus diverses. Pourtant, la rédaction, la collecte de ce qui s’écrit, reste le travail de quelques spécialistes, qui cristallisent dans le texte les projections d’une époque.

Les règles de vie hygiénistes sont plus difficiles à détecter. La prospective en parle peu en tant que telles. Pourtant, le bien-être de l’homme et de la société est un des arguments-clefs de ces recherches. Issues de l’humanisme qui prévalait après la deuxième guerre mondiale, les conditions de vie sont au cœur de l’aménagement du territoire. L’aménagement (avant même la création de la DATAR) avait cette préoccupation de lutter contre les lieux insalubres tels que les bidonvilles installés autour de Paris. Raser, construire, nettoyer, réinstaller, tels étaient les projets du ministre de la Reconstruction Claudius-Petit. Ces pratiques politiques s’inspirent d’une notion dont le flou des frontières assure sa présence et sa longévité dans les imaginaires : le bien-être, toujours désiré et éclaté en autant de définitions que de personnes le

revendiquant. Les politiques de construction de logements étaient ce par quoi les populations les plus démunies allaient sortir de leurs lieux délabrés. « Parmi les missions de l’Etat, on pourrait retenir que sont à terme de la compétence de l’aménagement du territoire toutes les actions visant à influencer qualitativement et quantitativement le cadre de vie des hommes, les interactions entre les structures de la société et les relations sociales d’une part, et l’aménagement de l’espace et la qualité de l’environnement d’autre part. »2

Ces politiques apparaissent, avec du recul, comme une continuité d’un hygiénisme social et sanitaire. Le bien-être est cette forme d’hygiène sociale à laquelle aspiraient les politiques et la prospective en charge de l’aménagement du territoire.

L’imaginaire technique dans les travaux de prospective est, en revanche, très présent. La technique est envisagée à partir de ses possibilités économiques, sociales, le tout guidé par la rationalité. « Une des hypothèses retenue dans le rassemblement de ces réflexions est que le contexte économique et politique est ignoré : l’informatique évolue librement ayant à sa disposition tous les moyens techniques réalisables. »3

. Ce préalable, rédigé en 1968, montre la liberté de ton donnée aux réflexions, en même temps que l’irrecevabilité prêtée à l’imaginaire ; la prospective s’extrait du réel depuis les bases de ce dernier, et navigue « au flair ». L’imagination joue à plein sa partie dans les travaux relatifs aux technologies et devient ce par quoi la réalisation d’un territoire désiré est en mesure de se réaliser. « On peut imaginer par la suite, comme l’a fait une étude de la Rand C°, la liaison directe cerveau- machine à partir de capteurs particuliers, ceci à partir de la fin du siècle. »1

Tout le mystère de l’imaginaire technique réside dans le terme particuliers. Quels sont ces capteurs ? Nul ne sait, excepté l’avenir dans et par lequel ils sont promis. La grande inconnue assurée par les techniques, cette zone du complexe, où relier l’homme à la machine directement, ne peut tenir que par l’ajout de capteurs particuliers, absolument absents, mais qui offrent à l’imagination la possibilité de dépasser le réel. Et de s’en inventer un autre.

1 Scénario de l’inacceptable, Avertissement, op. cit., p. 5. 2 Ibid.

Les perspectives donnent, par ailleurs, à voir une immersion de certains systèmes dans la technique ; l’industrialisation de l’éducation peut être perçue comme un envahissement du système éducatif par la technique, mais avant tout comme une immersion de l’imaginaire prospectiviste dans un univers technicisé. L’imaginaire technique est en cela consubstantiel de la prospective dans laquelle il s’élabore.

Enfin, le retour à l’origine se retrouve dans l’harmonieuse répartition des hommes et des activités ; la prospective en aménagement du territoire n’échappe pas à la doctrine qui l’a fait émerger. L’harmonie sur le territoire est à l’image du bien-être évoqué plus haut. Cette notion parfaitement floue prend forme grâce à l’équilibre qui lui est adjoint. L’harmonie et l’équilibre du territoire sont les espaces idéaux vers lesquels tend l’aménagement du territoire sans en expliciter les linéaments. « Ainsi, le retour à l’origine supposée est la destruction d’un état d’origine jugé mauvais et son remplacement par une nouvelle origine, une renaissance, construite avec les éléments du présent civilisé, mais purifié des maux de la civilisation. »2

L’état jugé mauvais par les aménageurs est celui de la France d’après-guerre, celui que le marché puis la guerre avaient modelé ; si les constats des déséquilibres entraînés sur le territoire ont été faits, si les solutions sont en cours de réalisation, en revanche, les espoirs continuent de s’inscrire sous forme de discours. La prospective ne parle pas du passé et cherche plutôt à s’en extraire, mais elle parle d’un temps qui, comme la technique, est tapi dans les imaginaires.

De plus, l’homme, qui fut d’abord central dans les travaux des aménageurs (1947 – 1963) intéresse plus les prospectivistes en tant que fin plutôt que comme moyen. « En fait, la biologie même ne semble pas nous fournir d’homme éternel. »3

La science devient alors l’outil par lequel il serait possible de construire le discours de l’homme originel. La prospective avoue, par cette jonction de la science et de la religion, un mythe qui l’anime :

1 Ibid., p. 6.

2 Lucien Sfez, La santé parfaite…, op. cit., p. 113-114.

celui d’un retour au paradis perdu. Le récit utopique manie les imaginaires qui le produisent. Et ne saurait s’en passer.

On se rend compte que les marqueurs du récit prospectif sont en mesure de se retrouver dans celui qui dénote le récit utopique. Travailler l’avenir en tant que discours impose de se projeter dans (de) l’inexistant, dans ce qu’il est possible de deviner, d’envisager, sans la moindre certitude de réalisation. Le recours à des travaux scientifiques et techniques est indispensable pour que la prospective puisse se produire. Ces travaux sont inclus dans un système où le territoire envisagé est, avant toute chose, désiré. Souhaitable plutôt que subi, l’avenir est à nos yeux une affaire de désirs projetés.

La prospective est l’établissement d’un désir de soi projeté en des lieux où le sujet n’a de place que dans l’utopie qu’il s’écrit. La capacité évocatrice du discours utopique dans les imaginaires n’est plus à démontrer ; en revanche, qu’en est-il dans les pratiques ? Lucien Sfez voyait dans les projets Génome ou Biosphère II des utopies fonctionnant dans le réel. La matérialisation pratique d’une refondation de l’être et du globe, le tout imprégné de l’utopie technologique américaine : « le mouvement des utopies classiques, qui du réel allait vers le fictif et faisait entrevoir des mondes dont le lecteur savait qu’ils étaient irréalisables, s’inverse dans les utopies technologiques américaines. (…) Entre le présent et l’avenir, le récit tisse l’histoire, certes imaginaire mais crédible, du progrès nécessaire des techniques. »1 Pourtant,

selon Louis Marin, l’utopie n’est pas, en soi, réalisable : « Non seulement l’utopie n’est pas « réalisable », mais elle ne peut se réaliser sans se détruire elle-même »2

. À l’instar de la prospective, l’utopie n’est pas demain, dans le temps : « elle est nulle part, ni demain ni jadis. Elle ne relève pas de l’espoir. (…) Elle relève de l’espérance, c’est-à-dire de la surprise devant le futur qui s’indique dans le présent même. »3

La prospective technologique dans les années soixante-dix joue sa partie dans cet espace, entre le récit qu’elle tient de l’avenir et la pratique qu’elle en espère. La visée de Marin, dans sa distinction entre l’espoir et l’espérance,

1 Lucien Sfez, La santé parfaite, op. cit., p. 115.

2 Louis Marin, Utopiques : jeux d’espaces, op. cit. p. 344. 3 Ibid.

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