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Section III : Les premières expérimentations : le télétravail

Chapitre 2 La prospective technologique : réflexions et colloques

Les travaux de prospective en aménagement du territoire remontent au milieu des années 1960. Leur principale visée est d’éclairer les avenirs « possibles » et ainsi de dégager ceux qui sont « souhaitables. » À cet effet, une série est lancée par le SESAME2

, Travaux et

recherches de prospective, ayant pour finalité d’alimenter l’administration et les politiques de

réflexion sur des thématiques relatives à l’aménagement. Qu’elle soit privée ou publique, la prospective tend d’abord à répondre aux incertitudes de l’avenir.

1 Lucien Sfez, Critique de la décision, op. cit., p. 480.

2 Système d’études du schéma d’aménagement de la France, équipe de chercheurs financés par la DATAR en

L’administration dispose de plusieurs organes de prospective1

: le Centre de prospective et d’évaluations du ministère de la Défense nationale, la direction de la prévision du ministère de l’Economie et des finances, les organismes d’études et d’aménagement des aires métropolitaines2

, etc. Nous n’allons pas recenser ni étudier dans cette partie tous les travaux de prospective produits par la DATAR, seulement ceux concernant les techniques, les technologies, les télécommunications et l’informatique. En effet, les développements des technologies de l’information et de la communication (TIC) à la DATAR, même s’ils n’arrivent que tardivement, suivent un cheminement dont les influences sont dues aussi bien aux apports extérieurs qu’aux réflexions qu’elle a pu tenir en son sein. Les technologies de l’information et de la communication restent la convergence de phénomènes précis et distincts dont le développement des techniques n’est en rien exempt. Tout comme les télécommunications, les technologies et les représentations qu’elles drainent dans les imaginaires ont leur part dans l’avènement des TIC. Aussi avons nous retrouvé sur ces questions les premiers travaux de réflexion sur ces questions, dans lesquels décision, information, communication et techniques se lient étroitement au sein des textes.

Les premières démarches de la délégation concernant la technique furent l’organisation d’un colloque international sur l’aménagement du territoire et les techniques avancées3. Les techniques, dans les conditions de l’aménagement du territoire, sont porteuses

de changements : « des techniques nouvelles (…) peuvent modifier sensiblement le cadre de vie et la manière de vivre. »4

Le projet d’introduction5

de ce colloque ne ferme la porte à aucune question : interroger l’évolution de l’homme, de son groupe social, l’individu, la famille, l’homme éternel même est sollicité. Identifier les tendances lourdes, les structures de

1 Sur ce point, nous renvoyons le lecteur l’ouvrage de Lucien Sfez, L’administration prospective, Armand Colin

1970.

2 Les OREAM ont été pensés et mis en place par la DATAR.

3 Archives de Fontainebleau, DATAR, 1er colloque international sur l’aménagement du territoire et les techniques avancées, tome 1, document introductif, Collège des techniques avancées et de l’aménagement du territoire, mars 1968.

4 Introduction par Jérôme Monod, ibid., p. 4.

5 Archives de Fontainebleau, DATAR, Pierre Zemor, Projet de document introductif, 1er colloque international

la consommation, l’évolution des investissements, de la production, tel est le type de questionnement d’une démarche de réflexion sur l’avenir. « L’avenir reste ouvert » pourrait être la manière dont il s’envisage. La prospective, outre ses questionnements, se justifie d’elle-même, de ses conditions d’existence, de sa valeur réelle ou supposée. À propos du colloque, l’auteur précise « qu’il ne s’agit que d’un premier jalon posé dans la recherche d’une approche systématique de l’influence des progrès scientifiques sur l’organisation de l’espace »1. On élabore le souhaitable à défaut du futur, tout en considérant comme acquis

l’existence d’un « souhaitable ». « Le gouvernement d’un pays fait comme si ce souhaitable non seulement existe, mais encore est défini. »2 La prospective interroge là sa propre pratique,

à travers les supposés de ce qui la fonde. Problème : qui souhaite quoi à qui ? Peut-on englober le souhaitable ? Par ailleurs, envisager l’avenir est déjà le faire. L’avenir en ce sens est un déjà-là, relié au présent. Souhaiter un avenir revient à modifier, non seulement la réalité, mais aussi le souhait initial. Et ce, parce que la prospective est une pratique d’avenirs imaginés ou théoriques.

Le colloque se penche alors sur les grandes tendances, les mesures significatives : population, production, consommation et investissement. Pour résumer, ils prévoient une augmentation dans chacun de ces secteurs. L’hypothèse qui fonde l’augmentation de la production reste classique : le progrès technique sera le facteur prépondérant de la croissance. Si la prospective n’arrête aucune question en soi, elle limite par ailleurs les réponses aux indices de la croissance, que sont la démographie et l’économie.

La prudence en la matière est maintes fois renouvelée. Les prétentions de ce colloque sont d’alimenter la dialectique « technique – politique »3

, sans en dire plus. En conclusion du chapitre sur les repères économiques, l’auteur réaffirme la fragilité des analyses : « bien plus que par une naïveté simplificatrice qui nous ferait oublier que les données individuelles et sociales sont parties prépondérantes du devenir économique, c’est surtout par prudence méthodologique que nous écartons provisoirement les aspects humains justiciables d’une

1 Ibid., p. 5.

2 Souligné dans le texte, ibid., p. 6. 3 Ibid., p. 12.

approche spécifique. »1

Ainsi sont promis à de fortes augmentations l’emploi et la croissance. Les éléments d’un calendrier scientifique et technique se nourrissent des recherches en tous types de domaines et de leurs évolutions probables. Le champ de la prospective, à cette époque, englobe aussi bien les pilules de contraception qu’une base sur la lune ou des prothèses d’organes plastiques ou électroniques (avec, en particulier, un radar pour aveugle.) Le calendrier prévisionnel des évolutions techniques est déraisonnable, non parce qu’il recèle une part de fantasmes mélangés de souhaits, mais plutôt parce qu’il plaque la vitesse des évolutions techniques sur celle de l’évolution humaine. L’installation d’une base sur la lune en 1982 est techniquement réalisable (en soi). Seulement l’accord des nations sur ce projet ou même l’intérêt stratégique et militaire rapporté aux coûts d’installation et d’entretien n’est pas pris en compte. L’introduction de ce colloque mélange deux temps distincts et pourtant très liés, que sont celui de l’évolution technique et celui de l’homme en société.

Les problèmes rencontrés au présent seront résolus dans et donc par l’avenir. C’est là le siège d’une utopie, d’un lieu qui n’existe pas encore, auquel on aspire. Un lieu qui n’existe pour l’heure qu’en tant que texte. Par ailleurs, un rapport rédigé à la suite du colloque un mois plus tard considère ce décalage des temps. « À titre d’exemple, il y a place, d’ici à la fin du siècle, pour six à dix générations d’ordinateurs et seulement deux générations d’hommes. »2

La superposition des temps est une caractéristique de la prospective. L’empreinte de Norbert Wiener n’est pas loin, avec l’assimilation de l’homme à la machine et inversement. « La symbiose homme - machine permettant à une personne d’étendre son intelligence par liaison directe électronique de son cerveau avec un calculateur semble une chose tout à fait possible. »1

La technique, la science et leurs progrès sont traduits sous forme d’améliorations dans le futur. Les visées du futur prennent des formes totalisantes. Les auteurs de ces rapports délimitent fréquemment la prudence nécessaire de leur entreprise et débordent tout autant de ces frontières, en particulier en conclusion de chapitres. L’humain, écarté tout au long des paragraphes, est questionné face aux évolutions techniques pressenties préalablement. Dans

1 Ibid., p. 34.

2 Archives de Fontainebleau, 1er colloque sur l’aménagement et les techniques avancées, Informatique et ses

son rapport à l’homme, la technique est comprise comme autonome par rapport à ce dernier, ce qui n’est pas sans rappeler les travaux de Jacques Ellul2 douze ans plus tôt. Pourtant, « (…)

la technique impuissante à prédire son propre avenir se retourne vers l’homme lorsqu’il s’agit de choisir les orientations importantes vers tel ou tel type de société. »3

Cependant, c’est par la technique que la prospective se projette dans l’avenir. Les choix de société, politiques, économiques ou sociaux sont nettement plus lents à s’établir et à instituer.

Cette introduction note, par ailleurs, l’émergence d’une vie de loisirs et l’éclatement de la famille, sans trouver d’institution capable de la remplacer. L’idée n’est pas d’étudier un phénomène dans l’avenir, mais plutôt les mécanismes d’un phénomène présent qu’il serait alors possible de projeter dans l’avenir.

Les dernières pages consacrent l’acte de décision en primat, relatif au schéma linéaire de celle-ci. L’auteur distingue les décisions véritables des décisions prises implicitement, sans nouer l’enchevêtrement des deux. La technique, dans son futur, est appelée en renfort de la compréhension de l’humain, trop souvent irrationnel : « l’arrivée et le développement des calculateurs seront des révélateurs du fonctionnement des circuits de décisions et de l’organisation de notre société. »4

La technique est pensée par effet de miroir, à l’image de l’homme, parce que produite par lui, et éclairant celui-ci, dans une traduction de codes. L’effet de renvoi servirait de cause explicative du développement technique et de l’évolution de la société.

Enfin, les ordinateurs seraient un catalyseur de l’évolution des structures sociales. La représentation de l’informatique la dote d’une double capacité, complètement antinomique : soit elle favorise une centralisation intensive avec une bureaucratie automatisée, soit une délégation quasi totale des choix, des décisions par une participation développée. Nous verrons plus loin les liens étroits que l’informatique et les télécommunications ont tissés avec la décentralisation. En effet, on peut se demander comment un argument politique, issu des

1 1er colloque sur l’aménagement et les techniques avancées, document introductif, op.cit., p. 41. 2 Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle, op. cit., p. 79.

3 1er colloque sur l’aménagement et les techniques avancées, document introductif, op. cit., p. 43. 4 Ibid., p. 50.

luttes et des visions du monde, est devenu un prétexte au développement technique. La technique a percé la sphère politique en y nouant les antagonismes de ses possibilités.

Cette introduction sur les techniques avancées se conclut par des équations. Les mathématiques, en mesure de réduire le complexe sous forme de fonctions, sont sollicitées pour délimiter l’humain et son milieu. Deux équations nous sont ainsi proposées1

:

Milieu socio-culturel = reflet de la technique + H

dans lequel le terme H, l’humain, n’est pas défini et n’a qu’une fonction de résidu. Si l’on essaie de préciser, cela donne :

milieu socio-culturel = reflet de la technique + objet identifié par les sciences humaines + H’

Notre attention se porte, non pas sur la réduction mathématique de l’humain considéré comme résidu ou variable trop aléatoire pour être correctement codé, mais plutôt sur les termes « reflet de la technique ». Qu’est-ce que le reflet de la technique ? Le sens dans lequel il est employé préalablement serait : ce qui reproduit, comme par réflexion, les traits dominants, les caractéristiques de quelque chose1

. La compréhension de l’humain, par la complexité qu’elle impose, ne permet pas d’arrêter de règle, de loi, tout juste des modèles dont la fragilité reste la garantie d’une certaine justesse. Aussi, le reflet des techniques en des temps et des lieux définis nous donne à voir des modèles sur lesquels repose une représentation de « l’état de l’humain. » Le reflet de la technique est là pour nous montrer, par effet de miroir, l’état d’une société. L’équation qui vise à définir le milieu socio-culturel est maladroite, car figée sur elle-même. En quoi le milieu socio-culturel – le reflet de la technique serait-il égal à l’objet identifié par les sciences humaines + H’ ? La question serait plutôt de savoir jusqu’où il est possible d’utiliser les mathématiques (et la réduction qu’elles opèrent) pour comprendre l’humain.

1 Ibid., p. 52.

Cette introduction au colloque sur l’aménagement du territoire et les techniques avancées nous ont permis de cerner l’étendue des champs sur lesquels la prospective déploie son questionnement. Un mois plus tard était tenu le colloque en question. Nous proposons un commentaire de la session tenue sur l’informatique et ses transmissions, où sont mis en place des ponts entre la biologie, la technique et le politique.

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