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Les travaux de prospective nous ont montré, dans un premier temps, un besoin de justification. Dans leurs introductions, les auteurs sont à la recherche d’arguments capables de les légitimer, de recourir aux disciplines et travaux universitaires pour nourrir leurs réflexions. La prospective ne se considère pas comme une science et serait peut-être plus proche de la fiction. Elle conserve les mesures des mathématiques et les tendances des sciences sociales pour rendre crédible son discours sur l’avenir (futurologie pour certains). Elle oscille alors dans un entre deux où se logent le discours de la science et celui de la fiction, le premier servant à atteindre le deuxième voire à le rendre plus légitime. Ce qui par voie de conséquence renforce les tendances prospectives, devenues fragiles avec l’élaboration de scénarios.

Dans cette perspective, l’exemple des Etats-Unis, aussi paradoxal soit-il, est caractéristique : la prospective cherche par ses travaux à se défaire de l’influence

technologique nord-américaine, alors que l’idée de mettre en place une prospective a d’abord émergé outre-Atlantique. De plus, les exemples d’innovations technologiques conservent la même source géographique. Ainsi les Etats-Unis sont un modèle de contre dépendance et de dépendance. Les prospectivistes tentent de se défaire de l’influence nord-américaine tout en utilisant leurs méthodes et les techniques qu’ils développent. La prospective revendiquerait une forme d’indépendance vis-à-vis d’un modèle dont finalement elle ne reste que le produit. Par ailleurs, ce besoin de se justifier sur le contenu des travaux pose question. Il montre, par effet de miroir, la fragilité des propositions qui sont faites. La probabilité de voir se réaliser dans le réel les travaux de prospective importe peu. Pourtant, les précautions prises dans l’élaboration des scénarios montrent une crainte de les voir attaqués par d’autres. Il faut dire qu’il s’agit là d’une discipline non scientifique utilisant pleinement les outils et les mesures de la science. Toute la difficulté de la prospective réside dans le fait qu’elle traite d’un objet qui n’existe pas à partir d’éléments qui au contraire sont bels et biens présents. L’avenir est en permanence inaccessible et perpétuellement réalisé dans ses liens avec le présent. Comment le saisir ? Comment inscrire ses tendances, ses évolutions, sachant que le fait de le travailler au présent constitue les formes même de modifications qui déjà l’atteignent ? La prospective joue une partie délicate dans les temps. Le futur, en tant qu’objet, reste insaisissable. Il n’est que l’avènement, toujours déjà là, d’une complexité de présents. Il paraît difficile (pour ne pas dire impossible), non seulement d’arrêter le présent en vue de l’appréhender pour ériger un futur, mais surtout d’appréhender sa complexité en tant qu’enchevêtrements de temps, de lieux et de désirs prospectivistes. La prospective reste avant tout un ensemble de projections, plus à même d’éclairer le temps dans lequel elles sont déclarées que le futur qu’elles mettent en récit.

La prospective qui nous intéresse concerne l’espace. L’étude du futur pour connaître l’aménagement de l’espace : ses modifications, ses évolutions, ses transformations souhaitées ou souhaitables, désirées parce qu’avant tout, redoutées. La prospective technologique concernant l’aménagement du territoire a pour point de départ quelques notions politiques,

issues de la doctrine des aménageurs. L’implantation d’activités, de populations, l’expansion régionale, la décentralisation, le développement économique, toute une série de notions dont le sens est repris, manié au point d’intégrer l’évolution des techniques, d’abord considérée comme complémentaire aux desseins politiques. Aussi n’est-elle pas exempte d’un discours des idées dominantes du moment, notamment la décision rationnelle et l’information.

A. Décision, information et décentralisation

Les travaux de prospective de la DATAR dans les années soixante-dix s’appuient clairement sur la mise en avant des décisions économiques, politiques et administratives pour argumenter la décentralisation des activités et de l’Etat. Si la décentralisation n’a rien de neuf dans les discours, l’utilisation de la décision donne à voir le système idéologique dans lequel ces travaux se déploient. La décision, dont le procès en trois séquences place le décideur entre la conception et l’exécution, se veut délibérément une quête de plus de rationalité. Cette tendance, étudiée et critiquée par Sfez1

, apparaît nettement dans la prospective. Ce ne sont plus les activités ou les populations qu’il est important de décentraliser, mais la décision, objet canalisant les attentions.

Ces travaux intègrent ainsi une multi-finalité aux buts qu’ils s’assignent avec une mono-rationalité de la décision, instrument du développement. Étant entendu que les décideurs conservent la liberté de choix et d’action, ils sont interprétés dans la prospective à travers le prisme d’une mono-rationalité assujettie à la notion de progrès. Ainsi la décision est entourée d’une rationalité et d’une liberté à atteindre (voire acquises) avec une pluralité de buts dont les fondements restent l’évolution et la préservation du système. Ici, le progrès se décline d’abord en notions politiques et administratives telles que la décentralisation ou l’action régionale ; ensuite en des notions techniques, où le progrès reste une variable consubstantielle de la technique dans la mesure où cette dernière ne peut se condamner à la stagnation. Le progrès est alors en mesure de lier la technique et le politique.

La notion de progrès reste une forme « d’attrape tout » par lequel chaque élément d’une société trouve le moyen de se justifier. Sa capacité d’agréger aussi bien l’économie, la politique ou la technique le renforce en ce que le progrès est à la fois cause et finalité de lui- même. Il est en mesure de faire consensus quant aux développements des techniques informatiques et de télécommunications, via la sphère politique. Alors que l’humain est parfois écarté des analyses de la prospective, son évolution (la moins subie possible) reste une des finalités de la prospective. Les projections qui sont faites de l’avenir se doivent d’être appuyées, argumentées, non pas irréfutables, mais crédibles ; en cela, la prospective se cherche une légitimité, avec, entre autres buts, la fiabilité de ce qu’elle produit. Elle rejoint en partie la technique dans ses relations avec la politique. L’un des enjeux de l’idéologie de la décision fut bien de se rendre opératoire dans les visées et les débats de l’époque. Reliée à la décentralisation, la décision n’a aucun mal à s’insérer dans le schème de la décentralisation ou celui de la centralisation. Elle s’habille alors d’une neutralité, puisqu’elle est au service des uns ou des autres, tout en se rendant au fur et à mesure indispensable aux parties qui s’en servent. « La téléinformatique devient ainsi un des moteurs d’une certaine décentralisation qui est une des clés du développement social et économique d’un pays moderne comme le nôtre. »1

Par ces mots, la technique devient moteur du politique. Elle devient ce par quoi il se régénère et agit. Ce qui confère, par effet de rebond, la légitimité politique recherchée par la technique ; légitimité qu’il lui faudra, par ailleurs, sans cesse renouveler.

La décision, en tant que schéma classique, utilise un rapport très similaire de celui qui est entretenu par la technique avec le politique. Si la décentralisation demeure une (voire « la ») préoccupation de l’aménagement du territoire, les modes pour la rendre opérante (décision, technique) cherchent en même temps la légitimité conférée au politique : sa capacité à transformer un signe en symbole, à s’inscrire durablement dans les imaginaires et non seulement dans les pratiques.

La prospective, en traitant d’un objet qui n’existe pas et qui pourtant défile, s’empreint d’une sphère de valeurs du système où elle s’inscrit : « afin d’éviter toute équivoque, notons qu’aucune probabilité de réalisation ne doit être associée aux résultats obtenus. »1

Ce point, important, découle de « la règle du jeu » fixée à l’analyse : « le système socio-économique et politique, défini par ses caractéristiques générales, doit être conservé identique et permanent, c’est-à-dire qu’aucune politique, aucun objectif nouveau ne doivent être envisagés, sauf s’ils se révèlent nécessaires pour garantir cette condition de pérennité, ceci afin de retirer au maximum toute orientation volontariste. »2

Son but avoué n’est pas de remettre en cause le système, ni même de le questionner dans un quelconque renversement ; les travaux et recherches de prospective travaillent à sa pérennisation, à sa conservation, aux prolongements des valeurs au sein même desquelles la prospective s’est produite. La rationalité sert de boussole et de source à la prospective, en un système où les parties se tiennent. « On pourra, au XVIIIe siècle, critiquer l’absolutisme d’un Dieu fixiste, renoncer à la théologie et à un certain idéalisme, chercher au XIXe siècle, l’origine et la fin des choses dans une nature sans Dieu, il n’en restera pas moins que la liaison préétablie entre progrès et raison, raison et nature, raison et science, constituera un capital difficilement attaquable. Si la technique et la science progressent, c’est que la nature de l’homme est raison, et la nature de la raison est progrès ! »3

Dans cette critique du progrès, l’auteur remet en cause la linéarité de la décision. Elle n’est d’ailleurs pas pensée autrement par les travaux de prospective des années soixante- dix : les décisions sont à l’origine du changement, capables de travailler le progrès économique quel que soit l’endroit où elles sont prises. Les télécommunications, aptes à faire suivre l’information, permettent de décentraliser « les décisions » qui seront à priori identiques en tout point.

1 Travaux et recherches de prospective, Schéma général d’aménagement de la France, Une image de la France

en l’an 2000. Scénario de l’inacceptable, la Documentation française, Paris, 1971, p. 7.

2 Ibid., p. 7. Ou encore, en d’autres travaux, peut-on lire : « le problème général du schéma directeur de

l’informatique est celui de l’organisation de ces réseaux d’information dans le cadre d’une finalité générale comportant deux aspects : fonctionnement optimal de l’économie de la nation, épanouissement de l’individu. » Travaux et recherche de prospective, Schéma général d’aménagement de la France, Eléments pour un schéma directeur de l’informatique, op. cit., p. 20.

La prospective considère la décision dans une normativité du système industriel, liée à une recherche de l’efficacité. Ces fondements rationnels d’un décideur identique en tout point du territoire car bien informé donnent à voir une simplification des actes de décision. L’aspect multiple de ces actes, irrationnels, où les facteurs premiers se fondent dans les seconds, où les logiques se frottent au point d’aboutir à ce qu’il est commun d’appeler « décision » considère la pluralité des contraintes, des résistances, cet ensemble enchevêtré dans lequel se lient les décisions. Ainsi sont considérées les décisions, soit comme des opérations quotidiennes, qui s’inscrivent à l’intérieur de structures de décisions déterminées, stables et répétitives ; soit comme lourdes, actes peu fréquents, « importants par la place qu’ils tiennent dans l’ensemble du comportement de l’agent et par les conséquences qu’ils impliquent »1

. Ce découpage de la décision, entre lourde et légère, renforce l’idée de son primat dans le système où elle s’élabore. Il y en a d’importantes et d’autres qui le sont nettement moins. Alors qu’il est possible d’envisager des ponts entre ces deux rives de la décision, le schéma classique ne l’envisage pas et reconsidère le décideur politique ou économique dans une responsabilité très classique.

La décision, au sens où la prospective de l’aménagement du territoire la délimite, ne peut s’envisager sans son corollaire qui la renforce en termes de puissance opératoire : l’information. La rhétorique de la décentralisation des décisions (qui a pris la place d’une meilleure répartition des hommes et des activités) ne tient que par la circulation de l’information. Si la décision est ce par quoi peut s’opérer le changement sur le territoire, l’information devient alors son complément indispensable. Nous notons des glissements tangibles entre les notions. La décision qui était d’abord ce par quoi la décentralisation pouvait se réaliser devient l’acte même de décentraliser. De moyen, elle devient fin. Et pour tenir cette fin, l’information devient le moyen par lequel on peut atteindre l’acte de décision.

1 Travaux et recherche de prospective, Schéma général d’aménagement de la France, Eléments pour un schéma

1. Information et décision

Nous avons constaté dans le précédent chapitre les liens étroits qu’entretenaient les techniques de communication (télécommunications, informatique) et les services rendus à la décision, déjà immergée dans les travaux de prospective. Ces modes opératoires, fondés sur la technique, offrent des perspectives aux politiques (espoirs en un avenir meilleur, à base de progrès technologiques et d’idéaux politiques). L’information va prendre une place croissante dans les discours de la prospective par sa capacité à être distribuée sous forme de réseau. Le réseau, dans l’aménagement du territoire, est une notion matérielle et essentielle. Il sert à faire circuler les populations et les richesses entre de nombreux points. Il est en mesure de contredire le schéma centralisateur de la France. J.- F. Gravier voyait dans les routes, le rail ou les fleuves ce par quoi la France allait être à nouveau irriguée. La métaphore est importante puisqu’elle renvoie au sang, à sa circulation, ce par quoi sont alimentés les organes. Le réseau lie ainsi le territoire avec lui-même, mais surtout relie les opérations d’aménagement de l’époque entre elles et au territoire. L’information n’est pourtant pas évoquée (ou très peu) en termes de réseau. La priorité est d’ailleurs d’en fabriquer un, à partir du téléphone1

.

Au début des années soixante-dix, l’information appartient dans les textes de prospective au secteur quaternaire. Elle est appelée à s’accroître, à se densifier, et l’informatique est perçue comme l’outil idéal pour la regrouper, la gérer et la classer. Les techniques de la décision, de l’information et des télécommunications se lient fortement dans les perspectives de l’aménagement du territoire avec pour identiques perspectives, l’implantation d’activités ou la décentralisation. Les préoccupations se concentrent ainsi sur la centralisation des activités quaternaires autour de la capitale ; en effet, si les efforts pour décentraliser l’industrie portent leurs fruits, les activités traitant de l’information se sont surtout développées où l’industrie avait préalablement prospéré. L’information est travaillée,

1 « L’insuffisance des sommes consacrées dans le passé aux investissements est une cause importante de la crise

du téléphone. » Travaux et recherche de prospective, Schéma général d’aménagement de la France, Eléments pour un schéma directeur des télécommunications, la Documentation française, Paris, novembre 1969.

non dans son seul lien avec la décision, mais avec l’informatique1

. Les ordinateurs, machines porteuses d’avenir, n’en restent pas moins des coquilles vides qu’il s’agit de « remplir » d’informations ; on rencontre alors une série de questionnements quant à savoir ce qu’est une information, ce que peut être sa collecte, son traitement et sa diffusion. Comparées « à l’air qu’on respire », l’importance croissante des informations impressionne : « devant la croissance vertigineuse du nombre des informations et l’importance qu’elles ont prise au niveau de la gestion et de la décision, force est de constater que malgré le développement spectaculaire de l’informatique, celle-ci est loin d’être parfaitement dominée par notre société. »2

L’information est perçue comme une sorte de liant des techniques que nous avons décrites ; elle renforce la capacité des centres de décision, elle assure l’automatisation des opérations de gestion, elle peut être mise à la disposition des agents économiques, en somme l’information assure une continuité entre les techniques. « Grâce à l’informatique, le rassemblement de ces informations dans les systèmes centraux permettra aussi bien aux agents économiques de disposer des informations individuelles non confidentielles qui leur sont utiles pour leur gestion que d’obtenir des informations agrégées de nature à optimiser les décisions « lourdes » qu’ils sont appelés à prendre. »3

L’information, par la nécessité qu’elle crée auprès des agents économiques et des politiques, est perçue comme le nouvel élément- clef par lequel il sera possible de travailler plus encore la décentralisation, et ce par son lien direct avec la décision.

L’information et la décision sont ainsi un couple au travail dans la prospective de l’aménagement du territoire. L’informatique et les télécommunications sont les moyens grâce auxquels ce système fonctionne. Ces éléments ont cette force d’être des signes capables de recevoir les projections extérieures d’un système et de s’y nouer.

1 L’introduction de Eléments pour un schéma directeur de l’informatique a pour titre : « L’information et

l’informatique. », op. cit., p. 18.

2 Travaux et recherche de prospective, Schéma général d’aménagement de la France, Eléments pour un schéma

directeur de l’informatique, op. cit., p. 19.

L’information est pensée en amont de la décision, au stade de la conception. L’idée est de ne pas avoir à subir une masse de données qui paralyserait le décideur. L’informatique, avec les méthodes de calculs qu’elle offre, est appelée à la rescousse pour le tri et la gestion des informations ; les télécommunications, dont on promet alors le développement, permettront la diffusion d’informations utiles et nécessaires aux centres de décision, préalablement décentralisés. Ces liaisons entre idéologies politiques et techniques révèlent les intentions des instances de pouvoir qui les manipulent. Derrière le développement économique du pays et sa répartition harmonieuse se tapissent les liens de l’Etat au territoire, qu’il gouverne et institue. La gestion des décisions, la circulation de l’information donnent à voir non seulement une conservation de la présence de l’Etat sur le territoire, mais aussi les moyens offerts par l’Etat en vue de pérenniser ses liens avec le territoire ; une façon pour les instances de pouvoir de se maintenir en tant que telles dans un espace qui leur donne tout son sens. Un Etat sans citoyen (ou sujet) n’existe pas. L’Etat, par définition, ne se constitue que par ce qu’il inclut et exclut. L’aménagement du territoire est une forme d’action qui permet à l’Etat de ne pas perdre le territoire dont il dépend. L’utilisation d’idéologies de la décision ou de l’information reste des récits dont l’Etat dépend mais qui servent en retour à alimenter (renouveler) son discours sur un territoire à reconstruire (à aménager).

L’information et la décision sont ainsi des modes capables de produire des discours différents sur des problèmes identiques. La décentralisation, en tant que projet (ou idéal) politique, est en mesure d’agréger ce discours des idées puisqu’elle est elle-même une représentation des formes de la politique. La décision, dont le primat à cette époque n’est plus à démontrer, se renforce par les discours émergents de l’information. L’information d’abord présente pour compléter et enrichir la décision va peu à peu devenir le discours dominant avec le développement des techniques de transmission et de communication. Les modes se passeraient-elles le relais ? Si oui, comment ? En réalité, nous ne notons pas le passage d’une idéologie à une autre, mais l’enchevêtrement des deux. L’information prend son sens et sa dimension par les techniques capables de la diffuser, en l’occurrence sur l’ensemble du

territoire. D’abord pressentie pour améliorer les décisions, l’information va devenir, avec le support de l’informatique et des télécommunications, une donnée incontournable par laquelle un territoire est en mesure de se développer. Car elle ne considère pas uniquement les centres

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