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CHAPITRE 1 : La parole, rapprochements, glissements et oppositions

2. Les enjeux de la parole en littérature

2.1 La parole, affirmation identitaire

rien n’est si étroitement lié à la personnalité que la langue206.

Il est temps de revenir sur la perspective expressiviste de Perrault, que je mettrai en lumière en revenant brièvement aux idées défendues par Charles Taylor dans Les sources du moi. Il partage avec ce courant d’idées — l’expressivisme — une vision qui soutient que chaque individu est un sujet créateur qui apporte au monde quelque chose de nouveau, de tout à fait personnel. Dès lors, le langage comporte une nouvelle dimension puisqu’il offre un aperçu de l’individualité du locuteur. C’est que, lorsqu’il s’exprime, ce dernier parle moins du monde extérieur que de la vision qu’il en a. D’ailleurs, Perrault dit que « parler, c’est expliquer le monde207. » Lors de l’expression, la réalité exprimée par le locuteur est modifiée par sa subjectivité. Cela fait en sorte que le processus d’énonciation participe à la modification de la réalité. Elle transforme aussi le sujet puisque son résultat lui fait prendre conscience de lui-même et participe donc au processus de création de soi.

Perrault s’inscrit donc dans une perspective expressiviste lorsqu’il écrit qu’il « ne sait rien d’un être avec lequel il n’arrive pas à communiquer208 » et qui lui reste donc toujours « étranger209 ». Il dit même que croire connaître un homme sans lui avoir parlé, c’est comme prétendre connaître un animal dont on n’a vu que des images. Pour lui, chaque individu a un mode d’expression unique qui le distingue de tous les autres.

Pierre Perrault étend sa vision expressiviste du langage à la société en général. Il croit que « le langage est le miroir des sociétés et qu’il exprime leur histoire210. » À l’intérieur même de ces sociétés, il y a aussi des sous-groupes qui se distinguent par leur langage. En effet, Perrault affirme que les hommes « se reconnaissent par le langage. Ils s’identifient. Se catégorisent211. » Ainsi, il y aurait plusieurs sociolectes dans une même langue. Par

205 Id., NII, p. 125.

206 Jack Goody, EOE, p. 287.

207 Pierre Perrault, Chroniques de terre et de mer, Radio Canada, 1963 (tiré d’Yves Lacroix, PPP, p. 163). 208 Pierre Perrault cité par le Conseil québécois pour la diffusion du cinéma, PP, p. 45.

209 Ibid., p. 12 (tiré de : Cahier du cinéma, avril 1965).

210 Pierre Perrault en entrevue avec Léo Bonneville dans EPP, p. 29. 211 Ibid.

exemple, Perrault fait référence à « cet étrange langage du commerce212 » qui sépare les Amérindiens des blancs. Lors de sa conférence à l’Université de Rimouski, il déplore le fait de ne pas parler le même « langage » que les étudiants. Cette conception du langage comme outil d’identification et de catégorisation le range du côté de l’expressivisme de Taylor. En fait, dès lors qu’il y a expression, il y a choix parmi les différents niveaux de langage et, selon Perrault, c’est à travers ces choix qu’on peut connaître un homme. Selon Goody, l’écart entre la langue écrite et orale provient du fait que l’état de la première, « s’il n’est pas exactement arbitraire, fut en grande partie fonction du pouvoir. Et c’est une difficulté qui n’apparaît sous une forme aiguë que dans le choix d’un dialecte parmi beaucoup dans le but de construire un système d’écriture213. » Ce langage, selon Perrault, n’est pas naturel puisqu’il faut nier son identité pour l’atteindre. Pour lui, « [l]e langage est l’honneur des hommes214.» Ainsi, renier le langage maternel correspond à désavouer une certaine partie de soi-même et une certaine communauté.

Pour Perrault, la langue est un héritage. Elle reflète donc non seulement la vie de l’individu, mais aussi celle de ses ancêtres. Perrault insiste d’ailleurs souvent sur le fait que sa langue est maternelle et dit qu’elle lui a été « imposée » au même titre que la couleur de ses yeux. Plus qu’un héritage familial, la langue est, pour lui, un héritage national. Par exemple, il dit sentir la rudesse et la colère séculaire d’un peuple de bûcheron lorsqu’il entend jurer ses confrères. En même temps, jurer, selon lui, ça ne s’apprend pas : « c’est viscéral, il faut avoir vécu les mouches noires et la sueur, la hache, le froid, la neige, les chevaux, le coteillage, la montagne. La misère noire215. » Comme je l’ai souligné dans l’introduction, il y a des liens forts, dans l’écriture de Perrault, entre la langue et la nature. En fait, la parole reflète la réalité du locuteur, et ce, à grande échelle. Pour cette raison, Perrault croit que les Québécois parlent un langage qu’ils ont eux-mêmes « fabriqué216 » et qui ne sera jamais achevé.

Voir la langue comme une construction inachevée n’est pas sans lien avec l’obsédante quête identitaire de Perrault. Son retour vers le réel est possible grâce aux paroles qu’il recueille un peu partout, de l’Île aux Coudres au Mouchouânipi, chez des

212 Pierre Perrault, « Du droit de regarder les autres », DPA, p. 297. 213 Jack Goody, EOE, p. 278.

214 Pierre Perrault, NII, p. 180.

215 Pierre Perrault en entrevue avec Paul Warren dans CDP, p. 115.

216 Pierre Perrault cité par Yves Lacroix, (dir.), La quête d’identité collective, Montréal, Office national du film, 1999, p. 42. Désormais désigné par le signe QIC.

hommes simples et proches de leurs origines. Souvent, ces hommes ne connaissent pas ou peu l’écriture et sont laissés de côté par les systèmes culturels et politiques. Perrault y trouve donc des paroles « authentiques » qui sont la base de ses créations identitaires et artistiques.