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CHAPITRE 2 : Donner la parole

2. De l’hétérogène

2.1 Une parole aux multiples visages

2.1.3 Donner la parole à l’Autre

Perrault donne la parole à d’autres types de personnes ou de groupes qui lui sont antipathiques. En effet, il cite beaucoup de personnages non littéraires qui sont plus ou moins à l’opposé de son idéal, bien qu’il faille spécifier qu’il s’agit d’une fraction de l’ensemble de ses citations. Ainsi, il cite des personnages historiques comme Charles Lawrence, officier britannique responsable de la déportation des Acadiens ; Henri Laborit, biologiste et philosophe du comportement animal et humain ; Lord Durham332, homme politique et administrateur colonial britannique ; etc. Ces hommes, qui ont eu une influence importante sur le Canada ou sur le colonialisme en général, Perrault les montre comme les complices de l’usurpation du territoire qu’ont vécue les Québécois. À tout le moins, ils permettent de mieux la comprendre. Perrault les cite parfois longuement pour démontrer d’où vient son point de vue et souvent pour appeler la colère du lecteur. Par exemple, dans « Lettre à mon meilleur ennemi », s’adressant à un homme fictif qui représente le colonisateur, Perrault tente de démontrer l’injustice évidente qui est à la base du pouvoir des dirigeants en citant Charles Lawrence :

Voulez-vous connaître vos motivations ? Il suffit de lire ce qu’écrivait, en octobre 1755, un certain Lawrence (connaissez-vous cet homme qui était en quelque sorte le maire Jones de son époque ?) :

Je me flatte d’espérer que l’évacuation du pays par les habitants hâtera grandement cet état de choses (soit l’établissement des colons anglais sur les terres acadiennes), parce

qu’elle nous met immédiatement en possession de grandes quantités de bonnes terres prêtes à la culture.

Voilà pour le pillage. […]

331 Ibid., p. 222.

332 Lord Durham fut bien sûr l’auteur du rapport du célèbre Rapport Durham, qui prévoyait l’assimilation rapide des Canadiens français.

Une lettre datée du 9 août 1755 est encore plus explicite à propos de ce que Lawrence lui- même nomme pieusement l’évacuation :

Nous formons actuellement le noble et grand projet de chasser de cette province les Français neutres qui ont toujours été nos ennemis secrets333.

Le choix d’un personnage au caractère aussi ingrat que Lawrence, qui ne tient absolument pas compte des conséquences que ses gestes ont sur la vie des dépossédés, sert à indigner les lecteurs. Dans ses commentaires, Perrault utilise autant la voix directe (« [v]oilà pour le pillage ») que l’ironie ( « nomme pieusement l’évacuation ») pour choquer le lecteur. Ainsi, toujours dans la « Lettre », alors qu’il raconte l’expérience humiliante au cours de laquelle un conseiller francophone de la mairie de Moncton fut obligé de prononcer le serment à la reine d’Angleterre afin d’accabler les étudiants venus demander le bilinguisme à l’hôtel de ville, Perrault n’hésite pas à en rapporter le contenu sans que l’on puisse véritablement justifier l’utilité de cette citation en étudiant la logique de ce texte

Et voici, pour votre édification, le texte de ce serment qui nous est odieux :

I do sincerely promise and swear that I will be faithful and bear thrue allegiance to Her Majesty Queen Elizabeth the Second and that I will defend her to the utmost of my power against all traitors, conspiracies or attempts whatsoever.

Qu’en dites-vous ? Or donc, si vous ne récusez pas Jones et Lawrence je suis votre ennemi334.

On remarque encore une fois l’ironie de Perrault quand il écrit : « pour votre édification ». Cette citation ne contribue pas à « l’édification » son destinataire, mais elle peut, par exemple, véritablement déranger les lecteurs indépendantistes. Plus qu’une simple évocation, une citation pareille appelle une réaction, quelle que soit l’allégeance du lecteur. Or, si on veut pousser un lecteur à l’action, il faut d’abord créer une réaction. Par ailleurs, le texte du serment crée aussi un instant quasi théâtral. En reproduisant ce texte, il recrée la scène, il fait sentir au lecteur l’humiliation subie par les Acadiens. Pour Perreault, c’est une façon de faire vivre la scène, de se situer dans le réel plutôt que de l’imiter. Il s’agit d’un type d’aparté que l’on retrouve davantage dans les récits oraux (où la théâtralité joue un grand rôle) que dans les essais conventionnels. Donner la parole à un grand éventail de personnages et de textes permet donc véritablement de s’approcher du réel.

333 Pierre Perrault, « Lettre à mon meilleur ennemi », DPA, p. 222-223. 334 Ibid., p. 223-224.

Perrault cite ainsi toutes sortes de personnages historiques, ajoutant parfois de courts commentaires ou insérant les citations dans ses propres phrases comme si ces deux propos ne faisaient qu’un. Par exemple, il écrit : « Lord Durham vous a rassuré sur ce peuple ignare, apathique et rétrograde335. » En fait, Perrault aime bien le contraste de son style avec celui de ceux qu’il cite. Pour que la dichotomie soit plus frappante, il ne les situe au mieux que très sommairement. Cela permet de parler de l’histoire sans suivre la méthode historique et en se rangeant donc davantage du côté de l’art. Perrault veut d’abord et avant tout créer des effets. C’est une façon très personnelle, un peu poétique, de faire les choses. L’art, cependant, est subordonné au message. En effet, les idées qu’il souhaite communiquer ont le haut du pavé, les actes qu’il souhaite provoquer aussi. Il ne produit pas des textes académiques, il ne se soucie même pas vraiment de citer ses sources. Il croit que la correspondance la plus exacte entre la réalité des Québécois et la littérature est vraiment primordiale. Plusieurs écrivains, tel Paul Chamberland, croient eux aussi que l’écriture doit suivre le langage de ce qu’ils appellent « le pays réel336 », un langage déficient qui reflète la vie des habitants de ce pays, puisqu’il s’agit du meilleur moyen pour réfléchir à cette situation. Il s’agit alors de repousser l’esthétisme et de prôner une écriture qui est une forme de témoignage sur le contexte québécois de leur temps, « une tentative de conciliation entre la poésie et la vie banale de tous les jours afin que cesse la “scandaleuse opposition” du rêve et de la réalité337. »