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CHAPITRE 3 : Prendre la parole

1. L’action, pas la fiction

un jour ils sortiront du récit pour enjamber les lendemains fabuleux387

La visée des écrits de Perrault est claire et est immédiatement lisible dans le titre de son recueil d’essais : il veut passer De la parole aux actes. À la fin de Gélivures, on assiste au déclenchement verbal d’une révolution qui menace depuis longtemps :

mais personne ne leur ayant fait l’éloge des fruits personne ne leur ayant enseigné la domesticité ayant mal dormi dans la chair des commissions ayant épuisé toutes les miséricordes ils en sont réduits au grand bonheur de passer aux actes388.

Passer aux actes implique donc une libération ou, plutôt, une reprise de possession. Laissons de côté la dimension politique de ce projet pour nous intéresser davantage aux

387

Pierre Perrault, GV, p. 71. 388 Ibid.

moyens envisagés, qui sont en lien avec le projet littéraire. Le titre, De la parole aux actes, indique que la parole serait une étape qui mène à l’action. Cependant, Perrault dit à plusieurs reprises être à la recherche d’une parole qui est acte389. S’agit-il de deux types de parole différents ? En quoi l’écriture et la littérature les influencent-t-elles ?

1.1 Une parole entraînante

Perrault est très attiré par ce que J. L. Austin appelle les actes perlocutoires390. Il s’agit d’une sorte d’acte produit par le fait de dire quelque chose, c’est- à-dire que l’acte donne lieu à des effets immédiats « sur les sentiments, les pensées, les actes de l’auditoire 391 ». Pour créer ces effets, Perrault essaie de produire une parole qui pousse à l’action ; son discours, « qui n’en peut plus de ne pas passer aux actes392 », veut être l’étincelle qui allumera un grand feu de conséquences. En jouant sur la polysémie du mot « acte », Perrault compare la parole à « une scène. Une scène quelconque d’un premier acte393. » Nous avons vu plus tôt combien l’utilisation du drame était un outil très utile non seulement pour toucher, mais aussi pour faire réagir les gens. Son meilleur instrument est donc la parole et même le dialogue puisqu’il « entraîne l’homme au-delà de l’énoncé, l’engage, le bouscule. Il [l’homme] est contredit. Il veut convaincre. Bientôt le poseur de question se sent devenir interlocuteur. Il est pris à témoin. Il doit se prononcer, choisir394. » Perrault souhaite que, de cette manière, il arrive à toucher assez les gens pour les pousser à accorder leur vie avec leurs paroles, c’est-à-dire avec la langue et la culture québécoises.

Puisque les effets perlocutoires du discours restent assez difficiles à contrôler, Perrault en vient à vouloir produire un discours qui serait plutôt basé sur des actes d’illocution. Ce type d’acte se produit directement en disant. Autrement dit, lorsqu’il y a acte d’illocution, ce qui est dit équivaut à poser un acte. Les conséquences directes de ces paroles sont quant à elles les actes perlocutoires. Ainsi, connaissant les liens étroits qu’il

389 Pierre Perrault, « Discours sur la parole », DPA, p. 36.

390 J. L Austin, Quand dire c’est faire, Éditions du Seuil, Paris, 1970, p. 114. Désormais désigné par le sigle

QDF.

391 Ibid.

392 Pierre Perrault, « Lettre à mon meilleur ennemi », DPA, p. 220. 393 Pierre Perrault, « Discours sur la parole », DPA, p. 37.

établit entre identité et langage, on comprend que, pour lui, il y a une adéquation entre une langue et la vie des gens qui la parlent. Selon Perrault, la parole est un acte en ce sens qu’elle est une affirmation de soi. Elle représente l’identité individuelle et collective des gens et, par le fait même, leurs « intentions » et leurs « chimères395 ». À l’échelle de la société, elle est donc l’affirmation de la vitalité et de l’existence d’une communauté de langage. Elle peut donc être vue comme un instrument de légitimation. Le corrélat de cela signifie que la parole représente donc aussi une « façon d’être au monde396 ». En effet, à une époque où la surconscience linguistique guette tous ceux qui utilisent le langage, le choix de la langue devient alors un véritable « acte de langage ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Perrault utilise le langage des autres pour combler les lacunes de son propre rapport à la langue.

Or, la parole n’est pas une garantie de passage à l’acte. En effet, Perrault reproche aux intellectuels, notamment, de se complaire dans le discours révolutionnaire qui ne reflète cependant pas leur style de vie, davantage sécuritaire et confortable. Ils n’accomplissent donc pas d’actes illocutoires. En effet, pour ce faire, il faudrait que soient respectées certaines conditions. Les actes illocutoires, en tant qu’énonciations performatives (des énonciations visant à faire quelque chose, à produire une action), sont souvent des actes conventionnels qui doivent donc se conformer à certaines conventions variant selon les cas. Dans le cas qui nous intéresse, les actes illocutoires que souhaiterait voir Perrault requièrent que les intellectuels fassent preuve de ce qu’Austin appelle la « bonne foi ». Ainsi, ces derniers ne se contenteraient pas de paroles en l’air. Bien souvent, Perrault observe que, devant le danger, ils « dénigrent la parole pour ne pas avoir à passer aux actes397. » Néanmoins, tant qu’il y a discours, selon Perrault, il y a espoir puisque la parole est le meilleur instrument de préparation au changement. Conséquemment, il voit dans certains intellectuels ni plus ni moins que « l’amorce d’une libération398 », ce qui en dit long sur sa foi en la parole.

Ceux qui, au contraire, veulent vraiment que les choses changent doivent persuader la société par leur discours, un peu à l’image du travail des avocats devant les tribunaux. On comprend ainsi que Perrault met à profit sa formation en droit, bien qu’il ait

395 Pierre Perrault, « Lettre à mon meilleur ennemi », DPA, p. 212-213. 396 Pierre Perrault en entrevue avec Paul Warren dans CDP, p. 34. 397 Pierre Perrault en entrevue avec Léo Bonneville, EPP, p. 23. 398 Pierre Perrault, « Discours sur la parole », DPA, p. 21.

choisi de plaider devant un tout autre type de tribunal. À Rimouski, il plaide sa cause devant des étudiants perplexes venus l’entendre dans un gymnase où les murs font « rebondir399 » ses paroles sans qu’il arrive à vraiment instaurer une vraie communication. On sent, dans le récit qu’il fait de cette expérience, toute la fragilité du messager et de son message, tout le courage nécessaire et toute la difficulté de l’entreprise. « L’apprentissage de la haine » permet de comprendre pourquoi Perrault a souhaité une parole qui serait un acte en elle-même plutôt qu’un travail de persuasion. Bref, sans négliger la puissance de la parole en tant que moyen, ce qui revient à se baser sur l’acte de perlocution, il souhaitait mettre de l’avant une parole qui soit elle-même performative.

Comme nous l’avons vu au chapitre 1, Perrault a trouvé à l’Île aux Coudres une parole qu’il rattachait à l’acte : « une autre parole, celle qui fait avancer l’action ; celle qui, au lieu de raconter les exploits du père Louison [un ancien maître de pêche], tend une pêche à marsouin400. » En fait, Perrault a la conviction profonde que « [l]a langue doit être occupée par des actes, par des gestes, par des maîtrises401. » C’est donc ce type de langue qu’il a cherché à employer non seulement dans ses films, mais aussi dans son écriture. Il a découvert la puissance du langage qui, lors de la narration d’un récit par exemple, « met au monde de l’entendement l’événement le plus banal de la vie quotidienne402 ». Il s’inspire de cette parole à travers laquelle il croit d’ailleurs reconnaître la naissance d’un pays.

Perrault insiste sur la puissance de la langue maternelle, donc identitaire et féconde. Comme nous l’avons vu au chapitre 1, sa fertilité se trouve aussi dans son oralité. Dire quelque chose, c’est permettre à une idée d’exister et de se communiquer. Physiquement, nommer quelque chose, comme l’a fait Jacques Cartier, permet de fonder un territoire. L’attention particulière que Perrault accorde à ce qu’on pourrait appeler « l’art de nommer » vient du fait qu’il s’agit d’une des formes d’énonciation performative403 les plus incontestables. Nommer, tout comme prendre la parole d’ailleurs, c’est attribuer un sens.

En résumé, Perrault élabore une écriture particulière dans laquelle il essaie de produire le plus grand nombre possible d’effets illocutoires et perlocutoires. Pour ce faire, il

399 Pierre Perrault, « L’apprentissage de la haine », DPA, p. 137. 400 Pierre Perrault, « Discours sur la parole », DPA, p. 35. 401 Perrault dans Jean-Daniel Lafond, TR, 1 : 30 : 25.

402 Pierre Perrault cité par Conseil québécois pour la diffusion du cinéma, PP, p. 43.

403 Ce concept signifie un type d’énonciation visant à faire quelque chose, à produire une action. Les énonciations performatives permettent d’accomplir plusieurs types d’actes, notamment, les actes illocutoires. Cette classification a aussi été élaborée par J. L. Austin, QDF, 183 p.

utilise un langage identitaire et plusieurs procédés issus de la poésie et du théâtre, mais aussi de l’écriture polémique. Ce travail stylistique sous-entend un travail littéraire.