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Chapitre 2 L’entretien comme un couteau

2.3 L’ethos de la transfuge intellectuelle

2.3.1 Un parcours d’intellectuelle

Au moment de décrire sa trajectoire de transfuge et le rôle de l’acculturation scolaire dans sa migration sociale, Annie Ernaux fait également le récit de son accès au savoir et des obstacles économiques et culturels qui se sont dressés devant elle. Ainsi, le chapitre « Transfuge » aborde conjointement sa prise de conscience de classe et les lectures qui l’ont conduite à un engagement politique, avec la découverte, au cours de l’année 1958-1959, du marxisme, de l’existentialisme et du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir (EC, 65). Avant même que la lecture ne joue un rôle de révélateur politique, elle s’est imposée à Annie Ernaux comme « la connaissance et l’explication du monde » (EC, 75). Elle évoque l’« empreinte des livres sur [son] imaginaire, sur l’acquisition, évidemment, du langage écrit » (EC, 76) et nuance ainsi le sentiment d’effraction décrit précédemment : le langage écrit n’aurait pas entièrement été « volé » (EC, 33) aux dominants, il l’aurait en partie imprégnée grâce à la fréquentation des livres. La liste de ses lectures de l’enfance et de l’adolescence témoigne alors d’une grande diversité, de Jane Eyre de Charlotte Brontë à La nausée de Sartre en passant par Les raisins de la colère de Steinbeck. Bien que l’auteure mentionne avoir lu « sans distinction » (EC, 76), y compris de la littérature plus populaire, son survol insiste surtout sur des livres reconnus par le canon littéraire. Ils apparaissent comme des marqueurs d’une culture supérieure, à laquelle elle tente d’accéder par ses études en lettres :

Avec du recul, je me rends compte à quel point je suis immergée – comme aucune étudiante de ma connaissance ne l’était – dans ce qui, à cette époque, m’apparaît comme un autre monde, supérieur absolument, celui des essences, auquel je veux accéder moi

aussi en écrivant (même si je n’ai pas encore lu Proust – mais tout Flaubert et sa Correspondance) (EC, 78-79).

Avoir lu « tout Flaubert et sa Correspondance », mais ne pas s’être encore attaquée à Proust, traduit une avancée certaine vers le monde des lettres, dont l’aboutissement serait la lecture de la Recherche du temps perdu. Elle illustre, malgré elle, ce que Jérôme Meizoz nomme le « paradoxe du transfuge », soit la persistance du transfuge « à se référer aux instances légitimes et donc à les reconnaître, alors même qu’il en a déconstruit l’arbitraire et les effets d’illusio199 ». Le transfuge, bien placé pour voir à quel point la valeur symbolique est relative d’un milieu à l’autre et ne relève pas d’un goût absolu, se révèle souvent celui qui se fie le plus à ces instances symboliques, tels le canon littéraire ou la maison d’édition, comme points de repère entre les mondes qu’il traverse.

Passage obligé des entretiens avec un écrivain, la présentation des influences littéraires rend compte chez Annie Ernaux d’une acquisition progressive de la culture lettrée, témoin à la fois de sa migration de classe et du bagage intellectuel dont elle dispose désormais. Les embûches rencontrées, tant par la « rareté » (EC, 76) des livres que par le caractère inhospitalier de la bibliothèque d’Yvetot (EC, 77), ne sont pas sans rappeler le faible encadrement dont disposent les premières bachelières200 ou encore, la formation lacunaire de Simone de Beauvoir au cours Désir201. Même si Annie Ernaux apparaît comme une « miraculée scolaire202 », son déplacement social dans les années 1960 montre que le devenir intellectuelle ne va pas immédiatement de pair avec l’accès des femmes aux études supérieures à partir du début du XXe siècle. Son itinéraire indique que le décalage observé à la fin du XIXe siècle entre l’accès des hommes et des femmes à l’éducation n’est pas qu’une question de genre, mais est également imputable à la classe sociale. Dans certains contextes sociaux, plusieurs générations sont

199 Jérôme Meizoz, « Annie Ernaux : posture de l’auteure en sociologue », dans Thomas Hunkeler et Marc-Henry

Soulet (dir.), Annie Ernaux : Se mettre en gage pour dire le monde, Genève, MētisPresses, 2012, p. 39.

200 Nicole Mosconi, « Les femmes et les disciplines instituées », loc. cit., p. 217.

201 Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, 2011 [1958]. Elle prend conscience

lors de la préparation de sa licence en lettres à l’institut Sainte-Marie que le « niveau intellectuel [y] était beaucoup plus élevé que celui du cours Désir » (p. 228).

nécessaires avant que les femmes bénéficient de l’« ascenseur social203 » (et culturel) que représente l’école. Malgré tout, l’école apparaît pour Annie Ernaux comme le lieu de l’acculturation, à la base de sa « déchirure sociale » (EC, 27) tandis que la lecture s’incarne comme le lieu de « la connaissance et l’explication du monde » (EC, 75).

Par ailleurs, la lecture marque également son passage initial à l’écriture et du même coup, la transformation de ses connaissances en engagement intellectuel. Ses deux premières tentatives littéraires, l’une refusée en 1963 par les Éditions du Seuil (EC, 78), l’autre publiée en 1974 chez Gallimard, trouvent toutes deux leur motivation dans la lecture, bien qu’elles soient radicalement opposées par la vision de la littérature qu’elles transmettent. C’est le livre Les héritiers de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron qui l’« autoris[e] » (EC, 79) à écrire sur le « passage du monde dominé au monde dominant, par les études » (EC, 79). Par ses effets, son écriture se présente certes comme l’« intrusion, l’irruption de la vision des dominés dans la littérature » (EC, 73), mais par sa démarche, elle apparaît comme un moyen d’accéder à la connaissance. Au fil de l’entretien, Annie Ernaux cherche ainsi à définir ce qu’est l’écriture. Si elle la considère comme l’« acte politique » (EC, 57) ou le « don » (EC, 57) du transfuge, c’est parce qu’elle fait de l’écriture la « recherche et [le] dévoilement rigoureux » (EC, 73) d’expériences réelles, qui peuvent « changer » (EC, 73) le regard que les lecteurs portent sur eux-mêmes ou sur la réalité. L’acte d’écrire est perçu comme une « transsubstantiation » (EC, 103) de sa vie, car il permet une « transformation de ce qui appartient au vécu, au "moi", en quelque chose existant tout à fait en dehors de [sa] personne » (EC, 103). Or, ces deux changements, de soi-même et de l’autre, reposent sur l’idée d’une « recherche » (EC, 73, 89, 103) et ultimement, d’un « dévoilement » (EC, 73, 136) du réel. Comprise comme une démarche d’acquisition du savoir, l’écriture ne reproduit pas le réel, mais l’explore et le révèle :

Si j’avais une définition de ce qu’est l’écriture, ce serait celle-ci : découvrir en écrivant ce qu’il est impossible de découvrir par tout autre moyen, parole, voyage, spectacle, etc. Ni la réflexion seule. Découvrir quelque chose qui n’était pas là avant l’écriture (EC, 136).

203 Christian Baudelot, « Annie Ernaux, sociologue de son temps », loc. cit., p. 251. Christian Baudelot montre que

l’ascension sociale d’Annie Ernaux correspond à un effet de génération : « De fait, les chances d’accéder à l’université étaient beaucoup plus élevées au début des années soixante pour les enfants de petits commerçants que pour d’autres milieux populaires, notamment celui des ouvriers. »

Elle apparaît alors comme un double processus créateur, car elle produit à la fois un texte et de la connaissance. Or, pour une auteure, définir l’écriture vient également désigner son rôle et sa manière d’agir dans la société. Ainsi, dans le dernier chapitre du recueil, « Une façon d’exister », Annie Ernaux présente la recherche de connaissance par l’écriture comme ce qui donne un sens à son existence : « Mais c’est vrai, j’envisage l’écriture comme un moyen de connaissance, et une espèce de mission, celle pour laquelle je serais née, donc aller toujours le plus loin possible, sans savoir ce que cela signifie vraiment » (EC, 141). Son « espèce de mission » est résolument intellectuelle, non seulement parce qu’elle a trait à la connaissance, mais parce qu’elle se propose de changer le regard porté sur la réalité, en l’explorant de fond en comble. L’idée qu’elle serait « née » pour écrire peut donner l’impression d’une destinée établie de naissance, visiblement opposée au parcours du transfuge, qui par définition, déroge de son milieu de naissance. Pourtant, l’écriture, lorsqu’elle est comprise comme recherche et dévoilement du réel, apparaît davantage comme l’aboutissement d’une démarche intellectuelle et sociale, qui grâce à l’expérience, conduit Annie Ernaux à la nécessité d’écrire pour témoigner d’une réalité singulière et produire un regard différent sur le monde, passé et présent.