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Chapitre 1 Des intellectuelles parmi les intellectuels

1.2 Définir l’intellectuelle

1.2.1 Des savoirs et des professions intellectuelles

La parole intellectuelle peut-elle germer ailleurs que dans les professions et les milieux eux-mêmes intellectuels ? S’il semble que les mouvements ouvriers et les partis politiques constituent des lieux privilégiés de l’engagement dans la Cité, la plupart des ouvrages distinguent l’intellectuel du militant, en insistant sur l’appartenance préalable au monde de la culture, puisque c’est de la culture que « l’intellectuel retire sa légitimation sociale119 ». Plus

117 Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France, op. cit., p. 15. 118 Jacques Julliard et Michel Winock, Dictionnaire des intellectuels, op. cit, p. 12 .

119 Pascal Ory, « Qu'est-ce qu'un intellectuel ? » dans Pascal Ory (dir.), Dernières questions aux intellectuels : et

nuancé, Maurice Blanchot relève que ce n’est pas la profession qui fait l’intellectuel, mais sa capacité de s’en détourner, à se positionner, en retrait du politique, « comme un guetteur qui n’est là que pour veiller, se maintenir en éveil, attendre par une attention active où s’exprime moins le souci de soi-même que le souci des autres120 » :

Intellectuel ? Ce n’est pas le poète ni l’écrivain, ce n’est pas le philosophe ni l’historien, ce n’est pas le peintre ni le sculpteur, ce n’est pas le savant, fût-il enseignant. Il semble qu’on ne le soit pas tout le temps pas plus qu’on ne puisse l’être tout entier. C’est une part de nous-mêmes qui, non seulement nous détourne momentanément de notre tâche, mais nous retourne vers ce qui se fait dans le monde pour juger ou apprécier ce qui s’y fait121. Par la position en surplomb qu’il est appelé à adopter, l’intellectuel « ne se mêle pas d’agir et […] n’exerce pas de pouvoir politique122 », mais prend plutôt parti pour une pensée, sans adhésion à un parti. N’appartenant pas au monde politique, comme l’énonce Blanchot, l’intellectuel doit tout de même, d’après Ory, œuvrer au sein de milieux culturels pour trouver sa légitimité. Les prétendants à ce titre ne peuvent ainsi faire leurs classes que grâce aux professions libérales, dont ils doivent ensuite apprendre à se détourner par moment. Conformément à cette logique, l’ouvrier devrait se faire reporter ou cinéaste pour se qualifier comme intellectuel, et la militante féministe, poète ou journaliste, ou encore suspendre leurs travaux quotidiens pour se tourner vers le monde. De ces doubles emplois du temps, ils devraient retirer une notoriété telle qu’ils pourraient ensuite l’« applique[r] à l’ordre politique123 ». Même si cette juxtaposition de critères, tirés d’ouvrages distincts et parfois en désaccord, est sommaire, elle témoigne de la multiplication des contraintes qui délimitent l’intellectuel et par conséquent, de sa restriction progressive à un cercle d’élus.

Le premier geste posé par les historiens des intellectuelles consiste alors à ouvrir ce cénacle aux femmes exerçant des professions libérales jusqu’alors réservées aux hommes, parmi lesquelles figurent Jeanne Chauvin et Sophie Balachowsky-Petit, premières avocates du barreau de Paris124. Chez ces femmes, qui ont dû préparer seules le baccalauréat pour accéder à

120 Maurice Blanchot, Les intellectuels en question : ébauche d’une réflexion, Paris, Fourbis, 1996 [Première

publication dans Le débat, nº 29, mars 1984], p. 13.

121 Ibid., p. 12. 122 Ibid.

123 Jacques Julliard et Michel Winock, Dictionnaire des intellectuels français, op. cit., p. 12.

l’université125, l’obtention d’un diplôme universitaire et la pratique d’une profession intellectuelle deviennent des gestes politiques. En plus d’aller à contre-courant des normes et des lois, leurs revendications ouvrent la voie à de nouvelles générations de diplômées. Si l’accès à une éducation supérieure n’est pas un gage des intellectuelles, le récit de leur trajectoire scolaire, souvent émaillée de difficultés propres aux femmes, constitue un lieu commun de leur présentation comme intellectuelles, qu’elles le racontent elles-mêmes ou qu’il soit reconstitué par leurs biographes. Même celles qui ont étudié sans embûches appartiennent aux générations de pionnières, car l’enseignement secondaire laïc des femmes ne date que de 1880 en France126 et la préparation des femmes à certains baccalauréats, de 1902127.

L’histoire de l’accès des femmes au savoir, croisée à celle des intellectuels, permet de souligner le côté paradoxal de la faible promotion des femmes au rang d’intellectuelles. Nicole Mosconi, en s’interrogeant sur la relation de ces dernières aux disciplines instituées, remarque que non seulement l’arrivée des femmes dans l’éducation supérieure va de pair avec un « division socio-sexuée des savoirs128 », mais qu’au sein d’une même discipline, elles sont perçues davantage comme des « "transmetteuses" de savoirs129 » que des productrices d’idées nouvelles. Bien que l’interdit de certaines disciplines soit désormais levé, les étudiantes continuent de dominer le domaine des lettres et sciences humaines. Devenues majoritaires en médecine, en sciences de la nature et en droit, elles demeurent néanmoins minoritaires en mathématiques, en physique et en génie, où elles ne représentent que 28 % des effectifs des écoles françaises d’ingénieurs130. Sans connaître ces statistiques sur le monde scolaire, Pascal

125 Nicole Mosconi, « Les femmes et les disciplines instituées », dans Nicole Racine et Michel Trebitsch (dir.),

Intellectuelles : du genre en histoire des intellectuels, Bruxelles, Éditions Complexe, 2004, p. 217.

126 Ibid., p. 215. La loi Camille Sée de 1880 crée « un enseignement secondaire de jeunes filles » laïc. 127 Ibid., p. 217.

128 Ibid., p. 216. Avant l’ouverture de l’enseignement secondaire aux femmes en 1880, cette division reposait sur

le couple antagoniste « théorie-pratique » : les hommes de la bourgeoisie accédaient au savoir grâce à l’école secondaire publique qui leur était réservée, tandis que les femmes n’avaient droit qu’à l’école primaire, puis recevaient une éducation à domicile ou au couvent, orientée sur la vie domestique et conjugale. La nouvelle division, jusqu’à ce qu’en 1924 le cursus des filles soit aligné sur celui de garçons, repose sur deux programmes distincts en fonction du genre : « [Les programmes des filles] se limitent aux lettres modernes, aux langues et à l’histoire, et ne comprennent pas les disciplines qui font le prestige de l’enseignement de leurs frères : les humanités classiques, la rhétorique et la philosophie. D’autre part, les disciplines scientifiques (mathématiques et sciences de la nature) s’y trouvent réduites à la portion congrue ».

129 Ibid., p. 224.

130 Marianne Blanchard, Sophie Orange et Arnaud Pierrel, Filles + sciences = une équation insoluble ? Enquête

Ory note quant à lui que les philosophes se voient « nettement surreprésenté[s] dans la société [des intellectuels] examinée ici131 » et symétriquement, que la catégorie du « savant "classique"132 » apparaît « trop souvent négligée dans la typologie actuelle133 ». Comment est- ce possible, alors que les femmes composent la vaste majorité des diplômées en lettres et sciences humaines, qu’une minorité d’hommes parvienne tout de même à dominer l’assemblée des intellectuels ? Ce déséquilibre entre les sciences humaines et les sciences naturelles, qui ne bénéficie en rien aux femmes instruites, témoigne à la fois des défaillances d’une typologie, qui place à l’avant-scène l’homme de mots plutôt que l’homme de chiffres ou la femme de lettres, et de l’insuffisance des études et de la profession seules pour s’élever parmi les intellectuels.