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Chapitre 3 Les années d’une transfuge intellectuelle

3.2 Une ethnologie des repas de fête

3.2.1 En périphérie de l’âge adulte, ou l’enfance de la mémoire

Avec la première scène de repas, celle des « jours de fête après la guerre » (A, 22), la narration décrit la position sociale périphérique des enfants, à qui les parents parfois « oubliaient de […] répondre » (A, 22), trop préoccupés par « le temps où l’on [les enfants] n’était pas, où l’on ne sera jamais, le temps d’avant » (A, 22-23). Face au savoir commun de la Seconde Guerre mondiale, raconté par le « ils » vague des adultes, les enfants se retrouvent dans un rôle d’apprentis : même s’ils « n’écoutaient pas et se dépêchaient de quitter la table » (A, 25), « ils retenaient tout » (A, 25) et de « ce temps non vécu ils garderaient le regret tenace » (A, 25). Bien qu’ils gravitent à l’extérieur des conversations des adultes, ils deviennent le réceptacle d’une mémoire qui est à son tour transmise dans Les années. Comme le remarque Barbara Havercroft, dans la première scène de repas, « le "on" et le "nous" y ont une valeur référentielle analogue, celle du "nous" exclusif ("moi" et "eux"), renvoyant à Ernaux et à d’autres enfants de sa génération253 ». La division du discours, entre le « ils » qui parle et le « on/nous » qui écoute, participe à un « système de transmission de savoir254 » :

Les composantes de la transmission narrative – ici, les oscillations et la pluralité grammaticale – servent donc de support d’une transmission plus globale, un legs communiqué à la fois sur le plan intratextuel aux enfants destinataires et sur le plan

252 Ibid.

253 Barbara Havercroft, « L’autobiographie (im)personnelle et collective. Enjeux pronominaux de la transmission

narrative dans Les années d’Annie Ernaux », dans Frances Fortier et Andrée Mercier (dir.), La transmission

narrative : modalités du pacte romanesque contemporain, Montréal, Nota Bene, 2011, p. 137.

extratextuel aux lectrices et aux lecteurs qui reçoivent tout un ensemble de faits et d’impressions sur la France et sur le monde des années 1940 à nos jours255.

Cette mémoire n’est toutefois pas celle des événements de la guerre, mais celle de la manière de les narrer, dans un ordre figé, voire rituel, qui commence par les éléments anecdotiques chronologiques, de l’ordre des « bicyclettes et […] carrioles sur les routes à la Débâcle » (A, 23) aux « Boches en fuite traversant la Seine à Caudebec sur des chevaux crevés » (A, 23). Selon un déroulement répété maintes fois, les adultes « embray[ent] » (A, 24) avec la Première Guerre mondiale, puis « remont[ent] en des temps où eux-mêmes n’étaient pas encore, la guerre de Crimée, celle de 70 » (A, 25). « Pour finir » (A, 25), ils entonnent des chants patriotiques. C’est donc une façon de se remémorer le passé que la narration reprend, tout en exposant les zones d’ombre de cette chorégraphie mémorielle, où Pétain est jugé avec bienveillance, qualifié de « trop vieux et déjà gaga » (A, 23) et où les adultes « ne parlaient que de ce qu’ils avaient vu, qui pouvait se revivre en mangeant et en buvant » : il n’était question « ni des enfants juifs montant dans des trains pour Auschwitz, ni des morts de faim ramassés au matin dans le ghetto de Varsovie, ni des 10 000 degrés à Hiroshima » (A, 24).

Alors que les enfants deviennent adolescents, « [à] la moitié des années cinquante » (A, 59), ils se retrouvent au seuil de la vie adulte, mais « ne se sent[ent] pas encore prêts à entrer de plein droit dans la conversation générale » (A, 59). Néanmoins, certains produits qui leur étaient jusqu’alors interdits – « le vin, les liqueurs et les cigarettes blondes autorisées au dessert » (A, 59) –, les sortent de la position périphérique de l’enfance et les rapprochent de l’état d’adulte, ou comme l’énonce la narration, « marqu[ent] le début de leur intronisation dans le cercle des adultes » (A, 59). Le point de vue de la narration se déplace au moment même où le rituel des repas subit sa propre transformation. Dans les conversations, le souvenir de la guerre est moins vif, puisque même si la guerre « fini[t] par revenir sur le tapis » (A, 59), « [q]uelque chose s’en était allé avec des grands-parents décédés qui avaient connu les deux guerres, les enfants qui poussent, la reconstruction achevée des villes, le progrès et les meubles à tempérament » (A, 60). Au sein de cette énumération, le vieillissement normal des individus se couple à l’histoire spécifique des années d’après-guerre (« la reconstruction achevée des

villes ») et aux changements de la vie matérielle (« les meubles à tempérament »). Le repas de fête tient à la fois du rite, avec l’idée d’« intronisation », voire d’initiation dans un cercle, et de marqueur des changements sociaux d’une époque. L’ethos de l’ethnologue ne peut alors être compris séparément de celui de sociologue, attentive à l’amélioration de la vie matérielle, et celui d’historienne, préoccupée par la perception collective du passé256.

Toutefois, les rites ne sont pas les seuls à évoluer. Les adolescents changent de façon à non seulement progresser dans les âges de la vie, mais à se distancier de leur monde d’origine. Si au milieu des années cinquante, ils « répugn[ent] farouchement à dévoiler des goûts musicaux [que les adultes] ne pouvaient comprendre » (A, 61), la moitié des années soixante marque le déplacement social de ces adolescents devenus jeunes adultes. Le regard ethnologique, qui opère une coupe synchronique au milieu de chaque décennie, croise alors celui de l’historienne et sociologue, qui suit les parcours des individus au fil des changements de la société. Ainsi, le décalage entre les parents et leurs enfants ne se situe plus dans les goûts, mais dans une manière d’être et de concevoir l’avenir qui est désormais étrangère au reste de la famille :

[L’]on renonçait à leur parler de nous, de nos cours, veillait à ne les contredire en rien, comme si déclarer qu’on n’était pas sûr d’avoir plus tard une bonne situation, ni d’être dans l’enseignement, allait faire s’effondrer leurs croyances, leur paraître une insulte et les faire douter de nos capacités (A, 85).

Cette nécessité de ne pas décevoir correspond à ce que Gérard Mauger identifie comme l’une des deux tendances contradictoires auxquelles s’exposent les classes populaires, la « compétition257 » opposée à « l’exigence d’égalité258 » : « Aux forces centrifuges (chacun s’efforce de "s’en sortir") s’opposent des forces centripètes (quiconque tente de "s’élever" est soupçonné de prétention)259. » Mauger avance que la mère d’Annie Ernaux incarne « la volonté

256 À cet égard, deux réflexions sur la perception du passé ressurgissent : « Les souvenirs des privations de

l’Occupation et des enfances paysannes se rejoignaient dans un passé révolu. » (A, 60) et « Personne ne parlait des camps de concentration, sinon incidemment, à propos de tel ou telle ayant perdu ses parents à Buchenwald, un silence contristé suivait. C’était devenu un malheur privé » (A, 61). La première montre comment les strates mémorielles (ce qui appartient à l’enfance des grands-parents, ce qui appartient à la vie des parents, etc.) finissent par s’aplatir et se confondre dans le temps vague du passé. La seconde marque le passage d’une mémoire publique, celle des camps, à une mémoire privée, celle des victimes des camps.

257 Gérard Mauger, « Annie Ernaux, "ethnologue organique" de la migration de classe », loc. cit., p. 186. 258 Ibid.

de s’en sortir, quitte à braver l’accusation de fierté260 ». Il souligne cependant que cette volonté s’accompagne d’un « mandat d’ascension sociale par procuration confié à sa fille261 ». D’où probablement l’impossibilité pour le « on » collectif des Années d’exprimer des doutes quant à son avenir sans faire effondrer les croyances des parents. Renoncer au doute et préserver les apparences, tels sont peut-être ce qui assure la transformation d’habitudes individuelles en traditions familiales. De la même manière, lorsqu’au milieu des années soixante, « [q]uelqu’un disait à la fin du repas "encore un que les Boches n’auront pas", c’était simple citation » (A, 86), alors que dans l’immédiat après-guerre la phrase conservait encore son sens premier.