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Si l’insertion des anciens détenus constitue, après la mise en sécurité, la seconde mission de l’administration pénitentiaire, cette double mission porte en elle un premier paradoxe en ceci que le fonctionnement coercitif propre à l’institution totalitaire annihile la capacité de projection de l’individu. Car, comme le soulève Anne-Marie MARCHETTI, citant un assistant socio-éducatif du Centre National d’Observation (CNO) de Fresnes, « Il faut maintenir un

certain dynamisme sans mettre en jeu l’institution qui garde. Si le gars se projette trop dans l’avenir, il ne supportera pas le présent, sera déprimé, agressif. En fait, il faut […] qu’on permette une insertion pénitentiaire : c’est le principe de réalité et c’est quelque part très contradictoire avec la réinsertion »120. Ainsi, dans la mesure où « un détenu qui s’autogère

(relativement) est un détenu qui se libère »121, donc potentiellement dangereux, l’institution

pénitentiaire l’exhorte à se gérer le moins possible en lui faisant endurer de nombreuses pertes : celles de l’autonomie, du contrôle, de sa capacité de choix, des liens, des stimuli, des comportements du quotidien. Tout ceci entre en complète contradiction avec la responsabilisation. Comment, alors, exiger de lui qu’il soit en capacité de construire son projet de sortie, capacité qui mobilise toutes les composantes de ce qu’il a perdu en détention ?

120 MARCHETTI Anne-Marie, Perpétuités…, op. cit., p. 150 121 Ibid., p. 151

Un second paradoxe renvoie au terme même d’insertion. Le détenu doit, officiellement, se réinsérer. L’usage du préfixe « ré » présuppose deux dilemmes. Le premier est que le détenu était socialement inséré, voire intégré, avant son incarcération. C’est bien entendu le cas pour certains, qui étaient parfois totalement intégrés au corps social ; cependant, la garantie de recouvrer ce statut et cette situation n’est pas toujours effective, ce d’autant moins pour les détenus de longue peine pour lesquels les liens sociaux se sont parfois dissous sur le temps d’incarcération. Pour d’autres, cette intégration était bien ressentie comme effective, mais au sein d’un groupe social qui lui, est étiqueté comme déviant aux yeux du corps social. L’individu peut pourtant s’estimer avoir été intégré à ce groupe avant son incarcération, y avoir entretenu des liens forts, allant jusqu’à se substituer, parfois, à ceux de sa famille. Dans ce cas, on exige de lui, à sa libération, une double sortie : celle de la prison et celle de son ancien milieu. Le second dilemme est que l’univers carcéral représenterait à lui seul un lieu de désinsertion ou de non-insertion, un lieu détaché du corps social puisque, comme le souligne le président de la Cour de Cassation en mars 2000, le paradoxe du système carcéral réside en ceci qu’il a pour objet de « réinsérer une personne en la retirant de la société »122. Ajouté au phénomène de carcéralisme, le détenu se retrouve dans la nécessité de devoir mobiliser des compétences non entretenues, voire perdues, pour rengager un processus d’intégration.

Enfin, un troisième paradoxe concerne l’évolution du concept d’insertion post-carcérale. L’OIP, dans son rapport de 2011123, affirme qu’avec la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009, la notion de prévention de la récidive s’est substituée à celles d’insertion et de réinsertion :

« La Cour des comptes souligne en ce sens que “le législateur a voulu transformer la réinsertion sociale des personnes sous main de justice en une mission plus générale", mettant ainsi "la réinsertion au service de la prévention de la récidive” »124. Le défaut de récidive porte un nom : la « sortie positive ». Ainsi, la sortie devient positive à partir du moment où elle garantit la mise en sécurité de la société au regard de l’ancien détenu. Comment ce dernier peut-il alors composer avec l’injonction de sortir « positivement » non pour lui-même, pour sa

122 CANIVET, Guy, Amélioration du contrôle extérieur des établissements pénitentiaires : rapport au garde des

Sceaux, Ministre de la Justice, La Documentation française, Paris, 2000

123 OIP – Observatoire International des Prisons, Les conditions de détention en France, Rapport 2011, Ed. La Découverte, Paris, 2012

124 Cour des Comptes, Le Service public pénitentiaire : prévenir la récidive, gérer la vie carcérale, La Documentation française, Paris, 2010

reconstruction et son intégration au corps social, mais pour la garantie qu’il ne sera plus dangereux pour ce corps social ?

Ces divers paradoxes ne sont pas étrangers à la personne détenue qui appréhende sa sortie prochaine, et le conduisent souvent, à l’approche de sa libération, à une dissension entre espoir, défiance et inquiétude.

II.1. L’approche de la sortie : entre idéalisation et appréhension

Accomplir sa peine induit nécessairement, chez le détenu, l’attente de la sortie. Cette sortie est à la fois idéalisée, fantasmée, mais aussi anxiogène. Pour les très longues peines, les mois qui précèdent la sortie correspondent à un phénomène de recrudescence de transgressions pouvant conduire à un allongement de la peine, voire de suicides. GOFFMAN, dans Asiles, exprime très bien cette ambiguïté : « En dépit [...] de leur habitude de compter minutieusement

les jours qui les séparent de la sortie, les libérables se montrent très souvent anxieux à la pensée du départ et vont même parfois […] se rengager pour différer l’échéance. Cette anxiété du reclus s’exprime souvent par une question qu’il se pose à lui-même ou qu’il pose à ses amis : “Suis-je capable de me tirer d’affaire dehors ?” »125. Les mois qui précèdent la sortie

correspondent également au moment où le détenu doit se soumettre aux entretiens et expertises psychiatriques qui reviennent sur son crime, jusque-là objet de non-dits. Si ce travail sur soi et le crime est nécessaire, le fait qu’il s’exécute généralement au moment où il est demandé au détenu de se projeter dans un avenir optimiste peut être, in fine, subversif.

Brigitte HOLZKNECHT, dans son article « imaginaires d’insertion », évoque par ailleurs la place de l’imaginaire dans le processus de préparation à la sortie : « En prison, tout devient possible.

Ce qui était impensable auparavant devient imaginable aujourd’hui. Il s’agit de marquer l’avant de l’après-incarcération, de justifier le temps en prison, que cela “ait pu servir à quelque chose”. Interpeller l’homme détenu dans ses perspectives d’Homme libre, c’est alors ouvrir une large porte sur son imaginaire. Qu’importe le réalisme du projet, l’individu incarcéré devient un être désirant… »126. Cependant, l’auteure souligne que les détenus, par leur éloignement

spatial et temporel avec la société, se représentent cette dernière souvent de manière très simplifiée, et n’en perçoivent que très rarement les nuances, les dégradés, les modulations.

125 GOFFMAN Ervin, Asiles, op. cit., p. 115

126 HOLZKNECHT Brigitte, « Imaginaires d’insertion », in Revue Mana n°5, Prisons : entre oubli et réformes, LASAR, Université de Caen, 1998, p. 214

Ainsi, la réintroduction de l’individu détenu dans la société va impliquer pour lui de se confronter à une réalité dont il n’a pas anticipé toutes les dimensions. À cet éloignement spatial et temporel s’ajoute en effet une complexification de la société qui participe de ce phénomène. Car même si le détenu a continué de percevoir cette évolution sociétale durant son temps d’incarcération, il a pu également percevoir à quel point il allait être en difficulté pour l’appréhender.

II.2. La sortie, ou la divergence des réalités

Comme le souligne Brigitte HOLZKNECHT, « La sortie de prison, quelles que soient les conditions

dans lesquelles elle se réalise, peut entraîner un véritable choc pour le sortant qui se retrouve complètement anéanti et submergé par la réalité. Les capacités qu’il avait à se projeter dans l’avenir n’ouvrent pas la porte de l’agir. »127. Car force est de constater, selon l’auteure, que l’adaptation sociale de l’individu passe par sa connaissance de la réalité sociale, pour pouvoir ainsi l’appréhender et se l’approprier. Lorsque l’individu sort d’une longue peine d’incarcération, son imaginaire, qui englobe l’ensemble de ses représentations de la société, coïncide très peu avec le réel, voire entraîne une vision irrationnelle à son sujet. Il en résulte un sentiment d’impossible inclusion ; la société, devenue anxiogène, est alors désignée comme responsable de ses difficultés à s’y intégrer.

L’imaginaire d’insertion se confronte souvent, en premier lieu, à la difficulté de trouver un logement. Cette difficulté est prégnante, notamment en raison de la temporalité incertaine, qui permet rarement d’être synchrone avec la date de sortie. De plus, si le logement est souvent fantasmé durant la détention comme la recouvrance de l’autonomie et de la restauration de l’intimité, ce passage est souvent difficilement vécu, notamment par les détenus sortant de longue peine. Brigitte HOLZKNECHT en donne un aperçu des plus parlants en citant une femme ayant purgé une peine de 10 ans : « Je n’arrivais pas à ouvrir les portes de

l’appartement… J’attendais qu’une surveillante vienne ouvrir !!! J’avais l’impression de ne pas avoir le droit… C’était pareil quand le téléphone sonnait… J’ai mis du temps à réaliser que c’était bien à moi de décrocher… »128. À cette difficulté s’ajoute, pour le détenu, le fait de

devoir, parfois du jour au lendemain, réapprendre à se « débrouiller » seul : repérer les

127 HOLZKNECHT Brigitte, op. cit., p. 214 128 Ibid., p. 207

nouveaux dispositifs de l’aide sociale, en réaliser les demandes inhérentes (CMU, RSA…), remplir des formulaires, se déplacer, généralement en transports en commun, dans une ville qui lui est souvent inconnue. Il est à soulever que le choc sus-cité provoqué par la sortie est encore plus important dans les situations dites de sortie sèche, où le détenu est littéralement projeté hors les murs dans une ville inconnue, sans perspective d’emploi et avec un très faible pécule et, souvent, une unique nuit réservée auprès des services d’hébergement d’urgence.

Concernant les longues peines, Brigitte HOLZKNETCH souligne que les établissements pour peines, dont le régime est plus souple qu’en maison d’arrêt et se situe généralement dans une

« perspective de maturation progressive du processus de resocialisation, permettent une meilleure inscription des détenus dans le temps, par le suivi et l’accompagnement qui y sont proposés. »129. Si l’on peut considérer que cette souplesse de fonctionnement les expose à

une plus grande violence et les conduit à adopter des comportements excessifs de protection, il s’avère que chez ces détenus, l’inadaptation à la réalité se situe essentiellement dans la perte de repères sensoriels et spatio-temporels qui sont à se réapproprier. L’incidence des années d’enfermement, entraîne, en outre, une immaturité psycho-affective qui pousse souvent les individus à se réinscrire dans la situation qu’ils ont antérieurement connue et, parfois, à se réapproprier les mêmes traits de personnalité responsables de leur passage à l’acte criminel initial (relations passionnelles impulsives, assujettissement à l’autre…). Se pose, alors, la question du rôle de la prison et du sens de la peine, sa capacité à faire évoluer le détenu, non seulement vers un projet de réinscription sociale, mais aussi de développement personnel. Il s’agit bien, ici, de la confrontation du caractère normatif du châtiment aux études qui démontrent son inefficacité.

Ainsi, la conjonction d’une sortie souvent fantasmée, en dehors de la réalité, d’un présent privé de sens et d’un projet d’insertion souvent travaillé dans l’urgence ou peu approprié, accroît les difficultés du sortant de longue peine à s’intégrer. Et ceci est loin d’être facilité par le phénomène d’atermoiement de la peine qui le poursuit, souvent, bien après la sortie.