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La genèse de cette présente recherche a découlé de notre intention de comprendre de quelle manière la société appréhende la question de la criminalité et, par extension, de la pénalité. Le traitement spécifique de la criminalité, en France comme dans la plupart des pays occidentaux, est incarné par l’enfermement du corps coupable pour une durée proportionnelle, au regard de la Justice, à la gravité du crime commis. Mais le traitement de la criminalité est à considérer sous un prisme beaucoup plus large, marqué des représentations sociales liées à la considération du paroxysme de la déviance que représente le crime et dont le corps social pense devoir se défendre. Ces représentations sociales sur la criminalité ne sont pas sans incidence. Elles participent, d’une part, de la manière dont la société va envisager son traitement et conditionnent, d’autre part, le traitement du

« criminel » bien au-delà de la peine accomplie. Ainsi, deux logiques justificatives de la peine se juxtaposent principalement : la logique rétributive, qui consiste à faire payer le coupable pour les crimes commis, et la logique utilitariste qui vise à protéger la société par l’isolement du coupable. Néanmoins, cette dernière logique de protection, et donc de défense sociale, mérite d’être posée. Car la dualité des paradigmes de la théorie rétributive contre celle utilitariste se retrouve aussi dans le choix des modalités de défense sociale : de la volonté de protéger la société par l’isolement du coupable à celle de la réhabilitation de ce dernier en vue de sa sortie découle la dualité de la mission de l’institution pénitentiaire, incarnée par le double sujet sur lequel elle s’applique, entre la sécurisation du corps social et réinsertion des détenus. Notre première approche a donc été de saisir le degré d’adéquation de ces deux missions, avec cette question de départ : Comment l’institution pénitentiaire remplit-elle sa

mission de réinsertion auprès des personnes incarcérées en établissement pour peine ?

Afin de répondre à cette première interrogation, nous avons, en premier lieu, réalisé une revue de littérature consacrée à la question carcérale sous ses aspects historiques, sociologiques, philosophiques et législatifs. L’ensemble des travaux étudiés ont, de facto, mis en lumière plusieurs paradoxes ressortant du traitement de la criminalité qui limitent conséquemment l’intégration effective des sortants de détention, qui plus est de très longue peine. Le frein principal à cette future intégration réside dans le processus de carcéralisme,

ou les effets d’un fonctionnement pénitentiaire totalitaire, coercitif et liberticide impactant la construction identitaire des détenus et restreignant de manière significative leur autonomie par son incidence sur leurs capacités physiques, psychiques et sensorielles. Néanmoins et malgré l’effectivité de ce processus, l’administration pénitentiaire, parce que l’administration judiciaire le lui demande, enjoint les détenus à faire montre d’autonomie en vue de préparer leur projet de sortie. Du constat de ce paradoxe a découlé notre question de recherche : Dans

quelle mesure l’accompagnement à et après la sortie peut-il pallier les effets du processus de carcéralisme sur l’intégration des sortants de très longue peine ?

Afin de répondre à cette question, nous avons opté pour une investigation de notre terrain de recherche par une approche qualitative, via la méthode de l’entretien semi-directif, à destination d’anciens détenus. Nous avons complété cette approche par des entretiens auprès de différents intervenants, professionnels et bénévoles, œuvrant auprès de détenus ou d’anciens détenus de très longue peine. Le croisement des récits des anciens détenus et du regard porté sur leur accompagnement par des intervenants nous a permis de saisir dans quelle mesure la préparation et l’accompagnement à et après la sortie peut amoindrir, ou au contraire renforcer, les effets de la détention sur l’intégration des sortants de très longue peine.

En premier lieu, les éléments recueillis dans le cadre de cette analyse confirment notre hypothèse par laquelle le carcéralisme induit, chez les détenus de très longue peine, l’incorporation d’une culture de l’enfermement qui entrave leur capacité d’adaptation sociale lors de la sortie. En effet, tous ont décrit leur parcours de détention comme un espace-temps extrêmement difficile à appréhender, ponctué d’interactions sociales spécifiques auxquelles il leur a fallu s’adapter. Ce vécu polymorphe et paroxystique que représente la détention, couplé à la nécessité de s’y adapter de manière durable et récurrente, voire permanente, a induit, chez tous, une incorporation progressive de schèmes comportementaux et de séquelles physiques et psychiques entravant, à divers niveaux, leur autonomie et leur aptitude à se réinscrire dans le corps social.

L’analyse et le croisement des différents récits confirment également notre seconde hypothèse par laquelle plus l’accompagnement à la sortie est précoce, plus il s’avère efficace en termes d’intégration. Mais des éléments connexes viennent l’enrichir de la notion de progressivité contribuant à une meilleure intégration future. A contrario, notre analyse

souligne combien le manque d’anticipation de la sortie freine l’appropriation et la préparation de son projet de sortie par le détenu. En ce qui concerne le maintien des liens avec l’extérieur, considéré comme un élément nodal de la préparation à la sortie, cette présente étude ne nous a pas permis de démontrer la corrélation entre le maintien des liens familiaux et l’intégration des sortants de très longue peine, dans la mesure où ces liens étaient devenus inexistants chez la grande majorité des personnes interrogées. Un résultat de cette analyse met cependant l’emphase sur l’importance, pour les détenus, d’entretenir des liens relationnels avec l’extérieur, tout en conditionnant les effets de ces liens sur la sortie par le fait qu’ils exceptent ceux relatifs à la surveillance pénitentiaire et se rapprochent le plus possible de ceux qui composent la vie ordinaire. Il en est de même en ce qui concerne les activités d’autonomisation durant la détention, principalement incarnées par le travail, pour lesquelles les détenus ne voient un intérêt que dans leur transférabilité future à l’extérieur. Ainsi, un résultat important et inattendu de cette étude réside dans la perception, chez les détenus, de tout ce qui peut se rapprocher de la vie ordinaire, qu’il s’agisse des conditions de vie, du travail, des quartiers dit de confiance ou des interactions sociales entretenues au sein de l’enceinte carcérale, comme autant de facteurs favorisant leur intégration future dans la société civile. Il convient, en outre, de rappeler que l’emphase a régulièrement été portée sur l’inadéquation des projets de formation ou de recherche d’emploi avec les réalités de cette préparation à la sortie du fait, notamment, de leur concomitance avec le statut de détenu.

Les éléments recueillis lors des entretiens soulèvent également, pour les détenus de longue peine, la complexité de la sortie, pourtant souvent attendue et idéalisée. Un résultat de cette analyse met également en lumière combien le déclassement vécu lors de l’entrée en détention se retrouve également lors de la sortie, par la perte du statut et des liens sociaux créés et entretenus au sein de la détention. En outre, passé le choc physique, sensoriel et psychologique de la sortie, plusieurs éléments viennent majorer la difficulté de réadaptation sociale, tels que les obstacles rencontrés à l’insertion professionnelle, à l’accession au logement, à l’insertion relationnelle. Les résultats de cette analyse mettent en lumière la nécessité d’individualiser l’accompagnement à et après la sortie, au regard des difficultés intrinsèques de l’ancien détenu que peuvent constituer son capital social et culturel antérieur à la détention, mais également des difficultés extrinsèques d’atermoiement de la peine par la persistance du stigmate de la détention et les contraintes du suivi sociojudiciaire. Ces

éléments corroborent notre hypothèse selon laquelle la réadaptation sociale, par la réappropriation, voire l’apprentissage, de nouveaux codes sociaux, est une condition nécessaire à l’intégration de l’ancien détenu de très longue peine. Notre sous-hypothèse, selon laquelle le maintien de l’accompagnement après la sortie, inversement gradué dans le temps, est indispensable à la réadaptation des sortants de très longue peine, est également confirmée par cette analyse. Enfin, si l’accompagnement proposé par les services pénitentiaires d’insertion et de probation dans la recherche d’un logement et d’une activité formative ou professionnelle est indispensable, le manque de moyens alloués à ces services, comme le fait qu’ils exercent sous mandat judiciaire, soulèvent la nécessité de trouver un étayage dans le réseau associatif environnant, si tant est qu’il soit suffisamment doté, lui aussi, de moyens. Qui plus est, plusieurs éléments, émanant récits des anciens détenus comme de ceux des intervenants, convergent vers l’importance d’un accompagnement de proximité à visée de réapprentissage des gestes du quotidien et de création de liens relationnels. Ces éléments confirment notre dernière sous-hypothèse par laquelle l’approche tridimensionnelle que constituent l’emploi, le logement et la santé, bien qu’essentielle, reste insuffisante pour une intégration effective.

Au sortir de cette analyse, nous pouvons conclure que l’efficience de la mission de réinsertion allouée à l’administration pénitentiaire reste controversée, tant du point de vue des détenus que de celui des intervenants. Premièrement, car elle relève de l’injonction paradoxale, portée sur les détenus de longue peine, de s’autonomiser tout en ayant étant privés, durant des années, des possibilités de maintien ou d’amélioration des compétences psychosociales constitutives de cette autonomie. Deuxièmement, car les moyens alloués à cet accompagnement ne suffisent pas à prévenir les effets du processus de carcéralisme durant la détention, ni ne permettent de les atténuer de manière conséquente lors de la réintégration à la société civile.

Au regard de ces résultats, il conviendrait de penser une réforme profonde de l’administration pénitentiaire, œuvrant à des conditions de détention favorables à la réintégration de ceux dont elle a la charge. Également, instaurer une réadaptation plus progressive des détenus de très longue peine, par la multiplicité des aménagements de peine et leur adéquation avec la réalité de la vie ordinaire, tout comme l’adaptation des dispositifs de suivi sociojudiciaire visant l’atténuation du stigmate de la détention, s’avèrent indispensables. Enfin, il apparaît

qu’un renforcement et une meilleure coordination de l’accompagnement post-carcéral permettrait l’inscription de l’ancien détenu dans une continuité de parcours, individualisé au regard des problématiques spécifiques qu’il rencontre. Le renforcement du tissu associatif existant pourrait notablement permettre l’étayage de ce parcours coordonné. Le projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme de la Justice ambitionne de répondre en partie à ces problématiques. Néanmoins, ce projet de loi, s’il vise, dans son préambule, « à redonner

du sens à la peine, à s’assurer de son effectivité et à garantir, en toute circonstance, la dignité des personnes »166 par l’instauration de quartiers de confiance, de structures d’accompagnement à la sortie, de partenariats avec des entreprises devant se prolonger au- delà de la peine, laisse sceptiques les différents professionnels quant à l’effectivité de ces dispositifs qui n’incluent pas, là encore, d’objectifs de réinsertion relationnelle ou de réadaptation au quotidien. Par ailleurs, ce plan prévoit, en contrepartie, la construction de places de détention supplémentaires et le déploiement de la sécurisation des établissements par des dispositifs technologiques et le renforcement du personnel de surveillance.

Malgré ces éléments, il convient de relativiser les résultats de cette présente recherche. En effet, cette dernière a pour première limite d’être localisée puisqu’uniquement centrée sur le vécu de personnes anciennement détenues dans un même centre pénitentiaire et accompagnées dans leur sortie par des intervenants exerçant sur la ville où se situe ce centre pénitentiaire. Par ailleurs, cet établissement national a vocation à accueillir en majorité des détenus spécifiques, pour lesquels le poids du stigmate de la détention peut être majoré par celui de leur crime. À cela s’ajoute le suivi sociojudiciaire, souvent particulièrement renforcé pour ces détenus spécifiques. En second lieu, la taille de l’échantillon ne nous a pas permis d’atteindre le critère de saturation permettant de démontrer intégralement et de généraliser les résultats obtenus. Néanmoins, les résultats de cette recherche, s’ils mériteraient d’être confirmés à un niveau national, renvoient aux préconisations émises par le président de la Cour de Cassation en mars 2000, par lesquelles « Pour résoudre le paradoxe qui consiste à

réinsérer une personne en la retirant de la société, il n’y a d’autre solution que de rapprocher autant que possible la vie en prison des conditions de vie à l’extérieur, la société carcérale de la société civile. Le traitement du détenu doit donc être conforme aux principes fondamentaux

166 Le plan pénitentiaire, Dossier de presse présenté au Conseil des Ministres le 12 septembre 2018,

d’un État régi par la prééminence du Droit et l’objectif primordial de la garantie des droits de l’Homme. On ne peut réinsérer une personne privée de liberté qu’en la traitant comme un citoyen »167.

Ainsi, une recherche comparative avec les dispositifs expérimentaux de détention, tel qu’il en existe dans les pays du nord de l’Europe, pourrait constituer une prolongation de cette présente étude. Il pourrait également être intéressant de mener une comparaison entre les effets des aménagements de peines classiques et de ceux, encore expérimentaux, que constituent les fermes pédagogiques ou la contractualisation de l’administration pénitentiaire avec des structures associatives d’accompagnement extra-muros sur la réadaptation sociale des anciens détenus de très longue peine. Ceci afin de réfléchir à la forme la plus adaptée permettant de rompre cette quadrature du cercle dans laquelle les administrations pénitentiaires et judiciaires maintiennent les détenus. Cette quadrature du cercle nous renvoie à la conclusion de Tristes Tropiques, dans laquelle Claude LEVI-STRAUSS décrit l’incompréhension des sociétés dites primitives face à la manière dont nous excluons les individus déviants « du corps social en les tenants temporairement ou définitivement isolés,

sans contact avec l’humanité, dans des établissements destinés à cet usage » 168. Le fait que ces sociétés n’auraient « jamais conçu que le châtiment du coupable dût se traduire par une

rupture des liens sociaux »169 nous fait nécessairement nous interroger sur la manière dont nos sociétés dites modernes se révèlent au travers de l’organisation et du traitement de ce que DURKHEIM appelle le « remède »170, incarné par la peine, de ce fait social que constitue le crime.

167 CANIVET, Guy, Amélioration du contrôle extérieur des établissements pénitentiaires : rapport au garde des

Sceaux, ministre de la Justice, La Documentation française, Paris, 2000

168 LEVI-STRAUSS Claude, Tristes tropiques, Ed. Plon, coll. Terres Humaines, Paris, 1955, P. 464-465 169 Ibidem