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par Pascal Bonitzer

Dans le document Spécial IMAGES DE MARQUE (Page 78-81)

W im W enders explique (au cours d ’un entretien non enregistré) que la pérégrination sans com m encem en t ni fin de ses deux héros, Bruno et Robert, dans cette région d ’Allemagne Fédérale frontalière de l’Est (l’Est, hors-cham p innom m é, in nom m able du film), s’apparente au voyage sur place, non de la drogue, mais de la psychanalyse. Voyage infini, interminable (unendle), jalonné de rencontres, de transferts, de résistances, de deuils, et dont l'enjeu est le désir, « là où c’était, je dois advenir », quelque chose com m e ça, qui travaille les deux com pagnons de route. W im W enders explique aussi qu'il a pensé aux Deux Cavaliers, là où c’était indien, je dois devenir américain... Mais ici, nous som m es en Allemagne. Qu'est-ce qui a failli, failli être, qui les fait courir, Bruno et Robert ?

La force du film, c’est de m ain tenir assez longtemps, dans la tête des spec­

tateurs, l’interrogation. On ne sait vraim ent pas ce qui va sortir de la rencontre de ces deux hommes, dont l’un, l'h om m e au cam ion-habitation, le réparateur itinérant de salles de projection, Bruno, semble revenu de tout, et l'autre, l'in­

tellectuel mal défini et qui ressemble à Jack Nicholson, Robert, vient a p ­ parem m ent de désespérer de quelque chose (on apprendra ultérieurement que c'est un peu de ses rapports avec sa femme, de même que l'autre, c’est en général de ses rapports avec « la fem m e »).

Le récit (est-ce que c’est un récit ?) errant, dérivant, a lieu sur fond de perte.

Ce qui anim e Bruno et Robert, ce qui les unit dans la Wanderlust est une perte, pas le deuil de quelque chose qui serait derrière eux (par exemple, une femme, m êm e si le « deuil de la fem m e » baigne le film, voir l’épisode de l’h o m m e en pleurs), mais une perte continuée, dont leur pérégrination sans fin est à la fois l’image et la production réelle. Ils perdent : au début, l'un le souvenir de son rêve — un rêve idiot — , l’autre sa voiture. Puis ça s'inscrit plus directem ent dans leur corps, avec leur corps : on voit l’un chier, l’autre vomir.

A u fi l du temps. 79 Il faut peut-être s'attarder un peu là-dessus, parce que c'est tout à fait significatif du style et, com m e on dit, de la dém arche de W im Wenders, ou, com m e on dit encore, de son écriture. C ’est significatif, en tout cas, du m ouvem ent du film et de ce qui est dem andé aux spectateurs d anscc qui s'ins­

crit sur l'écran. C'est dans des scènes com m e celle-là (celle, en l'occurrence, de la défécation filmée du personnage Bruno et de l'acteur Rudiger Vogler) que pointe ladite spécificité du cinéma, soit le désir du spectateur (double sens). Il faudrait savoir, en général, pourquoi la m erde hante à ce point le cinéma (il y a eu, autrefois, un texte là-dessus dans les Cahiers : « Figuratif, matériel, excrémentiel », de Pierre Baudry, n° 236-237). Cela doit tenir à la structure de l’appareil, à la façon dont il capte et représente le c o rp s: corps immatériel, corps glorieux, corps de lumière toujours menacé de s'évanouir sans traces, sans mémoire pour l'œil, corps sans épaisseur, sans poids ni odeur, et qu'il c o n ­ vient, pour en accréditer la réalité, de surcharger de signes visuels de « cor- poréité ». soit dans le sens du « b a s » (sang, sueur et souillures diverses), soit dans le sens du « haut » (éclat et statufication des stars), de l’or à la merde. Ce qui a changé récem m ent dans le cinéma à cet égard, dans une partie du cinéma au moins, c’est qu'on ne se contente plus des signes, du semblant, du maquillage, du soft ; il y faut du réel, du hard (on trouve aussi dans le théâtre, ou du côté de la peinture, ici et là, des exigences du m êm e ordre). Qu'on y aille du corps, pour p arap hraser Oudart. Q u ’il se passe réellement quelque chose, transversalem ent à la surface de représentation, que ça fasse n œ ud entre ce qui se trouve représenté (l’imaginaire), joué (le réel) et mis en scène (le symbolique).

Ce qui fait nœud, ce qui noue le film, est quelque chose qui vient du corps, un objet tombé du corps. Ce sera par exemple la production de ce long, sombre et étrangem ent inquiétant étron, filmée sim plem ent et qui fait com m e un trou dans le film, subvertit la narration, provoque les spectateurs, les provoque pourquoi ? et à quoi ?

Il s’agit du cinéma. Il y va du cinéma : c'est le sujet et le point de départ (comm e d'arrivée) du film, film de cinéphile s’il en fut. Le voyage de Bruno et Robert est aussi un voyage dans ce qui reste du ciném a en Allemagne : Au fil du temps s'ouvre et se ferme sur une in terv iew .d e petit exploitant, aux c o n ­ clusions désespérées : le ciném a est mort, autant ne plus passer de films étant donné ceux q u ’on nous propose... L’image de Lang, semblable à un faire-part de deuil, traverse Au fil du temps, revient à trois reprises. Le ciném a que nous avons aimé, le ciném a des cinémathèques est m ort, remplacé par des produits insipides, par l'industrie du p orn o : à nous de trouver du nouveau. Ainsi de la très belle séquence où Bruno et Robert improvisent, à l’aide d ’une échelle et d’une corde, derrière l’écran, pour une salle de petites filles, un spectacle burlesque d ’om bres chinoises.’Pour trouver du nouveau, c'est toujours au corps que l’on revient s'adresser.

Lorsque Vogler chie, il chie l'ancien ciném a, le ciném a actuel, celui q u ’il faut quitter, il s'en sépare m étaphoriquem ent sous forme d’étron. Mais aussi il chie le nouveau cinéma, il le produit littéralement sous la m êm e forme, « ceci est m on corps ». Il ne s'agit nullement de choquer, d'en mettre plein la vue aux spectateurs, de leur faire le coup de « j ’ose tout m o ntrer », m ais de les rendre tém oin de quelque chose com m e une ascèse, la rigueur et la tension d'une expérience, dont le corps des acteurs auprès de la cam éra se porte garan t (dans un tout autre style et selon d ’autres préoccupations, il y a de cela aussi dans L'Empire des sens d ’Oshima). W im W enders, c’est évident, est un moraliste (« ... la pulsion anale est le dom aine de l'oblativité, du don et du cadeau. Là où on est pris de court, là où on ne peut, en raison du manque, donner ce qui est à donner, on a toujours la ressource de do n n er autre chose. C ’est pourquoi, dans sa morale, l’h o m m e s'inscrit au niveau anal. Et c’est vrai tout spécialement du matérialiste », Lacan. Le Séminaire, livre XI, p. 96).

Le risque serait alors de tom ber, de l’exigence m orale qui est laconique, dans le discours m oralisant qui est bavard. C ’est un risque que n'a peut-être pas évité W im Wenders. Je ne suis en ce sens pas tou t à fait d ’accord avec Jacques G ra n t qui, dans Cinéma 76 (n° 210), posant que le cinéma de W im W enders

Critiques.

n’est pas bavard, cite à l’appui la séquence où Robert vient rendre visite à son père dans l’imprimerie de celui-ci. Ce n'est pas parce que Robert, com m e le note justem ent G rant, ne dit rien là où il devrait parler, que cette séquence n’est pas bavarde : il y a des silences bavards et c'est à mon avis la faiblesse de la seconde partie du film.

La première partie est laconique et gestuelle ; il s'agit d'inventer, de tracer, de jouer, d'ouvrir l'espace, table rase du passé ; occuper des lieux plus ou moins désaffectés, salles de cinéma, chantiers, villages... Et W im W enders le fait avec une rigueur et un sens des lieux (où la photo de Müller et Schàffer a sa part) a d ­ mirables. Puis tout se passe ensuite com m e si la crainte d'un certain silence, d ’une inconsistance, gagnait le film, et q u ’il fallait enfin parler, voire discourir, sur les grandes choses de la vie : la mort, le sexe, le couple... Ça n'occupe pas toute la deuxième partie, mais de grandes poches de celle-ci, et c’est assez peu réussi : on arrive alors dans le mauvais laconisme, dans la taciturnité lourde de sens des aventuriers hollywoodiens, et dans la sublimation : je pense surtout à la séquence, vers la fin, de la cabane aux inscriptions américaines, où l'on est à la fois au plus près et au plus loin d'un simple coït entre les deux hommes, d ’une situation crûm ent pédérastique. On en est au plus près parce que, dans cette étroite cabane où échouent les deux hom m es, l'homosexualité latente qui baigne le film, et dont W im Wenders n'a pas pu ne pas être conscient, arrive à un point de saturation qui oblige à penser à un passage à l'acte (on a vu que l’un des principes de mise en scène du film était de tourner autour de l'impos­

sible du passage à l'acte) : la cabane, la nuit tombée, et les voilà qui c o m ­ m encent à parler de leurs rapports avec les femmes, et de leur façon de faire l'amour. « As-tu encore des désirs ? » dem ande Robert à Bruno, avec une am ère ironie, sur quoi l’autre lui casse la figure. On en est donc là... Or ces échanges, qui pourraient être très équivoques et qui d'une certaine façon le sont, tournent m alheureusem ent au dialogue philosophico-littéraire, tout e m ­ preint d'hum idité humaine, à la Delmer Daves si l'on veut ; on a alors des phrases fabriquées et à côté de la plaque, à côté du corps (dont la cam éra et l'écran en vérité témoignent), et qui sonnent com m e des dénégations : « Quand je suis dans la femme, je me sens seul..., seul jusqu’aux os » ; ou bien : « Tu dois faire l’a m o u r en gémissant com m e dans un porno mal synchronisé », etc.

L’esprit de sérieux est alors ce qui menace de bloquer le m ouvem ent du film, d’un trop-parler, du désir de dire vrai sur ce qu'il en est aujourd'hui de mon, de ton, de son désir, faire entendre sa voix là-dessus. A ce jeu, le désir peut-être et en tout cas le ciném a se venge, car ce q u ’on ne peut s'em pêcher de voir, ce sont deux hom m es qui croient parler de leur rapport sexuel (impossible) avec les femmes, alors qu'en vérité c’est de coucher ensemble qu’ils discutent.

Le problèm e que me pose le film est en ce sens un problème de ton, et plus précisément un problèm e de voix. Faut-il absolum ent parler ? Et si oui, que dire, et co m m ent le dire ? C'est devenu très difficile dans un espace désaffecté du narratif, du romanesque, du dram atique — et qui malgré tout, malgré les histoires de père, de mère et de femmes, est celui, ce désert, où opère W im Wenders, et qui fait la m odernité de son film. Mais sans doute faut-il parler. Et la difficulté est de réapprendre à parler : c’est cette difficulté qu’a voulue W im Wenders, en quoi il a raison de com parer le m ouvem ent du film à celui d ’une psychanalyse, et même si la parole tom be parfois à faux — d ’être peut-être trop écrite — le risque pris m ontre d’au tan t mieux l'enjeu du film : d ’être une épreuve, au réel, de la vérité.

Pascal BONITZER.

Mateur menteur

Dans le document Spécial IMAGES DE MARQUE (Page 78-81)

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