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Les outils de l‘État national

Dans le document L'entreprise et le politique (Page 74-76)

Chapitre 3 : Le défi de la mondialisation

3. Pour un encadrement politique des grandes entreprises

3.1 Les outils de l‘État national

Nous avons précédemment expliqué la décentralisation de l‘autorité publique qui s‘observe sur la scène mondiale. Cette observation ne doit pas nous induire en erreur. À l‘heure actuelle, l‘État national est l‘acteur principal de l‘arène politique. En dépit du développement de nouvelles institutions politiques, telles que les institutions métropolitaines, l‘État national est souvent le mieux placé pour s‘attaquer à différents problèmes sociaux (Turmel 2005). Dans le cas de l‘encadrement des entreprises commerciales, le droit corporatif est l‘illustration emblématique du pouvoir étatique. Le droit d‘entreprise n‘est pas une discipline étroite, privée, d‘envergure limitée : il s‘agit plutôt d‘un « puissant outil pour nos politiques publiques » (Greenfield 2010, 153, notre traduction). En somme, même face aux multinationales, l‘État national n‘est pas sans ressource.

N‘empêche, à la lumière de la mondialisation de l‘économie et de la mondialisation de problèmes sociaux tels que la paupérisation systémique, la pandémie du VIH-SIDA ou la crise écologique, le besoin d‘institutions politiques à l‘échelle mondiale est bien réel. L‘État national doit-il être dépassé? Ou, inversement, son action politique doit-elle seulement être complétée par des institutions supranationales? Deux rappels historiques nous forcent à prendre un peu de recul pour répondre à ces questions. La transition de l‘économie nationale à l‘économie globale nous place effectivement dans une zone de turbulence où s‘opère progressivement une réorganisation des structures politico- économiques. Or, le même type de turbulence s‘est produit dans la transition du système féodal à l‘État moderne (Kobrin 1998) ainsi que dans la transition de l‘économie rurale à l‘économie industrielle urbaine (Scherer, Palazzo, et Matten 2009, 333–334). Dans ce deuxième cas, les turbulences de l‘époque donnaient entière liberté et impunité aux « barons de l‘industrie » (« robber baron ») qui agissaient en marge des exigences légales, un peu à la manière des multinationales d‘aujourd‘hui (Scherer, Palazzo, et Matten 2009, 333). Ces exemples historiques corroborent (sans aucunement prouver) l‘idée selon laquelle l‘éclatement des normes et sphères de régulation sur la scène mondiale, pour la plupart peu contraignantes et peu légitimes, n‘est qu‘une phase intérimaire entre le système national westphalien et le renouvellement supranational des institutions politiques (Santoro 2010, 287). Il y a en effet fort à parier que la forme actuelle de l‘État national, à terme, sera

dépassée, sinon complètement renouvelée. Par contre, dans l‘avenir rapproché, il ne fait aucun doute que l‘État national est encore non seulement un acteur majeur, mais l‘acteur principal de la scène politique mondiale. C‘est pourquoi il est essentiel d‘examiner les outils à sa disposition si nous voulons imposer aux activités commerciales des balises plus contraignantes.

Un outil disponible à l‘État et pourtant peu discuté dans la littérature est celui des politiques nationales ayant une application extraterritoriale. Dans le cas américain, deux exemples peuvent être évoqués. Le premier est celui de la US Foreign Corrupt Practices Act. Cette loi interdit à tout Américain de s‘adonner à des activités de corruption envers des agents publics, peu importe le pays où il se trouve (Sheffet 1995). Le second exemple est celui de la US Alien Torts Claims Act. Cette loi s‘applique quand une compagnie américaine est complice, à l‘étranger, de violations flagrantes des droits de l‘Homme. Si, dans le pays en question, il n‘y a pas d‘État de droit qui soit en mesure de faire respecter les droits de l‘Homme, les victimes peuvent accuser la compagnie américaine dans une cour de justice américaine. Par exemple, en Birmanie, où sévit un régime militaire, des Birmans se sont regroupés pour accuser, dans une cour de justice américaine, une compagnie pétrolière californienne qui était complice du régime militaire en place dans la violation de certains droits de l‘Homme. Ce cas s‘est résolu en 2005 : la compagnie a décidé de dédommager les plaignants birmans avec une somme d‘argent qui n‘a pas été dévoilée publiquement (Kinley et Nolan 2008, 350). Somme toute, le principe de cette loi est d‘un grand intérêt théorique, mais n‘offre peut-être pas le mécanisme le plus fonctionnel. À ce jour, aucune cause n‘a été résolue en cour en faveur des plaignants : les causes ont été soit rejetées, soit réglées à l‘amiable (Kinley et Nolan 2008, 350).

Une autre piste intéressante est celle de l‘attribution sélective de contrats publics. Un État peut fixer certains critères en matière des droits de l‘Homme et ensuite, quand vient le temps d‘attribuer un contrat public, par exemple pour la construction d‘une infrastructure, il peut exclure toute entreprise qui ne respecterait pas ces critères à l‘étranger. Pour reprendre l‘exemple de la Birmanie et de son régime militaire, l‘État du Massachusetts aux États-Unis a décidé en 1996 qu‘il n‘attribuerait aucun contrat public à des entreprises ayant la moindre activité en Birmanie (Kinley et Nolan 2008, 356). Sans avoir la force contraignante d‘une loi, il s‘agit d‘un bon incitatif financier que peut mettre en place un État démocratique,

même si, de toute évidence, cela reste d‘une portée très limitée. Ces pistes ont beaucoup de potentiel, en particulier l‘application extraterritoriale de lois nationales. En principe, rien n‘empêche leur diversification : s‘il est possible de donner une application extraterritoriale à des normes traitant de la corruption ou de la violation des droits de l‘Homme, pourquoi ne le serait-il pas pour des normes traitant de transparence, de droits du travail, de taxation ou de contraintes environnementales? Ces suggestions pratiques, bien que fécondes, ne doivent pas faire ombrage à la nécessité de mettre en place des institutions supranationales fédératrices, fortes et démocratiques.

Dans le document L'entreprise et le politique (Page 74-76)