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La transgression des frontières institutionnelles

Dans le document L'entreprise et le politique (Page 56-58)

Chapitre 2 : Pour une perspective politique

4. Le problème de l‘interférence

4.1 La transgression des frontières institutionnelles

Pour Walzer, la réussite du libéralisme tient dans l‘art de la séparation qu‘il opère (Walzer 1997, 29–51). Cet art de la séparation permet que les institutions telles que l‘État, l‘Église, les universités et le marché restent indépendantes les unes des autres. Ces frontières favorisent une certaine « intégrité institutionnelle » (Walzer 1997, 46). Elles sont sources à la fois d‘égalité et de liberté :

Sous l‘égide de l‘art de la séparation, la liberté et l‘égalité vont de pair et se rangent en fait à une même définition : on dira d‘une société moderne, complexe et diversifiée qu‘elle est caractérisée par la liberté et l‘égalité lorsque les séparations érigées demeurent étanches et empêchent qu‘un succès remporté dans un domaine social fondamental ne vaille de ce fait dans un autre domaine, c‘est-à-dire si le pouvoir politique ne régente pas l‘Église, ni la foi religieuse l‘État, etc. (Walzer 1997, 38).

Dans cette optique, la séparation entre le politique et l‘économique en est une essentielle : la réussite d‘un individu dans la sphère marchande ne doit lui donner aucun avantage dans la sphère politique. Bien entendu, la situation actuelle est tout autre, car la sphère politique ne parvient guère à rester étanche au pouvoir économique. « [U]ne richesse extrême, de même que la propriété ou le contrôle des forces de production, se transforme aisément en pouvoir, au sens le plus strict du terme : le capital fait ainsi régulièrement appel, et avec succès, au pouvoir de coercition de l‘État. » (Walzer 1997, 40). Walzer affirme que le succès économique déborde aussi sur les autres institutions sociales – les universités par exemple – et se transforme subrepticement en « pouvoir, privilège et position » (Walzer 1997, 41). Ainsi, pour que le paradigme libéral remplisse ses promesses, la tâche qu‘il nous reste à accomplir est la « relégation du marché dans son propre espace » (Walzer 1997, 42). Le sens de cette lutte n‘est pas donné d‘avance, puisque nous pouvons très bien imaginer une société dont le pouvoir de l‘État se serait étendu au point de contrôler l‘ensemble des activités commerciales et d‘empêcher toute forme de libre marché. Dans ce contexte, la tâche à accomplir serait de redonner une certaine indépendance au marché à l‘égard des institutions politiques (Walzer 1997, 42). Mais dans le contexte qui est le nôtre, quelle devrait être la marche à suivre pour redonner au politique son indépendance

institutionnelle, confiner la sphère économique à l‘espace qui est le sien et ainsi résoudre le problème de l‘interférence? Walzer opte pour la démocratie industrielle (Walzer 1997, 41), option que nous avons rejetée au chapitre précédent. Avant de développer notre solution, précisons en quoi la présence du pouvoir économique dans la sphère politique pose problème.

Les dirigeants d‘entreprise voient leurs actions de lobbying et autres techniques d‘influence comme des moyens légitimes de remplir leur tâche, c‘est-à-dire faire prospérer la firme. Ils diront qu‘ils le font dans le but de promouvoir l‘intérêt de leurs employés, fournisseurs, consommateurs et actionnaires. Le problème est le suivant : « lorsqu‘une entreprise cherche à influencer la gestion des affaires publiques par des actions politiques, elle s‘engage sur la scène publique et les objectifs appropriés pour l‘activité commerciale du secteur privé ne sont plus adéquats. » (Weber 1997, 73, notre traduction). Cela fait écho à la distinction faite précédemment entre la rationalité privée des agents économiques et l‘impartialité exigée des agents politiques. L‘objectif de l‘un est privé, l‘autre public. Mais le problème de l‘interférence n‘émerge pas simplement de cette différence d‘objectif : il émerge surtout de la différence de moyens.

Tandis que le mode relationnel de la scène politique est médiatisé par l‘échange d‘arguments (comme en témoigne l‘idée habermassienne selon laquelle la seule force acceptable dans le débat public est la force du meilleur argument), le mode relationnel de la sphère marchande est médiatisé par l‘échange monétaire. Importer le médium de l‘argent dans une sphère qui n‘est pas la sienne met à mal un des principes fondamentaux de la sphère politique, celui de l‘égalité de participation. Ce principe ne s‘incarne pas seulement dans l‘universalité du droit de vote. L‘égalité participative exige que les voix des citoyens aient la même portée dans l‘ensemble des sphères politiques, par exemple dans les sphères informelles de délibération publique. Pour Nancy Fraser, la parité de participation requiert, entre autres choses, l‘égalité matérielle : « [i]l faut d‘abord que les ressources matérielles soient distribuées de manière à assurer aux participants l‘indépendance et la possibilité de s‘exprimer. » (2011, 54) Fraser avance que les grandes iniquités matérielles extérieures à la sphère publique seront forcément reconduites à l‘intérieur du politique. Nous nous contenterons ici d‘affirmer que l‘égalité participative devrait être protégée des disparités de pouvoir économique des individus.

L‘introduction du médium monétaire dans l‘espace politique contrevient à l‘égalité participative. Les manifestations de cette disparité sont nombreuses et deux cas particulièrement surréalistes méritent d‘être soulignés. Plusieurs lobbyistes américains tiennent à être présents aux audiences publiques du Congrès national. Or, les places accordées au public sont limitées et suivent la logique "premier arrivé, premier servi". Certains lobbyistes paient alors des milliers de dollars pour que des gens (notamment des sans-abris) fassent la file à leur place, parfois des jours à l‘avance (Sandel 2012, 21–24). Plus inquiétant encore : depuis un jugement de la Cour suprême américaine en 2010, les contributions financières des compagnies privées aux campagnes électorales sont désormais illimitées (Toobin 2012). À côté d‘un comité d‘action politique issu du secteur privé, la voix politique d‘un citoyen individuel semble presque muselée.

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