• Aucun résultat trouvé

Insuffisances des versions faibles : l‘entreprise et le politique

Dans le document L'entreprise et le politique (Page 32-37)

Chapitre 1 : Portée et limites de la théorie des parties prenantes

5. Insuffisances des versions faibles : l‘entreprise et le politique

5.1 La valeur restreinte de la TPP

Avant de s‘attaquer à l‘insuffisance de l‘approche managériale, soulignons d‘abord son mérite. Entre les lignes des écrits de Freeman, on peut déceler que le but visé n‘est pas la conceptualisation rigoureuse d‘un système. Il essaie d‘amener les managers à changer pour le mieux leurs habitudes de travail, à les rendre plus sensibles à la diversité des acteurs et interactions entourant l‘activité de l‘entreprise. Cela se voit dans son invitation au volontarisme dans son ouvrage de 1984. Dans la section The Stakeholder Philosophy : A

Plea for Voluntarism, il présente la TPP comme une solution de rechange efficace et

collaborative à la méthode traditionnelle du businessman, qui est de la jouer dure (« play hard ball », Freeman 1984, 75). Les auteurs ne font pas grand cas des nuances conceptuelles et ne semblent pas gênés à l‘idée que la TPP n‘a peut-être pas ce qu‘il faut pour être considérée comme une théorie (Freeman et al. 2010, 63). Ils voient plutôt la TPP comme un guide adapté aux managers d‘aujourd‘hui. Face à la mondialisation, aux nouvelles technologies de communication, aux régulations multiples, les managers peuvent être secoués par cette « période de turbulence », d‘où l‘importance pratique d‘un guide comme la TPP (Freeman 1984, 4). Comme pratique managériale, l‘approche par les parties prenantes peut certainement contribuer à mieux outiller les managers du 21e siècle.

Comme il s‘agit davantage d‘une pratique, les critiques théoriques n‘atteignent peut-être pas la cible. Mais ce n‘est pas si simple, car il n‘y a évidemment pas de scission nette entre théorie et pratique : l‘approche que nous défendrons est plus solide d‘un point de vue théorique et permet d‘orienter la pratique – en l‘occurrence les pratiques institutionnelles – de façon plus juste, plus efficiente et plus légitime. L‘intuition à la base de cette approche est que l‘entreprise n‘est pas une organisation autonome, isolée, comme le laisse sous- entendre une approche managériale. Elle est étroitement liée aux autres institutions

sociales, en particulier à l‘État, ce qui sera mis en lumière par une lunette d‘approche plus large. Cette lunette d‘approche sera celle de la philosophie politique. Si l‘angle économique échouait à montrer l‘inefficience de la TPP, l‘angle politique parviendra à en montrer l‘insuffisance.

5.2 Pour une perspective politique

Pour bien saisir le rôle social de l‘entreprise, il est crucial de placer l‘État et le politique au centre des schémas explicatifs et au centre des débats sur la RSE. La dimension politique de l‘entreprise ne se résume pas à sa relation aux entités politiques; par rapport à ses parties prenantes, c‘est la relation elle-même qui doit être comprise comme politique. Or, la TPP et ses critiques voient les relations entre différents acteurs comme uniquement managériales, ce qui constitue une carence majeure pour l‘élaboration d‘une théorie normative de l‘entreprise. De plus, ces approches économiques et managériales semblent complètement négliger le fait que l‘environnement institutionnel de l‘entreprise (en particulier le marché) soit en grande partie configuré par l‘État.

Comme l‘a montré l‘analyse de Henry Hansmann, tenter de renverser l‘objectif économique de l‘entreprise représente un angle d‘attaque inadéquat. La société par actions doit assumer des obligations envers certaines parties prenantes sans pour autant rejeter la primauté de son objectif économique. Toutefois, même si sa fonction est à la base économique, cette activité a une extension politique. Prenons l‘exemple de la relation qu‘entretient l‘entreprise avec ses cinq principales parties prenantes. Il nous semble contre- productif d‘analyser ces relations sur un mode uniquement managérial, alors qu‘il s‘agit de

droits qui sont réalisés par l‘entremise de la compagnie. Le droit au salaire minimum pour

les employés; le droit du consommateur d‘avoir des produits de qualités qui correspondent bel et bien à ce qui est annoncé; le droit des fournisseurs de voir respectés leurs engagements contractuels convenus avec la firme; le droit à un environnement décent pour les communautés locales; le droit de récupérer les profits de leur investissement pour les actionnaires : le langage des parties prenantes est une addition à un cadre normatif déjà

existant. La différence entre ces deux points de vue est substantielle : d‘un côté, les

revendications sont prises en charge par les leaders d‘entreprise, selon leur bonne volonté, et de l‘autre elles sont prises en charge par la société civile au moyen de l‘État

démocratique. D‘ailleurs, ce cadre normatif déjà existant représente une bien meilleure solution au problème d‘action collective qu‘essaie de régler la RSE :

Après tout, s‘il y a un solide argument moral pour qu‘une entreprise particulière doive assumer des obligations élargies envers des parties prenantes particulières, alors il y a prima facie un fort argument pour affirmer que toutes les firmes d‘une industrie devraient assumer ces obligations; et en conséquence une forte raison en faveur de la régulation de cette industrie pour s‘assurer que ces obligations soient rencontrées par toutes les firmes sur un même pied d‘égalité. (Heath et Norman 2004, 250, notre traduction, emphase originale)

Autrement dit, si nous croyons être en droit d‘imposer aux entreprises des contraintes plus exigeantes, pourquoi passer par la TPP alors qu‘un mécanisme plus efficace se trouve à notre portée? Ce mécanisme, la régulation politique, est plus efficace, car il introduit un élément de contrainte. Demander à une entreprise, par exemple, de suivre des normes environnementales plus exigeantes que ce que la loi requiert, c‘est lui demander de se donner un désavantage concurrentiel, car le coût sera réel et prévisible, tandis que la retombée (une meilleure image auprès du public) sera imprévisible et incertaine. Peu d‘entreprises s‘imposeront volontairement un tel coût et désavantage concurrentiel. La loi, universelle et contraignante, permet de résoudre ce problème d‘action collective (ou ce « dilemme du prisonnier »). Toutes les entreprises, simultanément, agiront de la même façon, c‘est-à-dire d‘une façon qui aurait été désavantageuse si menée seule, mais avantageuse si menée collectivement (environnement préservé sans désavantage concurrentiel). La loi représente le mécanisme par excellence pour résoudre les problèmes d‘action collective.

Les partisans de la TPP essaient de politiser la fonction première de l‘entreprise. Ils insistent pour que la tâche propre à toute compagnie soit la réponse aux revendications de ses parties prenantes (pour ne pas utiliser l‘oxymore de la « gestion des droits »). Mais cette argumentation, si elle semble renverser le modèle actionnarial en apparence, suit en fait une logique très libérale: on théorise la façon dont les entreprises devraient elles-mêmes garantir la bonne réalisation des droits de ses parties prenantes; on suggère qu‘elles prennent elles-mêmes l‘initiative d‘édicter la façon dont les droits de ces groupes seront réalisés. Autrement dit, la TPP propose à l‘entreprise d‘internaliser son extension politique. Il s‘agit là de « l‘idéologie de l‘autorégulation libérale » (Lipovetsky 2000, 326).

Les partisans de la TPP et de la RSE en général semblent oublier que l‘entreprise n‘a pas de légitimité démocratique, contrairement à l‘État. C‘est par l‘entremise de l‘État démocratique que nous devons garantir collectivement la bonne réalisation des droits politiques, ce qui inclut les droits rattachés à l‘activité économique des entreprises. La distinction pertinente ici se trouve entre le fait de garantir et le fait de réaliser : si l‘on prend l‘exemple du salaire, c‘est bel et bien l‘entreprise qui permet, pour ses employés, la réalisation des droits qui sont rattachés au fait d‘avoir un salaire décent. Toutefois, c‘est par l‘imposition d‘un salaire minimum que la collectivité, par l‘entremise de l‘État, garantit la réalisation de ce droit et qu‘il en garantit également l‘égalité. Il le garantit par l‘établissement et le renforcement d‘une règle universelle et contraignante : la loi. Pour en garantir l‘égalité réelle, c‘est par le même mécanisme que l‘on pourrait imposer un salaire maximal aux pdg des grandes entreprises, comme l‘ont suggéré plusieurs politiciens et hommes d‘affaires depuis que les scandales des parachutes dorés ont fait la une des médias. En somme, si l‘objectif de l‘entreprise doit rester économique, il appartient à la société civile d‘établir les règles du jeu.

Certes, la loi n‘épuise pas les questions éthiques, mais il ne faut pas précipiter les exigences. Avant de penser aux obligations qui dépassent ce que la loi demande, la RSE doit accorder une attention beaucoup plus soutenue à la loi (Néron et Norman 2008, 12– 13). Formulé de façon quelque peu provoquante, il est beaucoup plus cohérent et légitime d‘être démocrate que d‘être partisan de la RSE. La dimension politique des entreprises n‘est pas passée inaperçue : certains auteurs ont importé une notion proprement politique pour parler de RSE, soit celle de citoyenneté d‘entreprise. Partant de ces travaux, j‘adopterai dans le deuxième chapitre une approche essentiellement politique et non managériale pour repenser le rôle des grandes entreprises vis-à-vis de la question de la justice.

Dans le document L'entreprise et le politique (Page 32-37)