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Noémi T

OUSIGNANT

En 1964, les géographes Paul Pélissier et Gilles Sautter lançaient un appel à la multiplication d’études monographiques, “dans un esprit géographique impliquant l’analyse du paysage humanisé, à l’intérieur d’un espace nettement circonscrit,” qu’ils proposaient de rassembler dans un Atlas des terroirs africains (SAUTTER & PÉLISSIER 1964 : 57). À l’opposé de l’image (coloniale) d’une agriculture africaine partout pareillement transitoire, ne laissant qu’une empreinte éphémère et superficielle, cet atlas illustrerait la diversité des formes d’occupation du sol et leur capacité à aménager les territoires. Alors que la zone d’observation démographique à Niakhar suivait les frontières administratives, la forme et le périmètre du terroir étaient définis par la communauté villageoise à travers ses pratiques de distribution et d’utilisation du sol (BASSETT,BLANC- PAMARD &BOUTRAIS 2007). En mesurant et en cartographiant les parcelles, par l’étude des pratiques foncières et culturales, en enquêtant sur la taille, la structure et la dynamique des ménages, le géographe de terroir pouvait mettre en relief un paysage façonné par des techniques habiles et flexibles d’organisation sociomatérielle. C’est-à-dire que le paysage serait dévoilé en tant qu’expression de l’histoire. Plus tard, Sautter écrirait : « Notre idée de départ était de donner à l’Afrique ses archives agraires et, en même temps, de plonger de jeunes chercheurs dans le ‘vécu’ des sociétés rurales, en somme de les sensibiliser à la ‘logique paysanne » (SAUTTER 1979, cité dans BLANC-PAMARD & LERICOLLAIS (1989 : 49). C’est donc à la fois la production d’une représenta- tion finement détaillée du terrain d’étude et une expérience immersive qui étaient visées par la méthode.

Toujours en 1964, Paul Pélissier et Gilles Sautter étaient nommés au nou- veau comité technique en géographie mis en place à l’ORSTOM, faisant des études de terroir un des axes principaux de son programme de recherche (SAUTTER 1965). Sous la direction de Pélissier, Lericollais entamerait une des premières études de terroir à Sob. Lericollais s’était fait “présenter” à Niakhar par l’équipe de terrain de l’Étude du Sine-Saloum, qu’il avait accompagnée fin 1965 afin de sélectionner un village au sein du district pour lequel il y aurait une disponibilité de données démographiques. Pélissier aussi connaissait la région, pour l’avoir parcourue à la fin des années 1950 lors de son enquête comparative sur les systèmes agraires du Sénégal, et avait été particulièrement impressionné par la capacité des Sereer à supporter une population dense grâce à leur maîtrise de la fertilité et de la distribution du sol pour la culture, la jachère et le pâturage

(PÉLISSIER 1966). À Sob, Lericollais appliquerait les techniques de l’étude de terroir pour répondre à la question posée par Pélissier sur l’adaptabilité sereer, suite à l’introduction de la culture de rente de l’arachide au début du siècle, qui atteignait peut-être ses limites du fait de la densification démographique et de la modernisation de l’agriculture.

De telles questions nécessitaient un portrait détaillé et dynamique du terroir dans le temps et l’espace, associant histoire orale, généalogie et la lecture d’anciennes cartes avec la cartographie des concessions, des parcelles, et des arbres, ainsi que des enquêtes détaillées sur la rotation des cultures, leur calendrier, les règles d’accès à la terre, etc. Pourquoi Sob ? En plus d’être couvert par l’Étude du Sine-Saloum, le village avait aussi été étudié du point de vue généalogique par l’ethnologue Marguerite Dupire en octobre 1965. Il y avait également Joseph Diatte, titulaire d’un certificat d’études primaires, qui avait travaillé avec Dupire et que le Père Bouvet recommanda à Lericollais. On avait sûrement besoin d’un assistant fiable pour faire un levé topographique à l’échelle du 1/5000ème et établir des fiches détaillées pour chaque parcelle.

Ce processus révélait un paysage en pleine mutation qui, « à toutes les époques, porte la marque des techniques agricoles, du partage foncier [...] et enfin et plus subtilement il reflète la situation et des tensions socio- économiques ». Ce portrait confirmait le succès des Sereer, dans le passé, à maintenir un équilibre entre la productivité des sols et la densité démographique, mais aussi les inquiétudes de Pélissier quant à l’avenir : « L’équilibre ancestral, un moment rétabli [suite à l’introduction de l’arachide] appartient désormais au passé », écrivait Lericollais, indiquant que le terroir était maintenant “saturé” (LERICOLLAIS 1969).

Sur les traces d’André Lericollais, les études qui firent suite sur le terroir de Sob dans les dernières décennies, montrèrent à la fois la poursuite de la densification toujours plus forte de la population et l’adaptabilité toujours plus innovante de la société sereer. Si l’équilibre ancestral appartient au passé, les capacités de résilience de cette société relèvent toujours du présent (DELAUNAY

Références

BASSETT T.J., BLANC-PAMARD C., BOUTRAIS J., 2007, “Constructing Locality: The

Terroir Approach in West Africa,” Africa 77, 1, 104-129.

BLANC-PAMARD C. LERICOLLAIS A., 1989, « Abécédaire », in B. ANTHEAUME, C.

BLANC-PAMARD, J.-L. CHALÉARD, A. DUBRESSON, V. LASSAILY-JACOB, J.-Y.

MARCHAL, A.-M. PILLET-SCHWARTZ, R. POURTIER, J.-P. RAISON, O. SEVIN (éds.),

PINTON F. (coord.), Tropiques : lieux et liens : florilège offert à Paul Pelissier et Gilles Sautter,

Paris, ORSTOM, 29-54.

DELAUNAY V., ENGELI E., FRANZETTI R., GOLAY G., MOULLET A., SAUVAIN-

DUGERDIL C.,2016, « La migration temporaire des jeunes au Sénégal. Un facteur de

résilience des sociétés rurales sahéliennes ? », Afrique Contemporaine 259, 3, 75-94.

LALOU R.DELAUNAY V., 2015, « Migrations saisonnières et changement climatique en

milieu rural sénégalais : forme ou échec de l’adaptation ? », in B. SULTAN, R. LALOU,

M.A. SANNI,A.OUMAROU &M.A.SOUMARÉ (dir.), Les sociétés rurales face aux change-

ments climatiques et environnementaux en Afrique de l'Ouest, Marseille, IRD Éditions, 287-

314.

LERICOLLAIS A., 1969, “Sob, en pays Sérèr: l’évolution du terroir.” Pp. 20, multigra-

phiées. Dakar: ORSTOM.

PÉLISSIER P., 1966, Paysans du Sénégal. Les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, Saint-

Yrieix, Fabrègue, 939 p.

SAUTTER G., 1965, « Les études de terroirs », Bulletin de Liaison Sciences Humaines-

ORSTOM, 1, 76-82.

SAUTTER G.,PÉLISSIER P., 1964, «Pour un atlas des terroirs africains. Structure-type

d’une étude de terroir », L’Homme 4, 1, 56-72.

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HAPITRE

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DU SUIVI LONGITUDINAL