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L’étude du Sine-Saloum : la démographie se tourne vers l’avenir africain

L’étude démarrée fin 1962 par Pierre Cantrelle à la demande du Service de la Statistique du Sénégal émanait d’une double volonté de rupture, la première au niveau des méthodes en démographie, et la deuxième dans le gouvernement des populations. Appelé à évaluer et améliorer le système d’enregistrement de l’état civil sénégalais, tout en fournissant des séries statistiques appropriées aux besoins de la planification nationale, Cantrelle expérimenta une méthode dont la base était la répétition des passages de collecte de données 5. Le sens et la

validité du recensement initial seraient définis par un ou des retour(s) sur le terrain, et donc ancrés dans une intention prospective. Les mouvements de population enregistrés auraient lieu pendant le temps de l’observation, et non avant celui-ci comme c’était le cas de la plupart des enquêtes qui se fiaient à des questions rétrospectives posées lors d’un passage unique. Il faut cependant noter que ce temps d’observation était délimité par un financement ponctuel, et validé par l’atteinte d’un seuil de « personnes-années » donnant des taux significatifs et permettant ainsi d’évaluer la valeur des données et de la méthode. Le financement de départ ne couvrait qu’un cycle annuel complet. Cantrelle a dû prolonger son propre contrat, puis assurer une nouvelle convention entre le Ministère de la coopération française et l’ORSTOM, qui l’avait engagé en 1964, afin de compléter deux cycles annuels de plus 6.

Si l’avenir prospectif de la méthode de collecte était limité par la durée de l’étude, celui-ci s’insérait cependant dans un projet à plus long terme : celui de la planification du développement économique et social, principal outil de

5 Les objectifs de l’étude sont décrits dans CANTRELLE (1969b) et de manière plus

synthétique dans GARENNE & CANTRELLE (1991).

6 Le poste d’expert avait été publié pour une durée d’un an, avec un salaire du bureau d’assistance technique des Nations unies assuré de juillet 1962 à juin 1963. Une extension du poste d’un an, puis le recrutement de Cantrelle à l’ORSTOM, lui ont permis de continuer son travail. Le financement des travaux de terrain a aussi dû être renouvelé. Une première subvention du Fonds d’aide et de coopéra- tion (France) au Service de statistique de la République du Sénégal couvrait le premier cycle annuel complet (d’octobre 1962 à mars 1964) avec des contrôles trimestriels. Deux cycles annuels additionnels ont été assurés par une convention avec l’ORSTOM (n° 6500 348) jusqu’en janvier 1966. Ces détails sont donnés dans CANTRELLE (1969b) ; GARENNE & CANTRELLE (1991) ; CANTRELLE

gouvernement du jeune État sénégalais. Cantrelle (dans cet ouvrage) nous le rappelle : l’étude du Sine-Saloum était, à l’origine, un « projet sénégalais ». Le projet de société postcolonial avait pour principal outil la planification du développement par lequel l’État serait le chef d’orchestre d’une ambitieuse restructuration de l’économie, du (ré)aménagement du territoire et d’une mobilisation d’une nouvelle conscience citoyenne, celle du « nouvel homo senegalensis » de Senghor. Cet « homme » (sic.) serait à la fois produit et moteur du développement national (MARKOVITZ 1969). Profondément influencée par Louis-Joseph Lebret, père dominicain, directeur de recherches au CNRS et fondateur d’Économie et Humanisme, la conception d’un développement qui se voulait intégral, inclusif à l’échelle nationale ainsi qu’arrimé aux valeurs et potentialités « locales », demandait une intensification de l’investigation des réalités sociales dans leurs dimensions économiques, biologiques et agronomi- ques7. Déjà, depuis 1954, une série d’études par sondage, coordonnées par des

chercheurs de l’INSEE (Institut National de Statistiques et d’Études Économi- ques), organisme français, avait pour but d’informer la planification du développement qui orientait la politique coloniale depuis l’après-guerre (COOPER 1997). Focalisées au départ sur la démographie, ces études étaient devenues pluridisciplinaires, rassemblant des informations sur les systèmes fonciers, les pratiques agronomiques, l’économie domestique ou le statut médical et nutritionnel 8. Lebret, conseiller à l’élaboration du premier plan de

développement du Sénégal, poursuivit sur cette lancée en commandant des études de grande envergure à la CINAM (Compagnie d’Études Industrielles et d’Aménagement du Territoire), la SERESA (Société d’études et de Réalisations Économiques et Sociales dans l’Agriculture) et l’ORANA (Organisme de Recherche sur l’Alimentation et la Nutrition Africaine) (DIOUF 1997) 9. Pour

Lebret, les pratiques et priorités de développement devaient être définies sur la base d’abondantes données de terrain. Les sciences humaines et sociales étaient particulièrement visées par cette demande des planificateurs du développement

7 L’association française Économie et Humanisme prend forme autour du père Lebret, en 1941, et jouera un rôle de premier plan dans la reconstruction de la France post-guerre, privilégiant l’organisation communautaire à petite échelle et l’enquête fine des conditions sociales et d’habitat. Voir ASTIER & LAÉ (1991). Sur l’influence du Père Lebret sur la planification du développement au Sénégal, voir M. DIOUF (1997) ; BECKER, MISSÉHOUNGBÉ, & VERDIN (2007).

8 Ces études sont citées par les démographes comme l’entrée de l’Afrique franco- phone dans l’ère de la démographie moderne, voir par exemple GENDREAU

(1995 : 119) ; BLANC (1969 : 22).

Abou D. Bamba introduit la notion de « mémoire épistémique » pour expliquer l’influence sur les politiques de développement des chercheurs de l’ORSTOM ayant déjà, au moment des indépendances, accumulé du savoir et savoir-faire de terrain auprès de populations africaines (BAMBA 2010).

au Sénégal et ailleurs en Afrique, et connurent un essor à l’ORSTOM dans les années 1960 10.

La croissance rapide et la densité de la population sénégalaise préoccupaient le Père Lebret. Comme il l’exprime dans une conférence de 1958, la population était conçue par les planificateurs comme un problème spatial, lié à l’accès à la terre et sa distribution sur le territoire, plutôt qu’un problème sociobiologique demandant un contrôle de la reproduction (Lebret, in BECKER et al. 2007 : 96- 102). L’aménagement du territoire, clé de voûte de la planification, visait l’optimisation de la distribution, de l’utilisation et de la productivité des terres ; rien de moins, selon l’historien Mamadou Diouf, que la production d’une « nouvelle territorialité » (DIOUF 1997 : 299. Les interventions de l’État dans ce domaine, en plus de l’extension des services de santé et de scolarisation liée au déploiement d’un État-providence en construction, demandaient donc des statistiques démographiques fiables. C’était une des tâches mentionnées dans la description du poste que décrocherait Cantrelle. L’autre tâche qui lui a été confiée était celle d’accompagner les efforts mis en œuvre par le gouvernement pour rendre universelle la couverture du système d’état civil. La loi du 23 juin 1961 rendait obligatoire l’enregistrement de tous les citoyens. Celle-ci suivait une extension de la couverture qui avait été lente et inefficace depuis les années 1930 (GERVAIS 1996 : 116). Comme le note Gérard Noiriel à propos de l’état civil français, l’enregistrement ne sert pas qu’à produire des statistiques vitales, mais instaure aussi un « rituel civique » par lequel l’appartenance à une communauté de citoyens est affirmée et reconnue (NOIRIEL 1993) 11. En

travaillant sur l’amélioration de l’état civil, l’équipe de Cantrelle participait donc à intensifier la reconnaissance mutuelle de la population rurale et du nouvel État sénégalais.

En s’orientant vers l’avenir d’une population citoyenne élargie, planifiée et suivie « en temps réel », l’étude du Sine-Saloum tournait le dos au passé. Ce passé était avant tout celui d’une administration coloniale pour laquelle la population ne comptait, et ne devait être comptée, que partiellement. La mémoire du recensement colonial représentait pour Cantrelle et son équipe un obstacle aux effets concrets, car elle était associée dans l’esprit de la population à l’impôt et la coercition 12. Mais l’héritage colonial se manifestait aussi par des

10 On lit dans le rapport d’activités de l’ORSTOM de 1965, p. 4 : « Enfin, le développement considérable qu’ont connu les sciences humaines au cours des trois dernières années a été essentiellement motivé par la demande des États eux- mêmes. Qu’il s’agisse de sociologie, d’économie, de démographie ou de géogra- phie, les thèmes de recherche sont définis dans tous les cas en fonction des pro- grammes d’aménagement élaborés par les Services nationaux du Plan, les études de l’ORSTOM constituant ainsi une documentation de base appréciable pour les sociétés d’intervention et les bureaux d’études ». Voir aussi BAMBA (2010).

11 Voir aussi, sur la « création des identités » par l’état civil, GENDREAU (1996). 12 CANTRELLE (1965b : 6) note ainsi : « On ne prononce pas le mot recensement,

flous et des trous dans la connaissance démographique de l’Afrique. Plusieurs démographes qualifient la période avant la Deuxième Guerre mondiale en Afrique coloniale française de « préstatistique » 13. Raymond Gervais écrit : « le

système colonial accorda une prééminence certaine à l’acte de compter sur sa crédibilité méthodologique, car l’acte lui-même devint une partie intrinsèque du mode d’administration » (GERVAIS 1996 : 106-107). C’est-à-dire que « l’acte de compter », et « l’océan de chiffres » ainsi produit, s’auto-justifiaient, l’objectif principal étant « d’identifier les imposables » et non de représenter statistique- ment les réalités, incluant la structure et les dynamiques démographiques africaines. La planification, adoptée comme stratégie de développement colonial dès la veille de la Deuxième Guerre mondiale, élargit les horizons temporels et spatiaux du gouvernement des populations colonisées africaines. C’est avec l’établissement d’une Direction du Plan et de la Statistique de l’AOF en 1945, mais surtout avec les premières enquêtes démographiques par sondage en 1954, qu’on est passé, selon Gervais, du « temps comptable » à celui de la planifica- tion, et donc de la statistique et de la démographie, s’intéressant aux dynami- ques de population dans l’espace et le temps (GERVAIS 1996 : 119-122).

Pendant cette période post-guerre, on tentait également d’élargir la couver- ture de l’état civil. Une loi de 1950 rendait obligatoire la déclaration à tout individu résidant dans un périmètre de 10 km d’un centre d’état civil, touchant donc pour la première fois à la population rurale n’ayant pas de liens directs avec l’administration. On supprimait donc la distinction entre sujet et citoyen devenue inacceptable après la conférence de Brazzaville (GERVAIS 1996 : 121- 122). Mais cette loi, et encore celle de 1961, étaient hantées selon Cantrelle par les exclusions antérieures de l’état civil. À partir de 1916, l’administration coloniale ne rendait l’enregistrement obligatoire que pour les originaires des Quatre Communes (Dakar, Saint Louis, Rufisque et Gorée) bénéficiant de droits civiques. Cette obligation fut étendue à certains groupes d’intérêt particulier à l’administration coloniale en 1933 (militaires, fonctionnaires, chefs, etc.) pour « de façon sélective... accorder des droits à des membres de l’élite africaine » (GERVAIS 1996 : 116) 14. Après la guerre, la montée de la planifica-

13 Par exemple BLANC (1969 : 13) écrit : « tout au long de la période dite préstatisti-

que », c’est-à-dire jusqu’aux années 1945-1950, les objectifs (à des fins fiscales et de recrutement) et les « modalités de collecte et de rassemblement » des données démographiques « ont réduit quand elles ne l’ont pas supprimée sa signification statistique ».

Raymond Gervais et Issiaka Mandé font une lecture plus fine des logiques et de l’efficacité du recensement colonial lié à une conception mercantiliste de la popu- lation comme source de moyens et de main-d’œuvre pour la mise en valeur des colonies (GERVAIS & MANDÉ 2007).

14 Un des rapports de P. Cantrelle sur l’étude du Sine-Saloum présente aussi une histoire détaillée de l’état civil, notant que la sélectivité antérieure de l’enregistrement et la distinction entre population urbaine et rurale posent des obstacles à la couverture universelle (CANTRELLE 1966a). Voir aussi GARENNE &

tion et la timide extension de droits à la population rurale africaine (notamment suite à la suppression du code de l’indigénat) ont contribué à donner une nouvelle légitimité à l’administration coloniale face aux pressions internationales mais surtout africaines venant des milieux politiques et syndicaux (COOPER 1996). Elles s’accompagnaient d’une nouvelle quête de savoir à propos des populations à gouverner (COOPER 2004).

D’une part, l’étude du Sine-Saloum peut être située dans ce courant d’amplification et d’affinement de l’étude des populations africaines entamé dans les années 1950. Cantrelle y avait participé par une étude monographique de village qui venait en complément de la première enquête démographique par sondage en Guinée (1954-55) et en tant que membre de l’équipe pluridiscipli- naire de la Mission socio-économique du fleuve Sénégal (MISOES 1957-58). On peut même dire, à l’instar de « l’itinéraire scientifique » rédigé par ses collègues démographes à l’occasion de sa retraite, que cette participation fera naître non seulement une démographie moderne en Afrique francophone, mais aussi Cantrelle en tant que démographe (GENDREAU, LIVENAIS & VAUGELADE 1995). Il y a certes des continuités entre l’enquête MISOES et celle du Sine-Saloum dans le souci d’une démographie fine, de suivi de la mortalité infantile et de quantification des causes de décès (dont la rougeole, thème repris à Niakhar) 15. L’expertise acquise a aussi été transmise d’une étude

à l’autre par le biais des modèles de fiche de collecte et des enquêteurs du service de la statistique sénégalais (notamment Mamadou Diagne qui joua, selon Cantrelle et le sociodémographe Bernard Lacombe, un rôle essentiel dans la mise en œuvre de l’Étude du Sine-Saloum). Cette dernière étude se démarque néanmoins par une innovation méthodologique qui rompt avec le passé, notamment celui des enquêtes rétrospectives, fondé sur le recours à la mémoire des populations enquêtées, il s’agit donc d’une prise de distance à la fois d’un passé méthodologique et d’un passé mémoriel.

La méthode des passages répétés cherchait à améliorer la fidélité des don- nées en « recourant le moins possible à la mémoire des personnes interrogées » (CANTRELLE 1969a : 1). Si on demandait tout de même aux interrogés de se souvenir des mariages, décès, naissances... survenus depuis le dernier passage, celui-ci avait préalablement généré une base de vérification et de suivi (par l’enregistrement, par exemple, des grossesses déclarées ou visibles). On pourrait dire que cette méthode créait une nouvelle mémoire d’événements personnels et familiaux, une mémoire portée vers l’avenir de la recherche par des chiffres et des fiches et non puisée dans le passé du souvenir domestique. Cantrelle supposait également que « les erreurs volontaires sont sans doute très réduites par le fait que les contacts entre les enquêteurs et la population sont régulière- ment répétés» (CANTRELLE 1965c : 24). La répétition des échanges

CANTRELLE (1991).

15 Cantrelle exprime ses préoccupations dans un survol historique de la rougeole en Afrique de l’Ouest (CANTRELLE 1997).

d’information cultivait donc à la fois une vigilance technique et des relations de confiance permettant d’améliorer l’exactitude des données recueillies. Une nouvelle forme de mémoire scientifique, conservée sur les fichiers (qui sont réutilisés sur plusieurs passages), dans les registres et les bandes magnétiques, est formée à partir d’une observation répétée à intervalles réguliers (chaque trimestre pendant la première année, puis chaque année). L’exactitude de ces données est non seulement améliorée par les passages, mais aussi assurée pour des événements séparés dans le temps (par exemple, un mariage, une naissance, un sevrage, une mort, une autre naissance) pouvant ainsi alimenter l’étude très précise de dynamiques de population et de leurs déterminants. La fiabilité de la méthode a été vérifiée par Cantrelle, qui a comparé les données obtenues par son équipe à celles de l’enquête démographique de 1960-1961 qui avait eu recours à l’interrogation ponctuelle rétrospective sur un échantillon national (GARENNE & CANTRELLE 1991).

L’avenir dessiné par l’étude du Sine-Saloum n’était ni celui de la population de l’arrondissement de Niakhar (ou celle de Paos-Koto, arrondissement du Saloum partiellement couverte par l’étude), ni celui de ces lieux comme espaces de collecte de données. Les objectifs et la justification de l’étude étaient d’abord orientés vers l’avenir de la fiabilité des statistiques démographiques au service de l’État et de la planification 16. En effet, Cantrelle avait même envisagé que

son étude soit conduite sur un échantillon de population (donc dispersée dans l’espace) plutôt que sur la totalité des habitants d’une zone, mais le coût plus élevé d’une enquête par sondage, le manque de temps et la priorité donnée aux qualités de précision et de fiabilité sur celle de la représentativité consacrèrent la deuxième option (CANTRELLE 1965a : 3). Pour améliorer la représentativité des données obtenues, Cantrelle proposait qu’on utilise la méthode sur un échantillon dispersé sur un plus grand territoire. Cette extension spatiale aurait pu fournir les données de base, représentatives à l’échelle nationale, recherchées par les jeunes États africains, vouées au développement. Cantrelle alla jusqu’à proposer que l’enquête démographique nationale de 1970 serve de premier passage d’un suivi sur échantillons de grappes de villages. Il suggérait par contre que la responsabilité d’une telle stratégie « incomberait... normalement au service statistique du pays...» (Cantrelle 1969c : 7). L’autre option pour l’État, moins chère, était de poursuivre les tentatives d’amélioration de l’état civil jusqu’à ce que celui-ci atteigne « un niveau convenable pour une utilisation démographique » (Cantrelle 1969a). La méthode des passages répétés pouvait donc aussi être utile en produisant des données « idéales » dont la comparaison indiquerait l’atteinte d’un seuil de fiabilité pour les données de l’état civil.

L’étude du Sine-Saloum était donc, avant tout, une expérimentation métho- dologique. Ses conclusions traçaient pour la méthode ainsi validée deux avenirs possibles : soit d’être appliquée selon une nouvelle logique spatiale et de

16 CANTRELLE (1969a : 1) écrit : « On sait que la planification exige un certain nombre de données démographiques de base ».

représentation qui déborderait de l’arrondissement de Niakhar, donnant ainsi à celle-ci, rétrospectivement, un statut de zone pilote plutôt que de zone de suivi ; soit de signaler le moment auquel elle serait devenue obsolète comme productrice de statistiques administratives. Mais cette méthode, fondée sur la répétition du recueil de données sur la population rattachée à un espace donné, portait en elle un autre avenir possible pour Niakhar.