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siècles)

Le Maghreb n'est pas né de rien. Il monte de soubassements bien antérieurs à la colonisation. Il sort dialectiquement de la phase coloniale. Ces peuples ne

sont pas des « fils de personne ».1

L’historiographie de l’Algérie contemporaine peine à envisager des historicités

extra-coloniales. Le constat établi par Jacques Berque (1910-1995) en 1978 est toujours valable2 :

La période moderne est qualifiée de « précoloniale », raison tirée de ce que l’installation d’un pouvoir colonial y a mis fin. Mais que dire de tout ce que la colonisation n’aura jamais atteint, ou influencé qu’indirectement, ou moins encore ou pas du tout : confins et recoins géographiques, couches sociales oblitérées, comportements secrets ou marginaux ?3

Comme le reste du Maghreb, pourtant, le Mzab se construit, à la période coloniale, en rapport

à de multiples historicités4 : ses structures sociales, aussi bouleversées qu’elles soient par la

domination française, remontent aux périodes médiévales et modernes5. Lorsque dans la

1

Jacques BERQUE, Le Maghreb entre deux guerres, Paris, Seuil, 1962, p. 472.

2

Voir ce qu’en disent Isabelle GRANGAUD et M’hamed OUALDI, « Tout est-il colonial dans le Maghreb ? Ce que les travaux des historiens modernistes peuvent apporter », L’Année du Maghreb, 10, juillet 2014, p. 233‑254.

3

Jacques BERQUE, L’intérieur du Maghreb: XVe-XIXe siècle, Paris, Gallimard, 1978, p. 393.

4

R. Branche a entamé une réflexion sur la coexistence de différents régimes d’historicité en situation coloniale, à partir du cas de Palestro!: Raphaëlle BRANCHE, « ‘‘Au temps de la France’’. Identités collectives et situation coloniale en Algérie », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, N° 117-1, 21 décembre 2012, p. 199‑213.

5

Il sera question, à propos du Mzab, de « période moderne » et non de « période ottomane », dans la mesure où jamais le gouverneur représentant l’autorité des sultans ottomans à Alger ne fut souverain au Mzab. La « période moderne » y court des XVe

-XVIe

deuxième moitié du XIXe siècle la domination française s’affirme progressivement sur la région, les oulémas forment au Mzab, un groupe de statut.

Leur condition se fonde sur le monopole du magistère ibadite. Interprètes des textes sacrés et du savoir religieux, les oulémas constituent un groupe de spécialistes, dispensateurs des biens de salut. Ils forment un corps plus ou moins distinct, non seulement par leur savoir et leur fonction, mais surtout par deux éléments : des « frontières culturelles » (mode de vie,

rites de clôture) et l’appartenance à une institution particulière, la ḥalqa des ‘azzāba, une des

structures du gouvernement non étatique du Mzab. En découle un sentiment d’appartenance

collectif6. Les origines de ce groupe sont anciennes, mais peu connues. Il émerge dans les

sources sur le Mzab, aux XVIe et XVIIe siècles, parallèlement aux élites commerçantes de la

région. Il continue à compter dans l’organisation sociale et politique de la région durant la période coloniale, même si le surgissement d’une souveraineté étatique étrangère met en péril le monopole du savoir détenu par les oulémas, ainsi que le domaine d’application de la loi

sacrée (šarī‘a), deux des prérogatives majeures et des clés de l’emprise du groupe sur la

société. S’enclenche alors un processus de sécularisation7, marqué d’abord par un

affaiblissement de la tutelle des clercs sur la société, ou tout du moins sur certains de ses aspects, l’emprise coloniale se fondant aussi sur le consentement négocié des élites et la stabilisation de certaines de leurs prérogatives.

Du XVIe siècle au dernier quart du XIXe, ce chapitre assume le parti pris de la longue

durée, en deux temps. La lente émergence du Mzab et de ses oulémas ibadites est d’abord exposée, un portrait socio-économique de la région à la période moderne étant esquissé. Une

deuxième section interroge la façon dont la conquête coloniale, de 1830 à la fin du XIXe

siècle, et l’instauration des rouages de l’Etat colonial au Mzab ont marginalisé, ou non, les élites religieuses de la région.

ksours du Mzab dans un Sahara aux routes commerciales en pleine reconfiguration, à la signature d’une convention avec la France en 1853.

6

H. Touati remet en cause la définition des chorfa (en contexte maghrébin malékite) comme groupe de statut, mettant en avant la très grande variété sociale interne au groupe. Au Mzab, les oulémas connaissent aussi une grande variété de statuts sociaux, mais l’importance de la ḥalqa, structure de formation des oulémas et lieu de leur pouvoir, semble justifier l’appellation de groupe de statut. Ce chapitre a pour objet de le démontrer. Cf. Houari TOUATI, Entre Dieu et les hommes. Lettrés, saints et sorciers au Maghreb (17e siècle), Paris, EHESS, 1994, p. 247.

7

Pour un aperçu des débats complexes suscités par cette notion centrale en sociologie, cf. Danielle HERVIEU -LEGER, « Sécularisation », inDictionnaire des faits religieux, Paris, PUF, 2010, p. 1151‑1158.

I. LA LENTE EMERGENCE D’UN GROUPE DE STATUT

Pour méconnue qu’elle soit, la période médiévale, surtout du VIIe au XIIe siècle, est fondatrice

par les institutions qu’elle lègue au Mzab. Une mémoire collective existe sur la période, que les oulémas ont construite, transmise et à laquelle ils puisent leur légitimité. Le principal outil de cette transmission est un corpus mêlant chroniques, hagiographies et éléments de doctrine. Le savoir religieux ibadite et l’institution chargée de sa production et de sa transmission, la

ḥalqa des ‘azzāba, s’ancrent dans la période médiévale. Quant aux oulémas du Mzab, ils

n’apparaissent dans les sources qu’à la période moderne : ils sillonnent, comme les

commerçants, l’espace maghrébin et articulent l’Heptapole à cette échelle régionale8.

A. Récits des origines et institutions vernaculaires

L’écart est grand, entre le rareté de l’historiographie sur le Mzab médiéval et la richesse des récits véhiculés par la mémoire collective, lesquels sont structurés autour de la transmission

de l’ibadisme, à travers ses grands figures et l’institution phare qu’est la ḥalqa. La science

religieuse et les oulémas sont au cœur de ces récits.

1. La mémoire collective des origines

Les origines du Mzab et de son peuplement se perdent dans les silences d’un désert avare en

vestiges et en sources anciennes : le Mzab n’apparaît qu’à partir du XIe siècle dans les textes

ibadites, sous la forme de l’ethnonyme Maṣ‘ab9. De ce nom serait née l’appellation actuelle,

attestée au XVIIe siècle : Mzāb, ou Mīzāb. Le premier auteur non ibadite à évoquer la région

est Ibn Ḫaldūn (1332-1406). Il mentionne à plusieurs reprises le plateau pierreux et brûlant de

la ḥammāda, « désert où l’on meurt de soif »10, et intègre les Maṣāb (ou Mṣāb) à la liste des

tribus berbères Zanāta11. Léon l’Africain livre, dans le premier XVIe siècle, une description du

Mzab, « marche aux déserts de Numidia ». Le voyageur et diplomate insiste sur la prospérité

8

Bien des structures culturelles du Mzab évoquent celles retracées par H. Touati à propos du Maghreb malékite au XVIIe

siècle. H. TOUATI, Entre Dieu et les hommes..., op. cit.

9

Cf. ABU ZAKARIYYA’ AL-WARGLANI et ‘Abd al-Raḥmān AYYUB, Kitāb siyar al-a’imma wa aḫbārihā, Tunis, al-dār al-tūnisiyya li-l-našr, 1985, p. 255 ; AL-DARGINI, Kitāb ṭabaqāt al-mašā’iḫ bi-l-Maġrib, 2e

éd., s.l., s.n., s.d., vol. 2/2, p. 210 ; Cyrille AILLET, Patrice CRESSIER et Sophie GILOTTE, « Les qṣūr et l’organisation de l’espace dans le bassin de Ouargla et le Mzāb à l’époque médiévale ».

10

IBN ḪALDUN, Ta’rīḫ Ibn Ḫaldūn, Beyrouth, Dār al-fikr, 2000, vol. 7, p. 424 ; C. AILLET, P. CRESSIER et S. GILOTTE, « Les qṣūr et l’organisation de l’espace »..., op. cit.

11

IBN ḪALDUN, Ta’rīḫ Ibn Ḫaldūn..., op. cit., p. 136 ; C. AILLET, P. CRESSIER et S. GILOTTE, « Les qṣūr et l’organisation de l’espace »..., op. cit.

de ses habitants, spécialisés dans les échanges avec l’Afrique subsaharienne : intégré aux

circuits du grand commerce, le Mzab accueille des marchands d’Alger et de Bougie12.

A rebours de la rareté des sources d’époque, la mémoire collective mozabite n’est pas avare de récits sur les origines, « les traditions maghrébines privilégi[a]nt la fondation au

détriment de la durée »13. Le local y est fondé par l’intervention du lointain : comme ailleurs

au Maghreb, quelques récits narrent les pérégrinations de saints personnages venus de la

Sāqiyat al-Ḥamra’, dans le Sud marocain14. Un récit des origines propre à l’ensemble des

ibadites du Mzab est, quant à lui, structuré autour de son peuplement après deux événements à valeur traumatique ; la chute de l’imamat rustumide de Tahert (non loin de l’actuelle Tiaret), en 909, qui marque le passage de l’imamat ibadite à « un archipel de communautés plus ou

moins connectées et acéphales », puis la destruction de Wārğlān-Sedrāta (aujourd’hui,

Ouargla) par les troupes du sultan hafside Abū Zakariyā’, entre 1228 et 123015. A les en

croire, les ibadites auraient connu deux exodes successifs, du royaume de Tahert vers l’Oued

Ghir puis, de Wārğlān, vers le Mzab, mais le lien entre la destruction de Wārğlān et le

peuplement du Mzab ne peut être avéré16.

La question de l’adhésion du Mzab à l’ibadisme commence à être l’objet de travaux

historiques17. L’ibadisme s’y serait diffusé à partir de Wārğlān, oasis qui a abrité l’un des

principaux foyers culturels ibadites entre le Xe et le XIIIe siècle18. Relisant des écrits

12

LEON L’AFRICAIN, De l’Afrique, contenant la description de ce pays et la navigation des anciens capitaines portugais aux Indes orientales et occidentales, Paris, Imprimé aux frais du Gouvernement, 1830, vol. 2/4, p. 119, livre VI.

13

Sur les récits de fondation au Maghreb, cf. Jocelyne DAKHLIA, L’Oubli de la cité!: la mémoire collective à l’épreuve du lignage dans le Jérid tunisien, Paris, La Découverte, 1990, p. 101‑124.

14

Il s’agit de récits de fondations de ksar ou de lignages, et non de l’ensemble de la population ibadite de la région. Il en sera davantage question au chapitre VI.

15

C. AILLET, P. CRESSIER et S. GILOTTE, « Les qṣūr et l’organisation de l’espace »..., op. cit.

16

Cyrille AILLET, « Espaces et figures du sacré dans le bassin d’Ouargla. L’histoire d’un lieu de mémoire de l’ibāḍisme médiéval ».

17

Le Mzab à la période médiévale n’a fait l’objet pour le moment que de trois études, encore inédites : Brahim CHERIFI, Etudes d’anthropologie historique et culturelle sur le M’Zab, Thèse de doctorat, Université de Paris VIII, France, 2003 ; C. AILLET, « Espaces et figures du sacré »..., op. cit. ; C. AILLET, P. CRESSIER et S. GILOTTE, « Les qṣūr et l’organisation de l’espace »..., op. cit.

18

Pour un aperçu général de l’histoire de l’ibadisme, cf. Tadeusz LEWICKI, « Al-Ibāḍiyya », inEI2, Leiden, Brill, 1990, vol. III, p. 667‑682 ; Virginie PREVOST, Les Ibadites : de Djerba à Oman, la troisième voie de l’Islam, Turnhout, Brepols, 2010.

Sur l’histoire médiévale de l’ibadisme maghrébin, quelques ouvrages font référence : Ulrich REBSTOCK, Die Ibaditen im Magrib (2./8.-4./10. Jh.): die Geschichte einer Berberbewegung im Gewand des Islam, Berlin, K. Schwarz, 1983 ; Werner SCHWARTZ, Die Anfänge der Ibaditen in Nordafrika: der Beitrag einer islamischen Minderheit zur Ausbreitung des Islams, Wiesbaden, Verlag O. Harrassowitz, 1983 ; Gérard DANGEL, L’imamat ibadite de Tahert (761-909) : contribution à l’histoire de l’Afrique du Nord durant le haut Moyen-Age, Thèse de doctorat, Université Marc Bloch-Strasbourg, 1977 ; Ibrāhīm BAḤḤAZ, Al-dawlat al-rustumiyya 160-296 h., 777-909 m. : dirāsa fī-l-awḍā al-iqtiṣādiyya wa-l-ḥayāt al-fikriyya, Al-Qarrāra, Ǧam‘iyyat al-turāṯ, 1993.

L’histoire de l’ibadisme médiéval au Maghreb est actuellement en plein renouvellement, notamment autour de l’ANR Maghribadite, constituée et dirigée par Cyrille Aillet et nombre de publications sont en cours. Pour un

médiévaux, Cyrille Aillet montre que la pénétration de l’ibadisme aurait été favorisée par des

contacts entre les populations de Wārǧlān et les Banū Maṣʻab, tribu de berbères zénètes

intégrée à leur espace économique et religieux aux XIe et XIIe siècles19. Le peuplement, la

conversion et l’organisation en bourgs fortifiés (qṣūr)20, sont antérieurs à la destruction

légendaire de Wārǧlān-Sedrāta, ce qui contredit le récit de la fuite de Tahert au Mzab. Cette

dernière région ne serait devenue un pôle économique autonome que dans le courant du XIIIe

siècle, sans doute grâce au transfert progressif de populations ibadites venues de Wārğlān.

La mémoire collective locale, qui construit la continuité historique et assure la

transmission de l’ibadisme et de ses institutions21, accorde cependant une grande place au

thème de la destruction de Sedrāta. Il est présent dans des récits écrits dès l’époque moderne

et célébré lors de visites pieuses (ziyārāt), au Mzab et à la périphérie de Ouargla, dans les

ruines de Sedrāta22. C. Aillet fait valoir que ces récits, par-delà les ruptures dramatiques qu’ils

content, ont pour fonction d’affirmer la transmission de la légitimité politico-religieuse entre

le temps et les lieux de l’« état de manifestation (ẓuhūr) » (Mésopotamie et nord du Maghreb,

des VIIe aux Xe siècles) et ceux de l’« état de clandestinité (kitmān) », les archipels sahariens

après le Xe siècle et, surtout, le XIIIe. Ainsi, le dernier imam de Tahert, Ya‘qūb b. Aflaḥ (Xe

siècle), aurait trouvé refuge à Wārğlān auprès d’Abū Ṣāliḥ Ğanūn b. Yamryān, lequel serait

devenu après sa mort le défenseur de l’ibadisme23. En ce qui concerne le passage des ibadites

premier aperçu de ces renouvellements, cf. Virginie PREVOST, L’aventure ibadite dans le Sud tunisien (VIIIe -XIIIe siècle) : effervescence d’une région méconnue, Helsinki, Academia Scientiarum Fennica, 2008 ; Cyrille AILLET, « Tāhart et les origines de l’imamat rustumide. Matrice orientale et ancrage local », Annales islamologiques, 45, 2011, p. 45‑78.

19

Les récits ayant trait à la région au XIe

siècle insistent sur la transhumance des éleveurs de bétail de Wārğlān, chaque printemps, vers le pays des Banī Maṣʻab. Elle s’accompagne de récits édifiants : dans la première moitié du XIe

, Abū al-ʻAbbās Aḥmad al-Walīlī, un homme de religion important, arrive au Ğabal Banī Maṣʻab au mois de ramadan et se retire dans une grotte pour y prier et jeûner. Un autre récit concerne une figure du début du XIIe

siècle, Abū ʻUmar ʻAbd al-Kāfī. Il évoque les « quṣūr Banī Maṣʻab ». L’habitat de la vallée serait alors déjà organisé sous forme de ksour (AL-DARGINI, Kitāb ṭabaqāt..., op. cit., p. 2, p. 270 et 308), réf. citées dans C. AILLET, P. CRESSIER et S. GILOTTE, « Les qṣūr et l’organisation de l’espace »..., op. cit.

20

Pluriel de qṣar, désormais « ksar » et « ksour ». Ce terme désigne au Maghreb un village ou une ville, fortifiés. Sur ce type d’implantation humaine et d’architecture au Sahara, cf. Jean-Pierre VAN STAËVEL, « Ḳaṣr », inEI2, Leiden, Brill, 2002, vol. XII, p. 519‑520 ; Mounia CHEKHAB-ABUDAYA, Patrimoine architectural du Sud algérien : le « qsar », type d’implantation humaine au Sahara, Thèse de doctorat en archéologie et histoire de l’art, Université Panthéon-Sorbonne, Paris, 2012.

21

Sur cette notion de mémoire culturelle, voir la traduction de l’ouvrage fondateur de Jan ASSMAN, La mémoire culturelle. Écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques, Paris, Aubier, 2010 [1992].

22

Cyrille AILLET et Sophie GILOTTE, « Sedrata : l’élaboration d’un lieu de mémoire », REMMM, 132, 3 décembre 2012, p. 91‑114 ; C. AILLET, « Espaces et figures du sacré »..., op. cit.

23

Ya‘qūb b. Aflaḥ aurait été enterré dans le cimetière d’AbūṢāliḥĞanūn b. Yamryān puis, face à la dissidence religieuse d’Abū Sulaymān, fils du dernier imam, c’est aussi Abū Ṣāliḥ qui aurait assuré la transmission et la défense de l’ibadisme. Cf. ABU ZAKARIYYA’ AL-WARGLANI et ‘Abd al-Raḥmān AYYUB, Kitāb siyar al-a’imma wa aḫbārihā..., op. cit., p. 178‑179 ; Roger LE TOURNEAU, « La ‘Chronique’ d’Abû Zakariyyā’ al-Warğalānī (m. 471 H. / 1078 J.C.) », Revue Africaine, 104, 1960, p. 99‑176, 322‑390.

de Wārğlān au Mzab, la continuité s’échafaude autour de la figure d’Abū ‘Abd Allāh

Muḥammad b. Bakr (m. 1048). Selon la légende, ce savant de Wārğlān aurait converti à

l’ibadisme une partie de la population du Mzab24, déjà islamisée et qui professait une forme de

mutazilisme25. Reprises des lettrés locaux par les orientalistes, ces traditions, ainsi que

d’autres sur les origines du Mzab, ont eu tendance à prendre la force de vérités historiques26.

La mémoire collective a pour fonction essentielle l’exaltation de la firqa (groupe

religieux27) ibadite. Elle est produite par les élites lettrées, les oulémas, transmetteurs des

rituels et des textes religieux et historiques qui la composent, notamment les siyar (sing. sīra).

En contexte ibadite, il s’agit de compilations à but édifiant, principalement des hagiographies,

et aussi de matériaux juridiques et doctrinaux28. A côté de ce volet scripturaire, des rituels

collectifs tels que les visites pieuses, un corpus de récits légendaires et la toponymie transmettent la mémoire des ancêtres. La communauté célèbre les cheikhs qui la guident en

l’absence de l’imam et garantissent la continuité de la doctrine29. La légitimité religieuse et

historique de l’organisation sociale et politique des ibadites est confortée par ces savoirs, enracinés dans des historicités ancestrales et qui demeurent essentiels dans la culture des

lettrés du Mzab au XXe siècle.

Cette particularité de récits des origines peu structurés autour de la structure lignagère contraste avec les récits de fondation d’autres régions du Maghreb, comme ceux de la société oasienne du Djérid tunisien, étudiés par Jocelyne Dakhlia. Ils sont marqués par un oubli du collectif, les communautés « semblent s’oublier comme telles » et gardent de leur passé

24

ABU ZAKARIYYA’ AL-WARGLANI et ‘Abd al-Raḥmān AYYUB, Kitāb siyar al-a’imma wa aḫbārihā..., op. cit., p. 255 ; AL-DARGINI, Kitāb ṭabaqāt..., op. cit., p. 184 ; C. AILLET, P. CRESSIER et S. GILOTTE, « Les qṣūr et l’organisation de l’espace »..., op. cit.

25

Mouvement religieux fondé au VIIIe

siècle en Mésopotamie et devenu une des plus importantes écoles théologiques de l’islam au IXe

siècle, avant de progressivement disparaître. Les cinq thèses qui en constituent le cœur concernent l’unicité divine, la justice (‘adl) de Dieu, le rapport entre la foi et les œuvres, le statut du croyant pécheur et, enfin, l’impératif de commander le bien et d’interdire le mal. cf. Daniel GIMARET, « Mu‘tazila », in EI2, Leiden, Brill, 1993, vol. VII, p. 785-795 ; Sabrina MERVIN, Histoire de l’islam : fondements et doctrines, Paris, Flammarion, 2010, p. 90-94.

26

Voici l’exemple le plus frappant d’un tel glissement : les dates de fondation des ksour de la Pentapole ont été fixées arbitrairement, semble-t-il, par le cheikh Aṭṭfayyiš (m. 1914), dont le prestige au sein de l’ibadisme maghrébin est tel qu’elles ont fait autorité et ont été reprises telles quelles dans l’article de l’EI2, rédigé par Mercier (« Mzab », inEI2, Leiden, Brill, vol. VII, p. 827‑829), puis dans d’autres publications scientifiques. Sur ce point, cf. C. AILLET, P. CRESSIER et S. GILOTTE, « Les qṣūr et l’organisation de l’espace »..., op. cit.

27

Les sources utilisent, pour désigner l’ibadisme, firqa (que je traduis par groupe) ou maḏhab. Le dernier désigne (mais pas systématiquement) un corpus de jurisprudence. Il est traduit soit par école jurisprudentielle, soit par rite ou doctrine.

28

Ils exaltent et transmettent le maḏhab par le récit de ses origines et de sa transmission par les cheikhs de la communauté entre le VIIIe

et le XIIe

siècle environ. À ma connaissance, les siyar postérieurs au XIIe

siècle ne font que reprendre et compiler les informations contenues dans les ouvrages antérieurs. C’est le cas du Kitāb

Ṭabaqāt al-mašāyiḫd’Abū al-‘Abbās Aḥmad bin Sa‘īd al-Darǧīnī, écrit après 1253, ou du Kitāb al-Siyar d’Abū

al-‘Abbās Aḥmad al-Šammāḫī (m. 1522).

29

« l’image d’une pure juxtaposition de lignages indépendants »30. Dans les Aurès, étudiés par

Fanny Colonna, la mémoire collective est aussi incohérente et fragmentaire31. Au Djérid, « il

n'est pas de famille dirigeante, pas de classe ou de "caste" dominante qui [aurait] réussi à imposer sa propre version de l'histoire collective. » Au Mzab au contraire la communauté se construit comme collectif à travers la célébration dans ses récits et ses rites de l’ibadisme et de ses institutions. Est-ce le signe de l’hégémonie durable des oulémas, producteurs, garants et protagonistes de cette mémoire collective ? C’est en tous cas bien à travers cette mémoire collective qu’ils émergent et que la société segmentaire de l’Heptapole manifeste sa capacité à

dépasser les récits lignagers pour construire une mémoire propre32.

2. La alqa : transmission du savoir et autorité des oulémas

Un des principaux objets des récits des origines chez les ibadites maghrébins est de narrer la

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