• Aucun résultat trouvé

Un réformisme islamique dans l'Algérie coloniale : oulémas ibadites et société du Mzab (c. 1880 - c.1970)

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Un réformisme islamique dans l'Algérie coloniale : oulémas ibadites et société du Mzab (c. 1880 - c.1970)"

Copied!
769
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: tel-02943977

https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02943977

Submitted on 21 Sep 2020

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

Un réformisme islamique dans l’Algérie coloniale : oulémas ibadites et société du Mzab (c. 1880 - c.1970)

Augustin Jomier

To cite this version:

Augustin Jomier. Un réformisme islamique dans l’Algérie coloniale : oulémas ibadites et société du Mzab (c. 1880 - c.1970). Histoire. Université du Maine, 2015. Français. �NNT : 2015LEMA3003�.

�tel-02943977�

(2)

!

Augustin JOMIER

Mémoire présenté en vue de l’obtention du grade de Docteur de l’Université du Maine sous le label de L’Université Nantes Angers Le Mans

École doctorale : Sociétés, cultures, échanges

Discipline : Histoire

Spécialité : Histoire moderne et contemporaine Unité de recherche : CERHIO

Soutenue le 2 juillet 2015 Thèse N° : 40979

Un réformisme islamique dans l’Algérie coloniale

Oulémas ibadites et société du Mzab (c. 1880-c. 1970)

JURY

Rapporteurs : M. James MCDOUGALL, lecturer, Université d’Oxford Mme Sylvie THENAULT, directrice de recherche au CNRS, CHS XXe siècle-Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne

Examinateur : Mme Catherine MAYEUR-JAOUEN, professeure des Universités, Institut national des Langues et Civilisations orientales

Directeur de Thèse : M. Dominique AVON, professeur des Universités, Université du Maine

Co-directeur de Thèse : Mme Sabrina MERVIN, chargée de recherche au CNRS, Césor-Ecole des hautes études en sciences sociales

!

(3)
(4)

Remerciements

Au terme de ce travail et au seuil de sa lecture, je suis heureux d’exprimer ma reconnaissance à tous ceux qui l’ont rendu possible.

Je sais gré à mon directeur de thèse, Dominique Avon, de m’avoir accordé sa confiance et de m’avoir soutenu tout au long de ma recherche. Son regard exigeant sur mon travail l’a considérablement amélioré. Toute ma gratitude va aussi à Sabrina Mervin, qui a codirigé cette thèse et a guidé mes pas dans le champ de l’islamologie. L’un comme l’autre m’ont suivi avec beaucoup d’attention, tout en me laissant libre. Ils se sont montrés particulièrement disponibles durant la rédaction et se sont intéressés à une Algérie parfois éloignée de leurs propres préoccupations, m’incitant aussi à élargir mes horizons. De tout cela, je les remercie chaleureusement.

Ma trajectoire intellectuelle s’est nourrie de nombreux échanges, rencontres et colloques. Qu’il me soit permis de remercier Cyrille Aillet, Constance Arminjon, Selma Belaala, Hélène Blais, Emmanuel Blanchard, Omar Carlier, Anne-Laure Dupont, Claire Fredj, Amal Ghazal, Isabelle Grangaud, Valerie Hoffman, James McDougall, Catherine Mayeur- Jaouen, Alain Messaoudi, Malika Rahal, Sarah Stein et Sylvie Thénault.

Par les enseignements et le compagnonnage, l’Université m’a aussi porté. Je remercie le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche qui, de l’Ecole Normale Supérieure de Lyon, aux universités du Maine et de Créteil, en passant par la Fondation Thiers-CNRS, m’a permis de mener ma thèse à bien. Je pense aussi avec gratitude à mes collègues et étudiants des universités du Maine et de Paris-Est-Créteil.

Aux Archives nationales d’Outre-mer à Aix-en-Provence ; à la bibliothèque al-Quṭb de Béni Isguen ; aux archives de la wilaya, au CCDS et à l’association Abū Isḥāq à Ghardaïa ; aux Archives des missionnaires d’Afrique à Rome, j’ai bénéficié de l’accueil et de l’aide de nombreuses personnes. Grande est ma reconnaissance. Je pense surtout à Brahim Krizou, Saïda Bouarara, Eric Perrodon, Patrick de Boissieu, Youssef Boussoufa et Youssef Aïssa.

Mes recherches ont été facilitées par le soutien et les contacts fournis par Benoit Coppeaux, à Aix ; le P. Guillaume Michel et les Glycines, à Alger ; Cheikh Ahmed Aboulyakdan, à Constantine ; Noureddine Kerrouchi, Abdelwahab et Ahmed Bakelli, à El Atteuf ; Mohammed Hadj Saïd, Abderrahmane Haouache, Brahim Krizou et Baelhadj Nacer, à Ghardaïa ; Cheikh Ahmed Aboulyakdan, Yahya Medjahed et Youcef Djehlane, à Guerrara ; Bob Parks, Karim Waras et le Centre d’études maghrébines en Algérie, à Oran ; le P. Miguel Larburu à Ouargla, Soufien Mestaoui, Slimane Tounsi et le centre Ibadica, à Paris.

L’amitié de Slimane Kerrouchi m’a pour la première fois mené au Mzab, en février 2008. D’autres m’y ont ensuite attaché et ma dette envers eux est immense. Je pense à la famille Kerrouchi, à Zineb Sekoutti, à Aïssa Hadj Brahim, Bachir Ikhrazen et Baelhadj Nacer, et je les assure de ma fidèle amitié. Durant mes séjours de terrain j’ai toujours eu grande joie à

(5)

retrouver la petite communauté catholique de Ghardaïa. Que chacun de ses membres soit remercié, tout spécialement les P. Félix Tellechea, Krzysztof Stolarski, Bonaventure Mwenda, ainsi qu’Anne et Patrick de Boissieu qui m’ont successivement logé. Mon affection va aussi à Sr Anne-Christine Blanc, aux Perrodon, au P. Claude Rault et à Catherine Vincent.

Je n’aurais pas dépouillé autant de sources en langue arabe sans l’aide de Hend Guirat et Malika Mahzoul. Catherine Mayeur-Jaouen m’a initié à la lecture de sources manuscrites, puis Ismaïl Warscheid m’a soutenu dans cet effort. Sans lui, je n’aurais pas pu pénétrer la logique du fiqh. Le travail final doit beaucoup aux riches échanges que, depuis deux ans, nous entretenons. Charlotte Courreye et Mounia Chekhab m’ont aussi aidé ponctuellement dans la lecture des textes arabes. A tous, j’exprime ma reconnaissance.

A la BNF, en Algérie, par la Halqa ou d’autres voies, nombre de jeunes chercheurs ont croisé ma route et contribué à ce travail : Olga Andriyanova, Camille Amat, Arthur Asserraf, Julie Champrenault, Mounia Chekhab, Hannah-Louise Clark, Muriel Cohen, Charlotte Courreye, Manuel Covo, Cédric David, Elsa Devienne, Anthony Favier, Simon et Maria Fuchs, Marie Gibert, Muriam Haleh-Davis, Jan C. Jansen, Trissa Khatchadourian, Annick Lacroix, Raphaëlle Laignoux, Pierre-Jean Le Foll, Claire Marynower, Marion Péchayre, Emmanuelle Perez, Aurélie Petiot, Philippe Pétriat, Francisco Roa Bastos, Marie de Rugy, Diane de Saint-Pulgent, Emmanuel Szurek, Hugo Vermeren, Yi Xun. Pour ce compagnonnage, merci.

Constance Arminjon, Anaïs Albert, Muriel Cohen, Charlotte Courreye, Elsa Devienne, Claire Fredj, Marie Gibert, Fabio Giomi, Elsa Grugeon, Pierre Jomier, Annick Lacroix, M’hamed Oualdi, Philippe Pétriat, Aurélie Petiot, Natividad Planas, Nicolas Richard, Emmanuel Szurek et Ismaïl Warscheid ont lu et discuté ou relu une partie de ce travail : je leur en suis très reconnaissant, ainsi qu’à ma sœur Adélaïde, infatigable relectrice de nombreuses pages. Marie Fradet m’a apporté une aide précieuse au moment de boucler. Les erreurs contenues dans ce travail demeurent les miennes, je serai heureux de les corriger.

Difficile de dire ici tout ce que je dois à mes parents et à ma famille entière. D’elle me viennent, entre autres choses, le goût des récits et les interrogations sur la transmission. Leur bienveillante confiance face à mes choix m’a été d’un grand soutien. J’espère qu’ils trouveront ici et partageront ce qui m’a animé dans cette découverte.

Quelques lignes encore, pour deux personnes chères et trop vite parties. Fanny Colonna, tout d’abord, qui m’a encouragé, interrogé et conseillé. J’ai écrit bien des lignes en me demandant ce qu’elle en dirait, puis ce qu’elle en aurait dit. Ce travail lui doit beaucoup et mes pensées sont pour elles.

Mon grand-père, Jean Hazard, n’a pas attendu la fin de cette thèse pour nous quitter. Il l’aurait pourtant bien volontiers vue. A lui qui m’a tant transmis, montré l’exemple d’un homme au travail et appris ce que la précision veut dire, je dédie ma thèse.

(6)

Translittération de l’arabe

ء "

# ā $

% b &

' t (

) * ġ

+ ǧ , f

- . q

/ 0 k

1 d 2 l

3 4 m

5 r 6 n

7 z 8 h

9 s : w, ū

; < y, ī

Par souci de clarté, nous ne transcrivons par la hamza initiale. Les noms propres d’auteurs écrivant dans les langues européennes sont retranscrits tels qu’ils figurent dans leurs publications. Les noms propres entrés dans l’usage français ou international ont été rendus dans leur graphie habituelle : Mzab, Ghardaïa, Guerrara. Pour alléger le corps du texte et la lecture, une translittération simplifiée et usuelle a été adoptée pour les mots arabes répétés tels que fiqh, qṣar, ḥadīṯ…

Les traductions des citations arabes sont en général miennes. Dans le cas contraire, mention en est faite en note de bas de page. La traduction du Coran à laquelle nous nous sommes référés est celle de Régis Blachère.

(7)

Principaux sigles utilisés b. : ibn

Annales E.S.C. : Annales. Economies, sociétés, civilisations.

Annales H.S.S. : Annales, Histoire, sciences sociales.

AMA : Archives des missionnaires d’Afrique.

ANOM : Archives nationales d’outre-mer, Aix-en-Provence.

AOMA : Association des oulémas musulmans algériens AWG : Archives de la wilaya de Ghardaïa.

BNF : Bibliothèque nationale de France.

CCDS : Centre culturel et de documentation saharienne CNRS : Centre national de la recherche scientifique.

EHESS : Ecole des hautes études en sciences sociales.

EI2 : Encyclopédie de l’Islam, 2ème édition.

EI3 : Encyclopédie de l’Islam, 3ème édition.

IJMES : International Journal of Middle East Studies

REMMM : Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée.

ROMM : Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée REI : Revue des études islamiques

(8)

SOMMAIRE

Remerciements --- 1

Translittération de l’arabe --- 3

Principaux sigles utilisés --- 4

Sommaire --- 5

Introduction --- 11

I. Une histoire de l’islam ibadite contemporain --- 14

Réformisme, colonisation et sécularisation --- 16

La réforme dans le temps de long de l’histoire islamique --- 18

Un réformisme ibadite --- 20

Artefact orientaliste ou objet historique d’interface ? --- 22

II. Une histoire algérienne ? --- 25

L’Algérie au prisme des colonial studies --- 25

Une histoire sociale et culturelle du religieux durant le moment colonial --- 27

L’Algérie par le Sud --- 29

Réformisme, nation et communauté --- 32

III. Les sources d’une histoire en partage --- 35

Le terrain de l’ibadisme --- 35

Des voix algériennes --- 37

Les archives et bibliothèques du moment colonial, d’indispensables ressources --- 41

Chapitre 1 : Des oulémas ibadites au Mzab, (XVIe-XIXe siècles) --- 47

I. La lente émergence d’un groupe de statut --- 49

A. Récits des origines et institutions vernaculaires --- 49

B. Les réseaux d’un archipel saharien (XVIIe-XIXe siècles) --- 68

II. La conquete du Mzab, une marginalisation des oulémas ? --- 81

A. De la conquête d’Alger à l’annexion du Mzab (1830-1882) --- 82

B. Administrateurs, élites locales et orientalistes --- 93

(9)

Première partie :

Un réformisme transnational, (années 1880 – Entre-deux-guerres) --- 117

Chapitre 2 : « La mélodie de la réforme ». Généalogies, concept et discours --- 119

I. La question des origines de la réforme au Mzab --- 121

A. Une généalogie en tension --- 122

B. Des explications téléologiques --- 134

II. Ce que « réformer » veut dire. Une histoire conceptuelle. --- 144

A. Avant 1920, un concept marginal ? La « réforme » selon Aṭṭfayyiš --- 145

B. Une cristallisation tardive dans l’Entre-deux-guerres --- 154

III. Le discours de la réforme (années 1930) --- 185

A. Des appartenances multiples --- 186

B. Les réformateurs, la science et les techniques --- 208

Chapitre 3 : La nébuleuse réformiste dans l’entre-deux-guerres. Une histoire socio-culturelle --- 223

I. Publicistes et réformateurs, le nouveau visage des oulémas --- 224

A. Publiciste, une profession de réformateur ? --- 225

B. Les oulémas réformateurs, acteurs d’une histoire sacrée --- 251

II. Presse et imprimerie : les vecteurs de la réforme --- 263

A. Les presses et leurs réseaux --- 263

B. La presse mozabite dans le débat et l’espace public algériens --- 284

Chapitre 4 : Diaspora et ethos marchands --- 299

I. Oulémas et commerçants : de solides alliances --- 302

A. Une relation formalisée dans des associations --- 302

B. Des alliances personnelles --- 310

(10)

II. Argent et mobilité, les outils de la conquête --- 317

A. Des oulémas en quête de financement --- 317

B. Commerce et communication : articuler les galaxies de la nébuleuse --- 322

III. Constitution d’un ethos et biens de salut --- 327

A. Un paysage social et économique en complète reconfiguration --- 327

B. Un discours économique réformiste ? --- 335

C. La légitimation religieuse d’un ethos marchand --- 343

Seconde partie : Compétition religieuse et réforme de la société, des années 1930 aux années 1960 --- 353

Chapitre 5 : La bipolarisation du Mzab dans l’entre-deux-guerres --- 355

I. Les années 1920 et le réforme de l’enseignement --- 358

A. La réforme, une affaire de marges ? --- 358

B. Un système éducatif ibadite et « moderne » --- 366

II. Le temps de la discorde : le Mzab dans les années 1930 --- 392

A. Des objets de scandales --- 395

B. Les femmes, enjeu de cette histoire ? --- 422

Chapitre 6 : Réformer les rites. Les visites pieuses au Mzab --- 443

I. Le lien entre les vivants et les morts, un enjeu pour la reforme --- 449

A. Des morts au cœur de l’espace et de l’histoire locale --- 450

B. Spécialisation des sanctuaires et « déviances » potentielles --- 466

C. Des ressources économiques à contrôler --- 473

II. Reforme des pratiques cultuelles et polemiques : la lutte des oulemas pour la capacité à dire la norme --- 486

A. La polémique autour des visites pieuses --- 487

B. Des oulémas en lutte pour la capacité à dire la norme religieuse --- 511

(11)

Chapitre 7 :

Une victoire au Sahara ?

Magistères et mobilisations en concurrence, (1940-1962) --- 537

I. Des mobilisations etendues --- 539

A. Une jeunesse mobilisée --- 540

B. Une deuxième génération de réformistes --- 550

C. Les mobilisations d’un magistère conservateur impuissant ? --- 554

II. Conquérir ou contourner les institutions locales ? --- 568

A. Un outil de contournement des institutions locales ? --- 569

B. Les réformistes au cercle --- 578

III. Vers une institutionnalisation du magistère réformiste --- 591

A. Portrait de Bayyūḍ en chef politique --- 592

B. 1948 : du magistère réformiste au leadership politique --- 600

Chapitre VIII : A l’ombre de la nation : les Mozabites dans l’Algérie indépendante --- 619

I. Une communauté non instituee (années 1960) --- 622

A. Assimilation institutionnelle et résilience communautaire --- 622

B. Une communauté officieuse --- 627

II. Les fondements d’une continuité --- 634

A. Un réseau et des acteurs d’influence --- 634

B. L’allégeance réformiste à la nation : une affaire d’historiographie --- 640

Conclusion générale --- 651

Sources, bibliographie et annexes --- 663

Répertoire des sources consultées --- 665

Archives et manuscrits --- 665

Sources imprimées --- 671

(12)

Bibliographie --- 677

Annexes --- 713

Table des illustrations --- 749

table des matières --- 753

(13)
(14)

INTRODUCTION

29 avril 2009, Guerrara, au Mzab, 600 km environ au sud d’Alger, de nouveaux locaux sont inaugurés pour l’institut ibadite al-Ḥayāt (La Vie). Une toile est installée dans la cour, décor et emblème de la fête. Cheikh ‘Addūn (1902-2004) figure en son centre1. À ses côtés, des images font passer le public du XIXe siècle aux lumières de 2009 par un dégradé de couleurs et une chronologie locale. La lumière du cheikh resplendit dans le ciel, au-dessus de la composition. Un drapeau national2 et, hors-champ, dominant l’assemblée, un portrait du président et deux grandes banderoles3 inscrivent l’événement dans un cadre algérien.

Figure 1 : Festival al-wafā’ (la promesse), toile de fond. Institut al-Ḥayāt, Guerrara, 29 avril-1er mai 2009.

Au centre, le cheikh ‘Addūn sort de l’institut. De part et d’autre, dix vignettes déroulent les étapes de l’histoire locale : 1870 et 1910 figurent un statu quo ante ; en 1925 ouvre l’institut al-Ḥayāt ; 1937 est l’année de création de l’association al-Ḥayāt, dont les cheikhs fondateurs sont représentés ; 1959 voit l’adjonction d’un internat, figuré par son entrée ; une nouvelle école est construite en 1961 ; 2009 marque l’inauguration du bâtiment, représenté avec le portrait de son architecte. Au-dessus, de part et d’autre du titre en lettres rouges, le cheikh ‘Addūn travaille et Ibrāhīm Bayyūḍ (1899-1981), leader réformiste de Guerrara, lève les yeux de sa lecture.

1 Sa‘īd Šarīfī, dit cheikh ‘Addūn, est un des fondateurs de l’institut al-Ḥayāt, qu’il dirige des années 1940 à 2004.

2 Assorti d’inscriptions signifiant, de haut en bas : « République algérienne démocratique et populaire. Sous le haut patronage de son excellence le président de la République, monsieur Abdelaziz Bouteflika, l’association al- Ḥayāt, Guerrara, département (wilaya) de Ghardaïa, présente le festival La Promesse, en hommage au cheikh Sa‘īd b. Bālḥāǧ Šarīfī (cheikh ‘Addūn), que Dieu le prenne en pitié, pour l’inauguration du nouveau bâtiment de l’institut et de l’internat al-Ḥayāt. »

3 Réemplois de la récente campagne électorale. Le président Bouteflika a été élu pour un troisième mandat, le 17 avril 2009.

(15)

Par cette composition, l’équipe dirigeante de l’institut célèbre celui qui a été à sa tête un demi-siècle durant et, avec lui, le « mouvement réformiste (al-ḥaraka al-iṣlāḥiyya) » dont il est, avec le cheikh Bayyūḍ, l’une des principales figures. Ce « mouvement » aurait dissipé l’ignorance et répandu au Mzab les lumières de la connaissance, par l’enseignement. Les cheikhs ‘Addūn et Bayyūḍ sont tous deux représentés drapés du costume blanc des ‘azzāba, les oulémas membres du conseil religieux (ḥalqa) chargé de la direction spirituelle de la ville et qui, pour le public ibadite, incarne et garantit la continuité de la doctrine4. L’institut est présenté dans son rayonnement local : la ville et la palmeraie constituent le panneau inférieur du décor. A une plus petite échelle, la dynamique réformiste est située dans un contexte national : outre le paratexte, chacun dans l’assistance a en tête que le cheikh Bayyūḍ a fait partie des membres fondateurs de l’Association des Oulémas Musulmans Algériens (désormais AOMA) en 1931, devenue dans la vulgate nationaliste, après 1962, un des prodromes de la « renaissance de l’identité algérienne »5. Le ministre des Affaires religieuses est présent pour l’occasion, tout comme le préfet (walī). Membres d’une minorité berbérophone et ibadite – les Mozabites6 –, les commanditaires de l’image affirment par elle

4 Apparu à Bassora, en Mésopotamie, au sein de groupes de kharidjites quiétistes, dans le contexte de la querelle de succession après la mort du troisième calife, ‘Uṯmān b. ‘ Affān (c. 576-656), l’ibadisme (al-ibāḍiyya) est propagé à partir du début du VIIIe siècle par des équipes de missionnaires. Ces « porteurs de science (ḥamalāt al-

‘ilm) » le diffusent dans les diverses provinces du califat. Ils prêchent avec succès auprès des tribus berbères de Tripolitaine et l’imamat y est proclamé une première fois en 762. La réussite la plus déterminante est le fait de

‘Abd al-Raḥmān b. Rustum qui est élu imam vers 778 et fait de Tahert, à l’ouest de l’Algérie actuelle, la capitale des ibadites du Maghreb. Sous son imamat et celui de ses deux descendants et successeurs, ‘Abd al-Wahhāb b.

‘Abd al-Raḥmān (784-823) et al-Aflaḥ b. ‘Abd al-Wahhāb (823-872), l’ibadisme atteint son apogée au Maghreb.

Cependant, dès la seconde moitié du IXe siècle, l’imamat de Tahert commence à se déliter, affaibli par des sécessions internes et les succès des Aghlabides en Ifrīqiya. Il subsiste jusqu’en 909, date à laquelle il tombe devant les armées fatimides. Commence alors le recul de l’ibadisme maghrébin : à partir du milieu du Xe siècle, les ibadites du Maghreb ne pensent plus à la reconstitution d’un imamat et reviennent à l’état de dissimulation (kitmān), notamment autour de l’oasis de Wārğlān, dans l’Oued Ghir. Ils se retranchent à partir XIIe siècle dans les contrées peu accessibles, insulaires, sahariennes ou montagneuses, où ils ont subsisté jusqu’à aujourd’hui : le Djebel Nefoussa lybien, l’île de Djerba, en Tunisie, et le Mzab. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les sources emploient, indifféremment avec la forme ibāḍiyya, celle « abāḍiyya », depuis tombée en désuétude. À une occasion ou une autre, dans cette thèse, la mention « ibadites wahbites » est employée, par laquelle les sources distinguent le groupe dominant dans l’ibadisme d’un groupe minoritaire, les Nukkārites, présent à Djerba à la période moderne et considéré comme hérétique par la majorité. Cette présentation historique et doctrinale est poursuivie au chapitre I.

5 Groupés à partir des années 1920 autour du cheikh ‘Abd al-Ḥamīd b. Bādīs (1889-1940), des oulémas réformistes fondent en 1931 l’AOMA, que J. McDougall définit comme étant à la fois « une association intellectuelle de lettrés religieux, un mouvement social de renouveau moral et de prosélytisme doctrinal, un réseau d’écoles, d’éducateurs et d’étudiants, un lieu de sociabilité et de socialisation », et, enfin, un groupement politique. Cf. James MCDOUGALL, « Abdelhamid Ben Badis et l’Association des Oulémas », in Abderrahmane BOUCHENE, Jean-Pierre PEYROULOU, Ouanassa Siari TENGOUR et Sylvie THENAULT (éd.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale, Alger-Paris, Barzakh-La Découverte, 2012, p. 387-392. Il en sera question au chapitre III.

6 Le terme « Mozabite » a émergé dans la première décennie de la colonisation, pour traduire le terme Banī Mīzāb, qui désignait la corporation des ibadites installés temporairement dans les villes du Tell, à Alger et Constantine notamment. Le sens du terme a glissé de la corporation à l’ethnotype, qui désigne les ibadites

(16)

leur fidélité à une histoire locale et ibadite et leur allégeance à l’Etat national. C’est l’histoire de cette double fidélité, ou plutôt de ce à quoi son récit vient a posteriori donner sens, qui est l’objet de cette thèse : il s’agit de faire une histoire totale (sociale, culturelle et politique) du réformisme à une échelle locale, afin de montrer comment un groupe d’oulémas s’est emparé de ce slogan transnational et s’en est servi pour prendre localement l’ascendant et perpétuer, en la refaçonnant, une communauté, politique et de croyants.

Au tournant des années 1920-1930, de jeunes oulémas ibadites, principalement originaires de Guerrara, s’approprient, entre l’heptapole du Mzab7, Tunis et Le Caire, le slogan de la réforme (iṣlāḥ) et placent leurs discours et leurs actions sous son vocable, récusé immédiatement par les membres des conseils religieux (ḥalqa) du Mzab. Par un mouvement centripète, les réformistes (muṣliḥūn, pl. de muṣliḥ) s’implantent en quelques décennies, au Mzab et dans la diaspora mozabite du Tell, soit au cœur des institutions religieuses vernaculaires, soit par la fondation d’associations et d’écoles, qui assurent leur renouvellement. Un milieu militant se constitue progressivement au cours des années 1940, grâce auquel les oulémas réformistes redéfinissent les savoirs religieux et l’« orthopraxie » ibadite. Comme tous les réformistes musulmans, ils affirment opérer en fidélité à « l’islam », qu’ils restaureraient dans sa pureté initiale, tout en établissant les conditions du

« développement » de leur société, la modicité du coût identitaire à payer pour celui-ci étant garantie sous les auspices des « oulémas réformateurs ». Cette figure assure en effet l’articulation entre, d’une part, le changement des formes d’énonciation et de transmission du savoir (le ‘ilm) et, d’autre part, la fidélité revendiquée à la tradition.

La réflexion de ces jeunes oulémas – une génération née entre 1885 et 1905 – s’ancre en réalité profondément dans les expériences d’un long XIXe siècle, qui a vu l’adoption de l’imprimerie par certains lettrés ibadites, l’accélération des mobilités et la conquête du Maghreb par la France. L’avènement au Mzab d’une administration non musulmane et, pour partie, étrangère, remet profondément en cause la position des oulémas dans la société locale.

Avec le terme iṣlāḥ, les oulémas réformistes trouvent un slogan sous lequel grouper l’ensemble de leurs pratiques religieuses, culturelles et sociales, ainsi que le vaste et peu

d’Algérie par le nom de leur vallée d’origine, la vallée du Mzab. Les autres populations, minoritaires, de la vallée, juives et malékites, ne jouissent pas de cette appellation et se voient ainsi privées de leur autochtonie.

7 Le Mzab est constitué de sept bourgs fortifiés (qṣar, pl. quṣūr), dans lesquels est répartie la population berbérophone et ibadite nommée, depuis la période coloniale, à partir de l’appellation antérieure de Banū Mīzāb,

« mozabite ». Cinq bourgs, bâtis dans la vallée sèche de l’oued Mzab, forment la pentapole, le noyau de la région. Il s’agit, d’aval en amont, d’El Atteuf, Bou Noura, Béni Isguen, Mélika et Ghardaïa. Deux implantations périphériques, Guerrara et Berriane, la complètent et forment avec elle l’heptapole, une confédération de sept cités. Il est aussi possible de se référer aux cartes présentées en fin d’introduction.

(17)

défini éventail de leurs idées. Grâce à ce discours, ils peuvent s’ériger localement en force de proposition, parti ou mouvement de la réforme (ḥizb al-iṣlāḥ, ḥarakat al-iṣlāḥ), et disqualifier leurs opposants par le stigmate de la stagnation (al-ǧumūd). L’action des réformistes – qui devient très vite un combat – concurrence ou noyaute les conseils religieux (ḥalqa) dans toutes leurs prérogatives, en commençant par l’éducation dans les années 1920, puis la définition des conduites à tenir face aux innovations européennes dans les années 1930. Ils s’emploient ensuite, dans les années 1940, à contrôler davantage les pratiques cultuelles liées aux morts et aux saints et, dans une mesure moindre, se préoccupent, dans les années 1950, de la condition des femmes. A quelques poches de résistance près, toutes les prébendes, missions et institutions des ‘azzāba sont, en trois décennies, conquises ou contestées, puis transformées. La clé du succès des réformistes réside, à partir de la fin des années 1940, dans leur entrée dans le jeu électoral colonial, qui achève de placer la société locale sous leur contrôle. La montée du leadership réformiste se construit en symbiose avec l’articulation progressive de la communauté (umma) mozabite au territoire algérien, colonial et national. Ils en deviennent les représentants politiques. Pouvoirs religieux et représentation politique ne se superposent toutefois que deux décennies durant, jusqu’au milieu des années 1960. L’objet de cette thèse est ainsi à la croisée de deux champs d’étude : l’histoire de l’islam contemporain et celle de l’Algérie durant le moment colonial.

I. UNE HISTOIRE DE LISLAM IBADITE CONTEMPORAIN

L’historiographie de l’islam contemporain est largement écrite, particulièrement en France, autour du concept de « réformisme musulman »8. Très liée à l’islamologie, elle est restée, jusqu’aux années 1970, et parfois au-delà, une histoire de la pensée, fondée sur l’étude des textes et très égypto-centrée. Le réformisme est alors perçu comme « une doctrine et une méthode »9. Chercheurs et acteurs partagent l’idée que la réforme marquerait l’avènement de

« la modernité » en islam, au terme d’une période ottomane perçue comme un temps de

8 Expression introduite en 1932 par Henri LAOUST, « Le réformisme orthodoxe des Salafiya et les caractères généraux de son orientation actuelle », REI, VI-2, 1932.

9 Pour reprendre une définition de Laoust. Après lui, cf. les travaux de Hamilton A. R. GIBB, Modern Trends in Islam, Chicago, The University of Chicago Press, 1947 ; Jacques JOMIER, Le Commentaire coranique du Manâr : tendances modernes de l’exégèse coranique en Egypte, Paris, G.-P. Maisonneuve, 1954 ; Ali MERAD, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940 : essai d’histoire religieuse et sociale, Paris, Mouton et Cie, 1967 ; Malcolm H. KERR, Islamic Reform. The Political and Legal Theories of Muhammad ‘Abduh and Rashid Rida, Berkeley, University of California Press, 1966 ; Ali MERAD, Ibn badis commentateur du coran, P. Geuthner, 1971.

(18)

déclin. Les sciences politiques prennent le relais de ces questions sur le réformisme dans les années 1970. Cherchant une généalogie à l’islamisme, des politistes se fondent sur les paradigmes issus de l’approche islamologique, sans les remettre en cause, au moins jusqu’aux années 200010.

Les travaux d’Ali Merad jouent un grand rôle dans la perpétuation de ce paradigme, via l’article « iṣlāḥ », qu’il publie en 1978 dans l’Encyclopédie de l’islam11. Son approche est construite sur la croyance en des explications généalogiques12, ainsi que sur la célèbre trilogie, Ǧamāl al-dīn al-Afġānī (1838-1897), Muḥammad ‘Abduh (1849-1905) et Rašīd Riḍā (1865- 1935)13. Un temps proche de l’AOMA, principale institution réformiste dans l’Algérie coloniale, A. Merad tend à en transmettre les conceptions : son exposé est celui d’un réformiste14. Il conte l’émergence, en Egypte à la fin du XIXe siècle, d’un mouvement réformiste sunnite, oint du qualificatif « orthodoxe ». Selon lui, il s’agirait d’un fait structurant et d’une constante de l’islam, dont l’origine remonterait au prophète Muḥammad lui-même, ce qui en légitime l’existence. A. Merad présente le réformisme (iṣlāḥ) comme une réaction islamique à la sécularisation, une catégorie religieuse distincte des Tanzimat (les réformes étatiques ottomanes) et de la nahḍa – entendue comme un réveil séculier. Ce

10 D. Hamzah formule ces critiques avec une grande clarté, poussant au bout de leur logique des arguments esquissés par Alain ROUSSILLON, « Les islamologues dans l’impasse », Esprit, 8-9, 2001, p. 93-115 ; Dyala HAMZAH, L’intérêt général (maslaha ‘âmma) ou le triomphe de l’opinion : fondation délibératoire (et esquisses délibératives) dans les écrits du publiciste syro-égyptien Muhammad Rashīd Ridā (1865-1935), Thèse de doctorat en sciences sociales, EHESS, Freie Universität, Paris, Berlin, 2008, p. 12. D. Hamzah signale comme tranchant également sur le paradigme théologique les articles suivants : Juan R. COLE, « Muhammad `Abduh and Rashid Rida: A Dialogue on the Baha’i Faith », World Order, 15-3-4, 1981, p. 7-16 ; Juan R. COLE, « Rashid Ria on the Baha’i Faith: a Utilitarian Theory of the Spread of Religion », Arab Studies Quarterly, 5-3, 1983, p. 276-291 ; Ahmad DALLAL, « Appropriating the past: Twentieth-Century Reconstruction of Pre-Modern Islamic Thought », Islamic Law and Society, 7-3, 1er janvier 2000, p. 325-358 ; Nadia ELISSA-MONDEGUER,

« Al-Manâr de 1925 à 1935 : la dernière décennie d’un engagement intellectuel », REMMM, 95-98, 15 avril 2002, p. 205-226.

11 Ali MERAD, « Iṣlāḥ », in EI2, Leiden, Brill, 1978, vol. IV, p. 146-170.

12 Ali MERAD, « Origines et Voies du Réformisme en Islâm », Annales de l’Institut des Etudes Orientales, 18-19, 1960/1, p. 359-402.

13 L’illusion généalogique a été déconstruite dans les années 1990, des travaux convaincants montrant qu’elle était le fait des acteurs et ne pouvait être prise au pied de la lettre. Cf. Armando SALVATORE, Islam and the Political Discourse of Modernity, Reading, Ithaca Press, 1997 ; Mohamed HADDAD, « ‘Abduh et ses lecteurs : Pour une histoire critique des lectures’’ de M. ‘Abduh », Arabica, 45-1, 1998, p. 22-49 ; Mohamed HADDAD,

« Relire Muhammad ‘Abduh (à propos de l’article M. ‘Abduh’’ dans l’Encyclopédie de l’Islam) », IBLA, 63, 2000, p. 61-84.

14 De 1952 à 1954, Ali Merad est un des membres de l’équipe de rédaction du Jeune musulman, hebdomadaire francophone qu’il créé, avec Ahmed Taleb-Ibrahim (1932- ), un fils du président de l’AOMA, Muḥammad al- Bašīr al-Ibrāhīmī (1889-1965). Ils le conçoivent, sous le parrainage de l’association, notamment de Madani, comme un « organe ‘‘désaliénant’’ qui enracine à nouveau dans leur passé » les Algériens formés à l’école française. A. Merad est en charge de la rubrique « à la lumière du Coran et du hadith » et signe ses articles des pseudonymes Abou Djamil Taha, Mohamed Arab et « le jeune musulman ». Cf. l’introduction à la réédition de cette revue : Ahmed TALEB IBRAHIMI (éd.), Le jeune musulman, organe des jeunes de l’Association des Oulamas musulmans d’Algérie. Alger, 1952-1954, Beyrouth, Dār al-ġarb al-islāmī, 2000, p. 3-7.

(19)

découpage est aussi celui opéré, en 1962, par Hourani, entre « ceux qui croient très fermement aux fondements islamiques de la société » et ceux « qui considèrent que la vie en société doit être réglée par des normes séculières »15. « Partisans de la stricte orthodoxie primitive », avec laquelle ils aspirent à renouer, les réformistes auraient, à raison selon A. Merad, critiqué vivement les études islamiques classiques et rejeté le principe des écoles juridiques, au moyen de trois concepts ; le renouveau (taǧdīd), la vivification (iḥyā’) et la réforme (iṣlāḥ), revenant aux sources fondamentales que seraient le Coran et la sunna. Conscients des défis sociaux et politiques posés par l’hégémonie occidentale, ils auraient embrassé une conception dynamique de l’islam. En contrepoint des réformistes, leurs opposants sont stigmatisés comme « conservateurs ». Dans sa thèse, Merad les nomme « maraboutiques », catégorie issue du langage administratif colonial, servant à opposer schématiquement soufis et réformistes16. Les « maraboutiques » sont caricaturés comme intellectuellement appauvris, défenseurs d’une interprétation classique des écoles juridiques, opposés à tout changement et satisfaits d’une adhésion aveugle à des opinions jurisprudentielles surannées17. Ce tableau a été, après un premier tournant historiographique à la fin des années 1970 et au début des années 1980, complexifié et ajusté par les historiens. La présente étude s’inscrit dans quelques unes des voies ainsi tracées et entend les prolonger.

Réformisme, colonisation et sécularisation

Le lien entre réformisme et colonisation a d’abord été exploré par Nikki Keddie, laquelle l’interprète comme « une réponse islamique à l’impérialisme européen »18. Alain Roussillon poursuit dans cette voie. Il distingue le réformisme de la réforme. Alors que la réforme serait une donnée historique permanente de l’islam, tentant, en interne, d’annuler la distance entre islam normatif et islam vécu, le réformisme serait un phénomène contemporain, « l'inflexion

15 Albert HOURANI, La pensée arabe et l’Occident, Paris, Naufal, 1991, p. VIII (préface à la réédition de 1983).

16 B. Abu Manneh, D. Commins et d’autres encore ont considérablement complexifié cette approche, montrant ce que les premières réformes ottomanes devaient à des soufis, ou le rôle joué par certains soufis dans l’éclosion de la salafiyya. Cf. Butrus ABU-MANNEH, « The Islamic Roots of the Gülhane Rescript », Die Welt des Islams, 34, 1994, p. 173-203 ; David COMMINS, Islamic Reform: Politics and Social Change in Late Ottoman Syria, Oxford, Oxford University Press, 1990 ; Itzchak WEISMANN, Taste of modernity: Sufism, Salafiyya, and Arabism in late Ottoman Damascus, Leiden, Brill, 2001. Dans le cas algérien, les travaux de M. El-Korso ont montré la perméabilité de certaines confréries soufies aux idées réformistes, cf. Mohammed EL-KORSO, Politique et religion en Algérie, l’islah : ses structures et ses hommes. Le cas de l’Association des ‘ulama’ musulmans algériens en Oranie (1931-1945), Thèse de doctorat en histoire, Université Paris VII, Paris, 1989.

17 A. MERAD, Le réformisme musulman..., op. cit., p. 54-66.

18 Nikki R. KEDDIE, An Islamic Response to Imperialism: Political and Religious Writings of Sayyid Jamāl ad- Dīn « al-Afghānī », Berkeley, University of California Press, 1983 ; Nikki R. KEDDIE, Sayyid Jamāl ad-Dīn

« al-Afghānī »: a Political Biography, Berkeley, University of California Press, 1972 ; Nikki R. KEDDIE, « The Pan-Islamic Appeal: Afghani and Abdülhamid II », Middle Eastern Studies, 3-1, octobre 1966, p. 46-67.

(20)

identitaire de la visée de réforme » en contexte colonial. Face aux pratiques politiques et cognitives coloniales, la nécessité de la réforme ne serait plus vécue seulement en interne, mais formulée dans le cadre de la relation inégale aux Européens. Le discours réformiste serait fondamentalement réactif, ses tenants opposant aux Européens leur propre représentation de ce que devrait être le devenir de la société. Il constituerait un « contre- paradigme de la colonisation »19. Dans le cas algérien, le rapport entre réformisme et colonisation est exploré par Fanny Colonna et James McDougall qui, tout en insistant sur le lien consubstantiel les unissant, déplacent la focale. Ils ne les opposent pas et montrent que le discours réformiste repose sur l’intériorisation par les lettrés des regards projetés par les colonisateurs sur leur propre société20, ce que les sources mozabites corroborent.

Plus que cela, cette thèse entend montrer que le réformisme est, au Mzab, la réaction de membres d’un groupe dominant, les oulémas, dont le monopole et les droits sont remis en cause par l’imposition d’une souveraineté étatique étrangère, qui plus est, non musulmane.

Démis d’une part de leurs prérogatives, certains oulémas trouvent dans le discours de la réforme une ressource pour se positionner face aux autorités coloniales et affirmer leur autorité sur le groupe des « croyants ». Le processus de réforme serait une réaction à la sécularisation engagée de l’extérieur par la domination coloniale. Sécularisation est ici entendu, dans un premier sens, comme la mise à l’écart des institutions cléricales, c’est-à-dire, du corps magistériel des oulémas et la contestation de son monopole sur le savoir. Dans un deuxième temps, les oulémas réformistes deviendraient à leur tour acteurs d’une sécularisation interne, non plus entendue comme l’émancipation du contrôle des clercs, mais comme une nouvelle inscription du religieux dans le social21. Cette double sécularisation22 provoque une scission au sein des oulémas, entre, d’une part, ceux qui, s’appropriant le slogan réformiste deviennent force de proposition et, de l’autre, leurs opposants, stigmatisés comme

« conservateurs », qui pensent et défendent des modalités alternatives de fidélité à ce qu’ils

19 Alain ROUSSILLON, « Réforme et identité : le réformisme à travers les âges », in Le courant réformiste musulman et sa réception dans les sociétés arabes, Damas, Ifpo, 2003, p. 30.

20 Fanny COLONNA, Les versets de l’invincibilité : permanence et changements religieux dans l’Algérie contemporaine, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1995 ; James MCDOUGALL, History and the Culture of Nationalism in Algeria, Cambridge, Cambridge University Press, 2006 ; James MCDOUGALL, « Etat, société et culture chez les intellectuels de l’islâh maghrébin (Algérie et Tunisie, 1890- 1940) ou la Réforme comme apprentissage de l’arriération’’ », in Odile MOREAU (éd.), Réforme de l’Etat et réformismes au Maghreb : XIXe-XXe siècles, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 281-306.

21 Talal ASAD, Formations of the Secular. Christianity, Islam, Modernity, Stanford, Stanford University Press, 2003, p. 191.

22 Pour un premier aperçu des nombreux débats suscités par cette notion complexe et centrale de la sociologie du fait religieux, cf. Danielle HERVIEU-LEGER, « Sécularisation », in Dictionnaire des faits religieux, Paris, PUF, 2010, p. 1151-1158.

(21)

perçoivent comme l’« orthodoxie ». Nouveaux acteurs, les réformistes concurrencent et subvertissent progressivement les institutions religieuses historiques, relativement disqualifiées, et opèrent, par leurs actions et discours, un changement multiforme qui affecte aussi bien les sciences religieuses – contenu et contenant –, que la fonction de la loi sacrée, les pratiques et les croyances, par leur rationalisation. Enfin, par leur entrée dans le champ politique électif, ils achèvent de brouiller la séparation qu’avait opérée l’administration coloniale entre un champ séculier et un champ religieux.

Le discours réformiste participe aussi de la quête d’une reconnaissance des autorités coloniales : les oulémas cherchent à en devenir les interlocuteurs et veulent trouver une solution viable et réaliste de composition avec l’administration coloniale23. Être attentif aux liens entre réformisme et situation coloniale, c’est enfin prendre en compte les mélanges et les interactions : les réformistes ne sont pas étanches aux discours scientifiques et aux pratiques coloniales. Leurs influences sur eux sont lisibles et les sources réformistes donnent bien des clés pour comprendre les dilemmes de la société locale face aux bouleversements induits par la domination coloniale.

La réforme dans le temps de long de l’histoire islamique

Le réformisme musulman de la fin du XIXe et du premier XXe siècle a suscité d’autres questions historiographiques. Cette notion a constitué, à partir des années 1980, un aiguillon pour les historiens modernistes. Sa nouveauté est relativisée, en même temps que sont historicisés les concepts sur lesquels il se fonde (iṣlāḥ, taǧdīd, iǧtihād…)24. Le discours sur le déclin qu’aurait connu la vie intellectuelle islamique à la période moderne est, quant à lui, progressivement révisé25. Des controverses historiographiques s’en suivent : le monde

23 Comme le montre, dans le cas de l’AOMA, J. MCDOUGALL, History and the Culture..., op. cit., p. 60-66.

24 Rudolph PETERS, « Idjtihād and Taqlīd in 18th and 19th century Islam », Die Welt des Islams, 20-3-4, 1980, p. 131-145 ; John O. VOLL, « Renewall and Reform in Islamic History : Tajdid and Islah », in John L.

ESPOSITO (éd.), Voices of Resurgent Islam, Oxford, Oxford University Press, 1983, ; Ella LANDAU-TASSERON,

« The “Cyclical Reform”: A Study of the mujaddid Tradition », Studia Islamica, 70, 1989, p. 79-117 ; Samuela PAGANI, « Renewal before Reformism. ‘Abd al-Ghani al-Nabulusi’s reading of Ahmad Sirhindi’s ideas on tajdid” », Journal of the History of Sufism, 5, 2007, p. 291-317.

25 Wael B. HALLAQ, « Was the Gate of Ijtihad Closed? », IJMES, 16-01, 1984, p. 3-41 ; Wael B. HALLAQ, « On the Origins of the Controversy about the Existence of Mujtahids and the Gate of Ijtihad », Studia Islamica, 63, 1986, p. 129 ; Khaled EL-ROUAYHEB, « Was There a Revival of Logical Studies in Eighteenth-Century Egypt ? », Die Welt des Islams, 45-1, 2005, p. 1-19 ; Khaled EL-ROUAYHEB, « Opening the Gate of Verification:

The Forgotten Arab-Islamic Florescence of the 17th century », IJMES, 38-2, 2006, p. 263-281 ; un ouvrage de synthèse a paru, qui montre l’importance des renouveaux historiographiques sur la période ottomane: Giovanni FILORAMO et Roberto TOTTOLI (éd.), Le religioni e il mondo moderno, III: Islam, Torino, G. Einaudi, 2009 (n’étant pas italophone, je ne l’ai que survolé).

(22)

majoritairement musulman a-t-il connu, au XVIIIe siècle, une forme de « néo-soufisme », qui y aurait même généré des « Lumières islamiques », idée élaborée par R. Schulze26 ?

Ces recherches invitent à prendre avec distance les discours sur le déclin ottoman, ainsi qu’à être attentif aux continuités entre un long XIXe et le XXe siècle. Une exploration sémantique et socio-historique des concepts traduits par « réforme » et « renouveau » aide à se défaire de définitions totalisantes posées post factum. La soudaine abondance de sources imprimées, à partir des années 1880, ne doit pas conduire à surestimer les ruptures. Une culture manuscrite subsiste, jusqu’au milieu du XXe siècle27, qui tend à échapper aux historiens : Albert Hourani et Gilbert Delanoue invitent à y prêter attention28. Afin de faire entendre des voix contraires à celles des réformistes, les sources émanant de leurs adversaires, même si elles sont moins nombreuses, ont été très exploitées dans cette thèse.

Mon choix d’une étude centrée sur le groupe des oulémas, institution islamique mobilisée – parmi d’autres ressources – dans la construction de la société locale, vise par ailleurs à éclairer, à la lumière du temps long (XVIe-XXe siècles), leur rôle dans la région depuis la période moderne et dans les transformations du XXe siècle. Quant au discours de la réforme, c’est dans la moyenne durée d’un long XXe siècle qu’il doit être exploré. Les bornes assignées à cette étude s’expliquent ainsi : il s’agit de saisir les transformations religieuses que connaît le Mzab, entre les années 1880 et les années 1960, sur trois générations environ.

26 Reinhard SCHULZE, « Das islamische achtzehnte Jahrhundert: Versuch einer historiographischen Kritik », Die Welt des Islams, 30-1/4, 1990, p. 140 ; Bernd RADTKE et Sean O’FAHEY, « Neo-Sufism reconsidered », Der Islam, 70, 1993, p. 52-87 ; Bernd RADTKE, « Sufism in the 18th Century: An Attempt at a Provisional Appraisal », Die Welt des Islams, 36-3, 1996, p. 326-364 ; Reinhard SCHULZE, « Was ist die islamische Aufklärung? », Die Welt des Islams, 36-3, novembre 1996, p. 276-325 ; Gottfried HAGEN et Tilman SEIDENSTICKEN, « Reinhard Schulzes Hypothese einer islamischen Aufklärung : Kritik einer historiographischen Kritik », Zeitschrift der Morgenländischen Gesellschaft, 148, 1998, p. 83-110 ; Bernd RADTKE, « Kritik am Neo- Sufismus », in Frederick DE JONG et Bernd RADTKE (éd.), Islamic Mysticism Contested. Thirteen Centuries of Controversies and Polemics, Leiden, Brill, 1999, p. 162-173 ; John O. VOLL, « Neo-Sufism: Reconsidered Again », Canadian Journal of African Studies / Revue Canadienne des Études Africaines, 42-2-3, Engaging with a Legacy: Nehemia Levtzion (1935-2003), 2008, p. 314-330.

27 B. Messick a montré la longue survie d’une culture de l’écrit manuscrit jusqu’aux années 1960 au Yémen.

Brinkley Morris MESSICK, The Calligraphic State: Textual Domination and History in a Muslim Society, Berkeley, University of California Press, 1993.

28 Dans la préface à la réédition anglaise de son ouvrage, en 1983, Hourani regrette de s’être surtout occupé « de relever les coupures avec le passé : les nouvelles manières de penser, nouveaux mots ou anciens mots utilisés d’une manière nouvelle ». Il appelle à écrire sur « ceux qui continuaient à vivre dans le monde de pensée dont ils avaient hérité, ceux dont l’objectif principal était de préserver la continuité d’une tradition, et qui le faisaient à l’ancienne » et qui, selon lui, dominent largement le XIXe siècle : A. HOURANI, La pensée arabe..., op. cit., p. XI ; cf. aussi les remarques de Delanoue, qui expose comment, initialement partie à la quête de « Lumières égyptiennes » au XIXe siècle, il a davantage trouvé un monde de soufis et de juristes : Gilbert DELANOUE, Moralistes et politiques musulmans dans l’Égypte du XIXe siècle : 1798-1882, Centre national de reproduction des thèses, 1982, vol. 1/2, p. XI-XII.

Références

Documents relatifs

Bousculé, apostrophé, harcelé, l'auditeur ne sait plus si le bulletin météorologique qui annonce la neige a trait à la journée d'hier ou à celle de demain ; et il se retrouve en

Pour repérer la thèse défendue, il convient tout d'abord de trouver le thème du texte.. On peut ensuite chercher le jugement ou le sentiment du locuteur à propos de

En fait, la plupart des pages sont ce que l’on appelle « dynamiques » : elles s’adaptent en fonction de paramètres (nom ou pays de l’utilisateur, mots clés introduits dans

Exercice 4 Modifier la page HTML précédemment créée pour permettre l’utilisation d’un style, en particulier ne pas oublier d’ajouter dans l’entête du fichier html l’adresse

On peut définir des styles différents selon l’identité (id) ou la classe (class) d’un élément (voir l’exemple de corps de page html donné plus haut). Sur une page il ne peut

Si, comme nous l’avons vu plus haut, les montagnes de l’Aurès, de la Kabylie ainsi que tout le haut Constantinois et l’Est algérien en général sont devenus, dès la fin du xix e

cices du corps, aux dernières classes de la société: qu'en négligeant, chez l'enfant et l'adolescent, l'éducation physique, notre jeunesse instruite, lorsque

– Le troisième registre de discours repose sur l'opposition, plus ou moins prégnante, entre le nouveau modèle urbain et architectural choisi et la