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Une vue simplificatrice nous fait désigner par un singulier tout ce qui nous a précédés : la tradition, disons-nous. Mais ce que nous appelons ainsi n'est pas ce qui, hier ou avant-hier, était mis sous le même nom. [...]

La totalité embrassée par ce terme comporte en réalité une multitude de moments, définis chacun par la décision qui créait un passé en même temps qu'un présent. Et chaque fois, dans

l'enseignement « reçu », quelques

absences ou tout au moins des

distorsions trahissent une rupture

(souvent inconsciente) et un

mouvement du sous-sol, un renouveau

de la tradition.1

Trois prismes marquent, alternativement ou de façon cumulée, l’historiographie du réformisme au Mzab et en Algérie. Le premier est local et confessant. Il touche la production mozabite, dont les auteurs cherchent, d’une façon apologétique, à fonder dans l’histoire la légitimité du réformisme comme « tradition » ibadite. Le deuxième est une conséquence de l’approche islamologique. Dominante jusque dans les années 1970 dans les études sur le réformisme, cette approche fait primer une histoire intellectuelle et cherche à définir un concept et des dogmes réformistes. Le troisième prisme, enfin, est la conséquence de l’hégémonie des questions politiques, envisagées à une échelle nationale algérienne, dans la

1

production historiographique sur le pays. Les historiens, qu’ils en aient ou non une vision nominaliste, privilégient cette échelle et partent, en quête soit des prodromes de la « révolution nationale », soit des étapes de formation de la nation. La lecture proposée ici entend déconstruire ces trois biais. Il s’agit, contre le premier, de montrer l’apparition tardive du « réformisme » dans l’islam ibadite, ainsi que son caractère transnational. Contre le deuxième, une analyse des discours réformistes met en évidence leur caractère polysémique, polémique, bien plus que doctrinal : il s’agit d’un discours, mobilisé par des acteurs religieux

dans une compétition pour le leadership. Contre le troisième, enfin, il est manifeste que

l’Algérie demeure longtemps une appartenance secondaire à côté de la umma locale mozabite

et d’une umma globale, arabo-islamique. Dans l’émergence de l’échelle algérienne, les

processus sociaux d’identification, d’insertion dans des réseaux et des luttes politiques priment sur l’invention d’une « communauté imaginée ».

La geste de la réforme, écrite dans les années 1960 par un mémorialiste du Mzab,

Muḥammad ‘Alī Dabbūz, est le point de départ du chapitre. Analysé et confronté aux sources

d’époque, le récit linéaire des origines et de la réception du réformisme s’avère un palimpseste dont les strates recueillent les modalités et les temporalités de l’apparition heurtée

et progressive, aux XIXe et XXe siècles, du terme traduit par réforme (iṣlāḥ). Les conflits à

son propos sont centraux dans les sources, lesquelles révèlent les tiraillements d’une société locale aux prises avec la domination coloniale et baignée, par le mouvement de ses lettrés et de leurs écrits, dans les évolutions culturelles du monde majoritairement musulman.

Dans un deuxième temps, la proposition de l’islamologie, qui était déjà celle de Laoust

en 1932, d’envisager le réformisme comme « une méthode et une doctrine »2, est prise au

sérieux. Nous nous proposons, d’envisager l’émergence du terme « iṣlāḥ » comme concept

socio-religieux au Mzab3. L’exploration des fondements donnés à la réforme – origines et

définitions – permet de mesurer à quel point ils sont malléables. Sa mise en contexte révèle

les transformations subies, à long terme, par la catégorie iṣlāḥ et l’assimilation de

significations nouvelles qu’elle connaît, au moment d’émerger comme mot d’ordre partagé et porteur, entre-deux-guerres, entre le Mzab, Alger et Le Caire. Avant cela, ce qui a été traduit

2

Henri LAOUST, « Le réformisme orthodoxe des Salafiya et les caractères généraux de son orientation actuelle »,

REI, VI-2, 1932.

3

Dans la lignée des principes directeurs de l’histoire conceptuelle (Begriffsgeschichte) : cf. Bernard LACROIX, Xavier LANDRIN, « La Begriffsgeschichte », communication à la journée d’études du LAMOP, en collaboration avec Ménestrel, Les usages conceptuels du médiéviste, Université Paris I, 04/11/2011, consultable en ligne : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00639385.

par réforme est resté longtemps indéfini. Le slogan, « la mélodie de la réforme »4, n’émerge et ne prend sens qu’au milieu des années 1930. L’épisode du Front populaire, conjoncture réformiste s’il en est, et les luttes entre lettrés, d’une part, puis le développement du discours orientaliste sur le « réformisme musulman », d’autre part, contribuent à la cristallisation de ses significations dans la parole des oulémas et à la saisie décallée et surplombante de cet objet d’interface par l’administration.

Un dernier temps de la démonstration propose de déployer largement le discours des oulémas réformateurs, afin de montrer, à travers deux exemples, qu’il excède largement les

définitions religieuses ou nationalistes construites a posteriori. Le réformisme est une

pratique discursive déterminée et descriptible : des thèmes, des formes, des segments de discours sont partagés par les oulémas et constituent le contenu obligé et le ressort de leur propos. Aucun de ces segments n’est original – ils proviennent de thématiques alors en vogue parmi les élites séculières et religieuses du Maghreb –, mais, assemblés, ils forment la trame du discours de la réforme. Deux exemples, la question des échelles d’appartenance et celle du discours des oulémas sur la technique et les sciences, permettent d’envisager comment un tel discours réformiste se forme et reconfigure profondément le langage des oulémas.

I. LA QUESTION DES ORIGINES DE LA REFORME AU MZAB

Le récit fondateur du « mouvement réformiste du Mzab » est élaboré, après 1962, par un lettré

et mémorialiste mozabite, Muḥammad ‘Alī Dabbūz (1919-1981)5. Il livre une geste

téléologique, celle d’un « mouvement réformiste » qui lèverait à Guerrara au lendemain de la Première Guerre mondiale et, par l’action coordonnée d’oulémas, redresserait le Mzab, contribuant à la renaissance de la nation algérienne. Cette geste est à ramener aux conditions de son écriture : avec l’indépendance algérienne, le cadre national triomphe et bouscule le

Mzab, notamment ses élites6. Les oulémas sont sommés d’adhérer et d’oindre de leur

légitimité religieuse ce cadre nouveau, alors même que la construction étatique remet en cause leur hégémonie au Mzab. Un deuxième enjeu, local, vient se greffer à ce récit, celui de « l’orthodoxie » : il s’agit d’exalter le réformisme comme une expression authentique de

4

WM, n° 10, 3 décembre 1929, « La mélodie de la réforme (Naġmat al-iṣlāḥ) ».

5

Le cheikh Dabbūz a publié une histoire de La renaissance algérienne contemporaine, en 3 volumes, de 1965 à 1971, puis une histoire des Etendards de la réforme en Algérie, en 5 volumes, de 1974 à 1982.

6

Sur ces bouleversements à l’échelle locale, cf. l’épilogue. Les œuvres du cheikh Dabbūz et d’Ali Merad, élaborées dans les années 1960, sont marquées au sceau d’un nationalisme algérien qui perdure dans des écrits postérieurs, comme ceux d’Abū al-Qāsim Sa‘dullāh, Muḥammad Nāṣir et Muḥammad Nāṣir Būḥaǧām.

l’ibadisme. De cette complexe conjonction entre enjeux locaux et geste nationale algérienne

est né le récit maître de la réforme du Mzab, saturé des termes « renaissance (nahḍa) »,

réforme (iṣlāḥ) et réformateur (muṣliḥ), appliqués a posteriori comme grille de lecture unique,

au détriment des catégories des acteurs.

Une des principales interrogations qui structure ce récit est celle des origines du

« mouvement ». Formulée en termes de « causes extérieures » et de « causes intérieures » 7 –

le plus souvent, des généalogies intellectuelles –, elle tient lieu d’explication à son apparition. Ce double récit, dont le questionnement et la trame se sont imposés à l’historiographie locale et parfois aussi aux historiens étrangers, combine, avec des variantes, la mise en avant des mérites des lettrés locaux par des généalogies endogènes calquées sur le modèle islamique des

chaînes de transmission (sanad), à celle de causes exogènes, moins formalisées. Ce caractère

double des origines de la réforme au Mzab est tardif et problématique. La question des

origines s’est posée de façons différentes pour les lettrés de la fin du XIXe siècle, dans

l’entre-deux-guerres et, enfin, dans l’immédiat après Guerre d’indépendance. La cohérence du discours sur les origines n’est pas sans faille : il superpose, dans une perspective téléologique, des stratégies discursives formulées à différents moments de cette histoire. Il révèle en réalité par ses incohérences les conditions de la réception au Mzab du discours de la réforme.

A. Une généalogie en tension

1. La réforme, cause et manifestation de la « renaissance » du Mzab

Le cheikh Muḥammad ‘Alī Dabbūz, ‘ālim de Berriane, est le premier à proposer un discours

historique sur le « mouvement réformiste » au Mzab, réforme dont il est à la fois un produit et

un acteur. De 1935 à 1942, il est pensionnaire à l’institut (al-ma‘had) al-Ḥayāt (La Vie),

fondé par Bayyūḍ à Guerrara8. Il se rend ensuite à Tunis en 1942, avec la « mission d’études

(al-bi‘ṯa al-‘ilmiyya) » mozabite. Il y suit des cours à la Zitouna, avant de partir en 1944 pour

Le Caire où il étudie à Al-Azhar9. Il y est notamment accueilli par Abū Isḥāq, mozabite en

exil dans la capitale égyptienne10. A son retour, en 1948, il s’installe à Guerrara, et remplace

Bayyūḍ comme mudarris, chargé des leçons d’édification données à la mosquée. Il enseigne

7

« Al-asbāb al-dāḫiliya li-šabāb al-nahḍa » et « al-asbāb al-ḫāriǧya li-šabāb al-nahḍa », cf. Muḥammad ‘Alī

DABBUZ, Nahḍat al-Ǧazā’ir al-ḥadīṭa wa ṯawratuhā al-mubāraka, Alger, Al-maṭba‘a al-ṯaqāfiyya, 1971, vol. 2/3, p. 1 ; 25.

8

Il est question au chapitre V de cet institut et des initiatives prises par les oulémas pour réformer l’éducation.

9

M. ‘Alī DABBUZ, Nahḍat al-Ǧazā’ir.., vol. 2, op. cit., p. 20. Ses études au Caire sont indiquées par un rapport de surveillance, à son retour au Mzab en 1948. Cf. ANOM, OA//96/260, novembre 1948, « retour du Caire ».

10

ANOM/OA//78/365, « au sujet du cheikh Mohamed Ali Beddouz », Ghardaïa, 23 juin 1953, lettre du chef d’Annexe au commandant du territoire.

aussi l’histoire, à l’institut Al-Ḥayāt et l’écrit, devenant, à partir de 1962, le mémorialiste de l’action des réformistes, telle qu’elle s’est structurée de façon tardive et progressive, à partir

de la fin des années 1930, autour du cheikh Bayyūḍ et de la ville de Guerrara.

Par sa proximité avec les réformateurs du Mzab, mais aussi avec des figures de lettrés

du nord de l’Algérie ou de Tunis, Dabbūz est à même de mener une vaste enquête et de lier

l’histoire locale du Mzab à celle de l’Algérie, voire du Maghreb entier. Le récit qu’il livre du « mouvement réformiste » est fondateur dans l’historiographie locale, notamment en raison de

l’empreinte forte que Dabbūz laisse chez ses élèves historiens : Muḥammad Nāṣir et

Muḥammad Nāṣir Būḥaǧām11. L’œuvre de Dabbūz est très marquée par le prisme nationaliste

arabo-musulman qui prévaut dans les années 1960. Sa lecture demande donc un travail de déconstruction et de croisement avec d’autres sources, au risque de tomber dans l’anecdote ou de reconduire le discours très apologétique et nationaliste qui est le sien, comme tendent à le

faire certaines études historiques12.

Il écrit l’histoire des « renaissances » de l’Algérie et, notamment, de « la renaissance

moderne (al-nahḍa al-ḥadīṯa) » de l’Algérie et du Mzab13. Cette idée de renaissance –

centrale dans sa démonstration – se fonde, d’une part sur l’idée d’une soi-disant décadence de l’Algérie à l’époque moderne et, d’autre part, sur celle, totalisante, construite après coup et

jamais véritablement définie, de la réforme (iṣlāḥ). A la fois cause et manifestation de la

renaissance, la réforme surviendrait en réaction à une décadence religieuse et politique, celle de l’ignorance et de la division, qui aurait conduit les Ottomans à l’impuissance et mené l’Algérie à la sujétion coloniale et à la désappropriation culturelle. C’est plus précisément pour comprendre les causes de « la renaissance contemporaine » que le cheikh combine les deux origines, égyptienne et endogène, de l’apparition de la réforme au Mzab.

2. Un récit diffusionniste et centré sur l’Egypte

Une première narration explique la « renaissance » de l’Algérie par l’influence que les

penseurs égyptiens y auraient exercée. Dabbūz développe cette explication dans le deuxième

11

Cf. par exemple l’hommage que lui rend Muḥammad Nāṣir dans Muḥammad ‘Alī Dabbūz wa-l-muǧtama‘ al-islāmī li-kitābihi al-ta’rīḫ, Berrian, Maktabat al-šayḫ Muḥammad ‘Alī Dabbūz, s.d.

12

Cf. Mohamed-Brahim SALHI, « Société et religion en Algérie au XXe

siècle!: le réformisme ibadhite, entre modernisation et conservation », Insaniyat, 31, mars 2006, p. 33‑61 ; Amal N. GHAZAL, « The Other Frontiers of Arab Nationalism: Ibadis, Berbers, and the Arabist-Salafi Press in the Interwar Period », IJMES, 42-01, 2010, p. 105‑122 ; Amal N. GHAZAL, Islamic Reform and Arab Nationalism: Expanding the Crescent from the Mediterranean to the Indian Ocean (1880s-1930s), London, Routledge, 2010 ; Valerie HOFFMAN et Sulaymān b. ‘Alī AL-ŠUAYLI, « Ibâḍî Reformism in Twentieth-Century Algeria!: The Tafsîr of Shaykh Ibrâhîm Bayyûḍ »,

REMMM, 132, 6 juillet 2012, p. 155‑173 ; Amal N. GHAZAL, « Tensions of Nationalism: The Mzabi Student Missions in Tunis and the Politics of Anti-Colonialism », IJMES, 47-1, 2015, p. 47‑63.

13

volume de son Nahḍat al-Ǧazā’ir al-ḥadīṯa (La renaissance moderne de l’Algérie). Deux différents récits l’illustrent. Ils sont parfois combinés. Dans le premier, l’apparition du

réformisme en Algérie daterait de la visite du grand mufti d’Egypte, Muḥammad ‘Abduh

(1849-1905), à Alger en 1903. Avec son disciple Riḍā, ils auraient exercé une grande

influence en Algérie, influence relayée par les revues cairotes al-Manār et al-Fatḥ14.

Le second récit est davantage centré sur des acteurs ibadites (et, à ce titre, classé dans les « causes internes », même s’il met en jeu des acteurs étrangers et/ou à l’étranger) : dans

cette version, l’envoi collectif et organisé d’élèves (al-bi‘ṯa al-‘ilmiyya al-munaẓẓama)

mozabites à Tunis à partir de 1914 serait l’origine de la réforme en Algérie. Leur fréquentation des grands centres d’enseignement les aurait sensibilisés à la pensée réformiste. De retour au pays, ils auraient fondé à leur tour un « mouvement réformiste » et en auraient mis en œuvre le programme. Ce récit est aussi tributaire d’une vision diffusionniste : Tunis

fonctionnerait comme relais maghrébin du rayonnement culturel égyptien15. Le passage des

Mozabites à Tunis, envisagé dans cette perspective comme une nouveauté, les aurait

acclimatés à une « modernité arabe et islamique »16. Dabbūz fait débuter le réformisme au

Mzab comme mouvement, en 1921, au retour du premier contingent de Mozabites de Tunis. L’une et l’autre explications ont été formalisées tardivement, dans les années 1960, même si

l’attention a été attirée dès l’entre-deux-guerres sur la nahḍa qu’auraient incarnées les

missions à Tébessa et Tunis17.

Les « missions d’études (bi‘ṯāt ‘ilmiyya) » à Tunis

Ces envois groupés d’élèves à Tunis ont bel et bien existé. Le premier a lieu en mai 1914, sous la responsabilité d’un jeune lettré de Guerrara installé dans la capitale du protectorat

depuis octobre 1913 pour étudier à la Zitouna, Ibrāhīm Abū al-Yaqẓān (1888-1973). Cette

« mission scientifique » est la conséquence de la fermeture de l’école al-Ṣadīqiyya (

al-madrasa al-qur'āniyya al-ahliyya al-ṣadīqiyya) de Tébessa.

Fondée en 1913 par le cheikh sunnite ‘Abbās b. Hamāna, avec l’aide du cheikh ibadite

Bakīr b. Ibrāhīm al-‘Unq (1868-1934) et des commerçants mozabites de la ville, elle est

14

M. ‘Alī DABBUZ, Nahḍat al-Ǧazā’ir..., vol. 2, op. cit., p. 27‑32.

15

Ibid., p. 16‑20, « L’influence de Tunis sur la renaissance du grand Maghreb » (Aṯar Tūnis al-ḫaḍra fī nahḍat al-Maġrib al-kabīr).

16

Dabbūz date à tort les origines du riḥla li-ṭalab al-‘ilm des Algériens, Mozabites compris, à Tunis de la 2ème

moitié du XIXe

siècle. Cf. Ibid., p. 20.

17

Comme en témoigne l’article publié dans al-Umma, n° 15 (15 décembre 1934) qui reproduit une conférence d’Abū al-Yaqẓān. Il y donne comme cause au « mouvement littéraire » (al-ḥaraka al-adābiyya, traduisible aussi par « mouvement pédagogique »), l’apparition d’un « mode d’enseignement moderne ». Le 1er

« établissement moderne » aurait été selon lui la médersa de Tébessa, à laquelle aurait été substituée une école à Tunis.

annoncée dans le journal Al-Ṣadīq comme la « première école libre et niẓāmiyya d’Algérie18

(awwal madrasa ḥurra niẓāmiyya bi-l-qaṭr al-ǧazā’irī) » 19. L’école, à laquelle les

commerçants mozabites de Tébessa confient l’instruction de leurs fils, fonctionne durant six

mois puis, le cheikh Ḥamāna étant mort entre temps, est fermée par l’administration qui

refuse la présence de deux enseignants tunisiens. Le départ pour Tunis est donc une option

permettant aux élèves mozabites de suivre un enseignement libre20.

L’expérience tunisoise de 1914 est éphémère et concerne seulement une quinzaine

d'élèves, venus surtout de Guerrara et Tebessa. Ils s'installent rue Turbāt al-Bāy, dans la

médina21. En 1916, Abū al-Yaqẓān se rend du Mzab à Tunis à la tête d’une nouvelle mission,

mais le flux ne se stabilise qu’à partir de 1921 ou 1922. Secondé à partir de 1923 par un autre

étudiant, ‘Abd al-Raḥmān b. ‘Umar Bakillī (1901-1986), Abū al-Yaqẓān reste responsable de

la mission jusqu’en 192522.

A l’automne 1922, un rapport de la résidence générale de Tunis, transmis par la

direction des Territoires du Sud à Ghardaïa, via Laghouat, comprend une liste de 42 élèves

originaires du Mzab fréquentant « l’école mozabite de Tunis », à laquelle l’agent indique qu’il faudrait en ajouter 16, « actuellement en Algérie ». Il s’agit de garçons, âgés de 7 à 14 ans. Le

phénomène est réparti entre les ksours du Mzab : onze élèves sont désignés par des nisba

désignant quatre des sept ksours du Mzab, El Atteuf, Béni Isguen, Ghardaïa et Guerrara23. Ils

fréquentent « l’école qui porte le nom de Médersa Essalem […] installée impasse Boukhris n° 1 » et demeurent tous « au n° 10 de la rue Médersé Es Slimania », dans la médina. En 1922, deux Mozabites sont à la fois les surveillants et les enseignants des élèves : « Ba Ali

ben Salah et Tefaiech Brahim ». Ils sont plus âgés (le second, Ibrāhīm Aṭṭfayyiš, dit Abū

Isḥāq, a 36 ans) et sont étudiants de la Zitouna. En plus de leurs études à la

mosquée-université, ils supervisent les plus jeunes qui, eux, fréquentent une école située rue Bi'r

18

Le terme de madrasa niẓāmiya renvoie aussi bien au renouvellement de l’enseignement dans l’empire ottoman durant les Tanzimat qu’au nom des établissements d’enseignement sunnite que le grand vizir seldjoukide Niẓām al-Mulk (c.1018, 1092) fonda, en Mésopotamie et en Perse, au XIe

siècle. Cf. H. BOWEN, « Niẓām al-Mulk », in EI2, Leiden, Brill, 1995, vol. VIII, p. 71‑74.

19

Cf. Al-Ṣadīq, n° 30, 18 mars 1921, référence citée par M. ‘Alī DABBUZ, Nahḍat al-Ǧazā’ir..., vol. 2, op. cit., p. 264‑265 ; A. Christelow évoque également cette mission, faisant à tort du cheikh Ḥamāna un ibadite. Cf. Allan CHRISTELOW, Algerians Without Borders: The Making of a Global Frontier Society, Gainesville, University Press of Florida, 2012, p. 84‑85.

20

M. ‘Alī DABBUZ, Nahḍat al-Ǧazā’ir..., vol. 2, op. cit., p. 261‑269.

21

Elle mène de la Zitouna au mausolée de la dynastie, alors régnante, des beys husaynites.

22

Pierre CUPERLY, « Abū al-Yaqẓān Ibrāhīm », Ghardaïa, maktabat al-šayḫ ‘Abd al-Raḥmān Ḥawāš, s.d.

23

AWG, 18 octobre 1922, Gouvernement général de l’Algérie, surveillance des Mozabites. La nisba n’est pas un indice irréfutable du ksar d’origine des habitants de Guerrara portant par exemple la nisba de Būnūrī.

aǧār, et dirigée par Muḥammad b. Ṣāliḥ al-Ṯamīnī (1897-1970), lettré de Béni Isguen, lui

aussi ancien élève du Quṭb, venu à Tunis en 1917 pour étudier à la Zitouna24.

La capitale de la Régence, sous protectorat français, passe de 150 000 habitants, en 1910, à 220 000, en 1936. La présence non musulmane et européenne y est importante (environ 22 000 Tunisiens de confession juive et 81 000 Européens en 1921) et la ville a été

dédoublée ; médina d’une part, ville européenne de l’autre25. Les jeunes Mozabites retrouvent

là des commerçants ibadites, du Mzab et de Djerba, et un microcosme d’exilés algériens26. Ce

n’est pas tant l’enseignement qu’ils reçoivent à la Zitouna27 que le bouillonnement culturel et

politique de la ville qui les marque, comme en témoignent, dans la presse mozabite de

l’entre-deux guerres, les nombreux échos qui en sont fait28. L’heure est alors, après l’alliance entre

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