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D ES ORIGINES À K RAEPELIN

1. Antiquité

Manie et mélancolie figurent parmi les troubles décrits les plus précocement dans l’histoire.

Ces états de dépression et d’exaltation pathologiques sont connus des médecins et des philosophes de l’ère pré Hippocratique. Certains poèmes de l’époque sont utilisés par les médecins grecs de l’antiquité, dont Hippocrate (460-337 Avant JC) qui établit la première classification des troubles mentaux comprenant mélancolie, manie et paranoïa (Angst et Marneros, 2001). Ces concepts de manie et mélancolie, beaucoup plus larges que ceux d’aujourd’hui, comprenaient certains types de schizophrénie, de troubles organiques, ainsi que les troubles schizo-affectifs.

Ce sont les descriptions d’Arrêtée de Cappadoce (premier siècle avant JC) qui contiennent les premières traces de la possible coexistence de symptômes maniaques et dépressifs. Il ne considère pas manie et mélancolie comme deux troubles distincts mais comme deux présentations différentes d’une même maladie. La manie étant pour lui le stade le plus sévère de la mélancolie comme en témoignent ces extraits de son livre (Causes and symptoms of chronic diseases, livre 1, chapitre 5) : « Je pense que la mélancolie n’est que le départ et qu’une partie de la manie », puis « La survenue de la manie représente une aggravation de la maladie mélancolique plus qu’une autre maladie » (Marneros, 2001). On retrouve dans ce même livre le concept moderne de manie irritable, dysphorique ou furieuse (chapitre 6) :

« Chez certains patients, la manie se manifeste par de l’euphorie… Cette forme de manie ne

cause guère de soucis aux proches du patient. D’autres malades présentent en revanche une rage furieuse, réduisent leurs vêtements en lambeaux et agressent volontiers les gens qui prennent soin d’eux, certains allant même jusqu’à se suicider » (Marneros, 2001). L’ouvrage recèle également une description de ce que Kraepelin appellera plus tard la dépression agitée (chapitre 5) : « …les mélancoliques expriment souvent uniquement de la tristesse. Mais il leur est possible d’entrer dans des états de rage et de passer ainsi une grande partie de leur vie dans une folie les poussant à des actes terribles et humiliants » (Marneros, 2001).

Sans clairement délimiter et individualiser les états mixtes, ces concepts de manie et mélancolie subsistent jusqu’au dix-neuvième siècle, soit presque durant deux millénaires.

2. Etat des lieux au XIXe siècle

La plupart des auteurs pré-kraepeliniens décrivent des formes d’états mixtes. Dès le début du dix-huitième siècle, certaines formes de mélancolie pouvant se rattacher à la mixité sont décrites par Boissier de Sauvages et William Cullen : les « melancholia enthusiastica »,

« melancholia furens », « melancholia moria », « melancholia saltans » et « melancholia errabunda » (Koukopoulos, 1999). Lorry décrit même en 1765 la « mania-melancholica » (Marneros, 2001).

La première classification individualisant les états mixtes est celle de Heinroth en 1818 dans son livre (Disorders of Mental life or Mental Disorders) où il divise les troubles mentaux en trois catégories : les états d’exaltation (hyperthymias), de dépression (asthenias), et les états mixtes nommés alors « mélange d’exaltation et de dépression » (Marneros, 2001). Cette dernière catégorie est elle-même décomposée en trois parties : « troubles mentaux mixtes »,

« troubles mixtes de l’humeur » et « troubles mixtes de la volonté » (tableau I.). C’est principalement dans les deux dernières catégories que figurent la majorité des états mixtes.

Tableau I. - Mélange d’exaltation et de dépression selon Heinroth, 1818 (Marneros, 2001) dépressions ou exaltations « grincheuses », la « dépression avec exaltation et sottise » dont il constate une évolution longue et un pronostic défavorable (Marneros, 2001).

Wilhem Griesinger décrit également dans son ouvrage (Pathology and treatment of Mental Illnesses, 1845, 1861) quelques états mixtes qu’il considèrera surtout comme des états transitionnels, tout en pensant à la manière d’Arrêtée de Cappadoce que la manie naît de la mélancolie. Il déclare que ces « mid-forms » transitionnelles sont dépendantes des traits de personnalité du patient. Cette théorie sera reprise par Akiskal 150 ans plus tard (Marneros, 2001).

3. L’école française du XIXe siècle

Plus on avance dans le XIXème siècle, plus l’attention se porte vers cette cyclicité d’une partie des troubles de l’humeur. Wilhem Griesinger est un des premiers à la décrire en 1845 et ses observations se révéleront décisives dans le développement du concept de folie circulaire de l’école française (Angst et Marneros, 2001). J.R. Jacquelin Dubuisson témoigne déjà

également en 1812 dans sa Dissertation sur la Manie des rapports étroits entre mixité et cyclicité dans deux observations : « mélancolie compliquée d’accès maniaques qui reviennent tous les deux jours » et « mélancolie compliquée d’accès maniaques qui reviennent toutes les nuits ». Sa description d’une « manie causée par de profonds chagrins » est une remarquable observation de mélancolie, soulignant la possible instabilité des symptômes : « …, le visage est pâle et triste, le regard est sombre et inquiet, l’aliéné recherche la solitude. Il conserve un silence morne et obstiné, ou bien il se plaint, il gémit profondément, il se répand en imprécations violentes. C’est en vain que l’on cherche à l’arracher à ses sombres idées, à ses noires rêveries ; toutes tentatives à cet égard faites par les personnes même les plus chères, tourmentent et irritent ce malheureux, et lui suscitent souvent des reproches odieux et de violentes impatiences… » (Jacquelin Dubuisson, 1812).

C’est en 1851 que Falret, élève d’Esquirol, publie ses quatorze lignes intitulées « De la folie circulaire ou forme de maladie mentale caractérisée par l’alternative régulière de la manie et de la mélancolie ». Il y décrit alors un trouble mental qu’il nomme « folie circulaire », caractérisé par un cycle continu enchainant dépression, manie et intervalles libres (Falret, 1851). Il complétera son concept durant les trois années suivantes avec une publication :

« Leçons cliniques de médecine mentale faites à l’hospice de la Salpêtrière » (Angst et Marneros, 1854) et un mémoire présenté à l’académie de médecine sous le titre : « Mémoire sur la folie circulaire, forme de maladie mentale caractérisée par la reproduction successive et régulière de l’état maniaque, de l’état mélancolique et d’un intervalle lucide plus ou moins prolongé » (Falret, 1854). Le concept de « Folie à double forme » de Baillarger présenté trois ans plus tard, et qui s’inspire grandement des observations de J.R. Jacquelin Dubuisson, est assez similaire, mis à part la moindre importance donnée à l’intervalle libre (Angst et Marneros, 2001). Les deux rivaux et « pères » du concept de trouble bipolaire sont à l’origine d’une avancée majeure dans le domaine de la psychiatrie.

Ces concepts de « folie circulaire » et « folie à double formes » soulèvent alors déjà quelques interrogations au sujet des états mixtes. Seraient ils donc uniquement des formes transitionnelles de troubles de l’humeur ?