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Orfeu da Conceição, une œuvre décisive dans la carrière d’Antonio Carlos Jobim

1 Éléments biographiques

1.4 Orfeu da Conceição, une œuvre décisive dans la carrière d’Antonio Carlos Jobim

En 1955, la renommée d’Antonio Carlos Jobim attire l’attention du poète et diplomate Vinicius de Moraes, qui cherche un compositeur doué pour mettre en musique le texte de sa comédie musicale Orfeu da Conceição.70 Antonio Carlos Jobim a déclaré à Almir Chediak : « Ce

qui a amené Vinicius à m’appeler, c’était le fait que j’avais déjà un nom qui circulait sur la scène. Mais un nom local, un arrangeur, un musicien qui aimait écrire pour les autres ».71 Œuvre

essentielle dans l’opus jobimien, Orfeu da Conceição a joué un rôle déterminant dans la commande de Brasília — Sinfonia da Alvorada, puisque cette pièce a non seulement scellé le partenariat entre le musicien et le poète, mais il a aussi indéniablement consolidé la réputation d’Antonio Carlos Jobim comme éminent compositeur. Dans Orfeu da Conceição, Jobim a composé, arrangé et joué du piano, montrant ainsi ses qualités de musicien complet. Étant donné l’importance de cette pièce, il semble pertinent ici de présenter plus en détail les caractéristiques révolutionnaires de cette comédie musicale ainsi que la réception de la musique par la presse de l’époque.

Vinicius de Moraes rédige le premier acte de la pièce de théâtre à Niterói (ville située à proximité de Rio de Janeiro) en 1942, mais il ne complète le texte qu’entre 1947 et 1948, alors qu’il se trouve en mission diplomatique à Los Angeles.72 Orfeu da Conceição reflète l’esprit de

l’époque où il a été écrit, car la narration exprime à sa manière le primitivisme en vogue dans le

70 Orfeu da Conceição est le titre de la comédie musicale présentée sur scène en 1956 et ne doit pas être

confondue avec le film Orphée noir (1959), adaptation réalisée par Marcel Cammus, qui a adapté cette pièce pour le cinéma.

71 « O que fez Vinicius me chamar foi que eu já tinha certo nomezinho na praça. Mas um nome local, um

arranjador, um músico que gostava de escrever para outros ». Chediak, Songbook : Tom Jobim, 1994, 2:11.

72 Entrevue au Museu da Imagem e do Som (MIS) donnée en 1968 et publiée dans un ouvrage consacré à la

comédie musicale. Vinicius de Moraes et Antonio Carlos Jobim, Cancioneiro Vinicius de Moraes : Orfeu :

Brésil des années 1940-1950. Créée en 1956, cette comédie musicale transpose dans le domaine artistique les préoccupations d’un mouvement intellectuel plus général, stimulé en grande partie par les livres Casa Grande e Senzala (1933) de Gilberto Freyre (1900-1987), Raízes do Brasil (1936) de Sérgio Buarque de Holanda (1902-1982), et Formação do Brasil Contemporâneo (1942) de Caio Prado Júnior (1907-1990). Les efforts des intellectuels pour comprendre les fondements qui ont configuré le Brésil ont permis de révéler les caractéristiques d’une partie de la population vivant à la périphérie du pays. Ces études ont formé la base intellectuelle du primitivisme artistique brésilienne. Dans Orfeu da Conceição, ce primitivisme est exprimé par l’activité musicale des habitants des favelas, lieu de l’action. Leur musique, la samba de morro, allait alors être comprise comme étant une expression artistique « authentique ».73 Comme elle

est produite par une population marginalisée, sans instruction et conséquemment exempte des influences esthétiques européennes ou étasuniennes, elle allait être interprétée par les intellectuels comme une musique purement brésilienne, révélatrice de la contribution africaine à la matrice du peuple brésilien.74 L’évocation des favelas et l’inspiration de la samba de morro

sont alors conçues comme l’expression légitime de la culture artistique urbaine de Rio de Janeiro. À ces éléments de base s’ajoutent le style informel de la narration, le mélange des styles classique et populaire, le scénario, les costumes et la distribution entièrement composée d’artistes noirs, éléments qui contribuent à faire d’Orfeu da Conceição une production éminemment originale pour son époque.

La réception de la comédie musicale profite de la renommée de son équipe, formée d’artistes à l’avant-garde de leurs domaines respectifs. Tout d’abord, la réputation de Vinicius de Moraes en tant que poète éminent assure un accueil positif dans les cercles intellectuels brésiliens. Le décor conçu par Oscar Niemeyer, futur architecte de Brasília, comporte déjà les traits qui allaient plus tard caractériser les bâtisses de la nouvelle capitale du pays. Les costumes fabriqués par Lila de Moraes cherchent à intégrer le mythe grec dans les favelas cariocas.75

Finalement, la partition novatrice d’Antonio Carlos Jobim écrite en 1956 contient déjà les

73 La terminologie « samba de morro » fait allusion à la samba composée et exécutée dans les favelas de Rio de

Janeiro. Pour les différents types de samba, consulter l’ouvrage dirigé par Marcondes, Enciclopédia da música

brasileira, 704.

74 Dans leurs livres, les auteurs Gilberto Freyre, Sérgio Buarque de Holanda et Caio Prado Júnior soulignent que

le Brésil est établi sur trois matrices populationnelles différentes, l’amérindienne, l’européenne et l’africaine.

75 Texte publié dans le programme original de 1956. Moraes et Jobim, Cancioneiro Vinicius de Moraes : Orfeu :

caractéristiques stylistiques de la bossa nova, un genre qui connaît son apogée seulement à partir de 1958.76 La presse, dont l’attention a été attirée par ces grands noms, a réagi avec

enthousiasme.77

La partition de Jobim, quoiqu’inspirée de la musique des favelas, a recours à une instrumentation et une écriture harmonique plutôt classiques qui n’étouffent pas la personnalité artistique de leur auteur et mène à un mélange des styles parfaitement maîtrisé. Cette synthèse confère un caractère moderne à la musique et elle devait être associée plus tard à la signature de l’écriture musicale de Jobim, tel que le souligne Cacá Machado dans ce commentaire :

Contrairement à la majorité des compositeurs populaires de sa génération, Tom apportait le bagage et l’expérience d’un arrangeur. Peut-être cela a été déterminant dans les premiers projets auxquels il a participé : Sinfonia do Rio de Janeiro (1954) et Orfeu da Conceição (1956). Ce qu’on voit dans ces projets et dans les prochains, tels que Brasília — Sinfonia da Alvorada (1960) et les albums Canção do Amor Demais (1958), Matita Perê (1973) et Urubu (1975), c’est une musique instrumentale, d’une finition sophistiquée qui entremêlant le classique et le populaire semble aussi s’accommoder à la forme chanson.78

La musique d’Orfeu da Conceição est caractérisée par le traitement harmonique typiquement jobimien, ainsi que par la fusion de l’instrumentation orchestrale classique avec des éléments rythmiques et mélodiques issus de la samba de morro. Dans le journal Diário Carioca, l’éditeur et écrivain Enio Silveira, ainsi que Radamés Gnattali ont écrit des critiques élogieuses à

76 Le chercheur José Estevam Gava parle des 7 caractéristiques de la bossa nova, à savoir, la poésie simple, la

technique vocale, l’esthétique du chant, les lignes mélodiques raffinées, l’harmonie complexe, la dextérité instrumentale et finalement le style comme expression de son temps. José Estevam Gava, A linguagem harmônica

da bossa nova, 2e éd. (São Paulo, SP, Brasil: Editora UNESP, 2002).

77 L’exception aux critiques enthousiastes viennent de la part du poète Manuel Bandeira et des journalistes

Claudio Murilo (Correio da manhã), Gasparino Damatta (Revista do Globo) et Adalgisa Nery. Dans son article à la Revista do Globo, Gasparino Damatta déplore que la musique ne semble pas s’accorder au texte. Jobim,

Cancioneiro Jobim : obras completas, arranjos para piano - complete works, piano arrangements, 2007, 1:25.

78 « Ao contrário da maioria dos compositores populares de sua geração, Tom trazia na bagagem a experiência

do músico arranjador. Talvez isso tenha sido determinante nos projetos inaugurais em que se envolveu: Sinfonia do Rio de Janeiro (1954) e Orfeu da Conceição (1956). O que vemos nesses e noutros projetos, como Brasília - Sinfonia da Alvorada (1960) ou os discos Canção do Amor Demais (1958), Matita Perê (1973) e Urubu (1975), é uma música instrumental, de acabamento sofisticado e que, entrelaçando o erudito e o popular, parece também acomodar-se à forma de canção ». Machado, Tom Jobim, 21‑22.

propos de la musique d’Antonio Carlos Jobim. Gnattali publie en 1956, dans le journal Ultima

Hora, un article où il souligne les qualités musicales de l’œuvre.

Je félicite Vinicius de Moraes d’avoir fait le meilleur choix de compositeur pour son « Orphée ». Antonio Carlos Jobim, en plus d’avoir une nature essentiellement musicale, possède la culture nécessaire et la sensibilité artistique pour écrire sur papier la musique appropriée pour un aussi bon texte. Il ne s’agit pas simplement de mettre en musique un poème, mais de faire vivre la tragédie qui suit l’idée du poète. Je pense que cela est la chose la plus difficile au monde parce que, au-delà de la culture musicale nécessaire, il faut que le compositeur se place à la hauteur intellectuelle du poète. Antonio Carlos Jobim, notre cher Tom, a composé la musique que notre aussi cher poète devait espérer pour la consécration complète de son travail.79

Vinicius de Moraes ainsi que le public couvrent le compositeur d’éloges pour son raffinement. Même la critique négative reconnaît la modernité du style, « universel et intemporel » de la musique. Le 6 octobre 1956, sous le titre de « A música de “Orfeu da

Conceição” », le critique Cláudio Murilo écrit dans « Correio da manhã » :

L’impression laissée par la musique de Tom nous fait croire que MGM [le studio cinématographique américain] avait atteint le royaume des bidonvilles aux toits de zinc pour produire d’autres caricatures grotesques présentes dans ses opérettes : ruiner toute la sauce, tout le sel, toute les qualités d’une chanson des caractéristiques populaires et régionales (régionale, par opposition à universelle, ce qui est le trait typique de ces arrangements). Bien sûr, celui qui va assister à un spectacle qui annonce avoir comme trame musicale et imagée la musique des favelas (un lieu précis et délimité) ne s’attend pas à entendre une musique qui n’a rien à voir avec les favelas, qui rejoint l’universel, c’est-à-dire, la Chine, les États-Unis ou le Groenland.80

79 « Quero felicitar Vinícius de Moraes pela escolha acertadíssima do compositor para seu “Orfeu”. Antônio

Carlos Jobim, além de ter uma natureza essencialmente musical, possui a cultura e a sensibilidade artística necessárias para colocar na pauta a música adequada a um texto assim. Não se trata apena de musicar uma poesia, mas de viver o assunto da tragédia acompanhando a ideia do poeta. Acho isto a coisa mais difícil do mundo, pois, além da cultura musical necessária, é mister que esteja o compositor à altura intelectual do poeta. Antônio Carlo Jobim, o nosso querido Tom, compôs a música que o nosso não menos querido poeta devia esperar para consagração completa da sua obra ». Léo Justi, Radamés Gnattali, et Antonio Bulhões, « Estréia no Municipal », Última Hora,

1956, Acervo do Instituto Antônio Carlos Jobim, consulté en décembre 2016,

http://www.jobim.org/jobim/handle/2010/9032.

80 « A impressão que nos deixou a música de Tom foi de que a MGM subira ao reino dos barracões de zinco e

fizera mais uma daquelas famosas proezas que pululam em suas operetas: conseguiram torar todo o molho, todo o sal, toda a personalidade de uma música de características populares e regionais (regional em contraposição ao universal, que é nota típica dos arranjos). Evidentemente, quem vai assistir a um espetáculo que anuncia como fundo

Cette critique défend la pureté du genre musical et pose la question du rôle du nationalisme dans le domaine des arts. Elle ne conçoit pas une chanson qui, en dépit d’être élaborée à partir des racines de la samba, s’écarte des caractéristiques typiques de la « samba de

morro ». L’article de Claudio Murilo est le premier d’une série de critiques du même genre qui

seront dirigées contre la musique d’Antonio Carlos Jobim. L’analyse de ce débat esthétique, présentée plus bas, permettra de mettre en évidence quelques repères importants de la pensée artistique et esthétique brésilienne, tout en donnant l’occasion d’examiner les principes qui ont guidé le parcours artistique de Antonio Carlos Jobim.

musical e imagístico a música criada no morro (em lugar restrito e demarcado) não espera encontrar uma música que nada tem a ver com morro, mas sim com o universal, isto é, com China, com os Estados Unidos ou com a Groenlândia ». Cláudio Murilo, « A música de “Orfeu da Conceição” », Correio da Manhã, aoùt 1956, Acervo do Instituto Antônio Carlos Jobim, consulté en décembre 2016, http://www.jobim.org/jobim/handle/2010/8974.

Chapitre II