• Aucun résultat trouvé

Oralité et littérature berbère : quelles représentations ?

Chapitre 2 : le contexte immédiat : le rituel du mariage

3- Oralité et littérature berbère : quelles représentations ?

Pendant la période coloniale au Maroc, l’oralité n’a suscité l’intérêt des chercheurs que dans la mesure où elle constitue une source d’informations sur les indigènes. Les études se rapportant à l’oralité ne la visaient pas en tant qu’objet d’analyse. L’oralité n’était qu’un moyen, un fond documentaire qui était collecté et étudié au service d’autres objectifs. Elle servait pour l’ordre colonial d’éclaireur pour pénétrer le monde indigène. Elle n’était donc que prétexte et non une fin en soi. La consigne donnée aux chercheurs était claire. Le but était d’assurer un contrôle administratif et politique. Pour qu’il n’y ait pas de digressions, l’objectif des travaux sur l’oralité était bien défini, bien limité. Et pour orienter, un questionnaire susceptible de les orienter dans leur investigation leur a été même fourni. Le colonel H. Simon (1915: 9)153 explique l’objectif de ces études :

Il importe de les étudier à fond. Les travaux faits en Algérie et surtout ceux de Hanoteau et Letourne nous fourniront pour cela une base solide ; mais les coutumes varient de tribu à tribu, de village à village; les particularités doivent être soigneusement notées et examinées pour former un fonds documentaire à l'aide duquel on pourra fixer les règles du contrôle politique et administratif à établir chez ces populations.

Comme c’est le cas pour les autres aspects de la tradition orale, la poésie amazighe (berbère) a fait l’objet de nombreuses études. Mais ces recherches visaient la connaissance des populations amazighes en recueillant des informations sur leurs représentations, leurs croyances, leurs valeurs, leur mode de vie, leurs coutumes. Le but est de bien comprendre ces

153 Les archives berbères, publication du comité d’Etudes Berbères de Rabat ; Les Etudes Berbères au Maroc et

147

sociétés indigènes pour mieux les dominer. Ce souci revient dans les documents de l’époque comme un leitmotiv. On peut encore citer à ce sujet Laoust (1928 : 9) 154: « Pour l’instant il nous suffit de pénétrer plus avant dans leur pensée et de mieux les connaître, pour y remédier, cette sorte de malaise qui s’est emparé de leur âme. Or leurs chants sont à cet égard pleins d’enseignements. »

Il est vrai que la poésie constitue le réceptacle des états d’âme, des espoirs et angoisses, des valeurs et croyances, des événements vécus par le groupe. Le peuple se confie volontiers à travers le chant et la poésie. Dans le texte introductif aux Poèmes de la résistance berbère J. Robichez avec M.A. Galmiche, cité par Bouazza Benachir ont fait ce constat :

A côté de quelques milliers de nationalistes marocains dont les chefs écrivent des articles et donnent des interviews, il y a une masse de six millions de paysans et de pasteurs qui ne savent ni lire ni écrire. Ceux-là ne disent pas volontiers ce qu’ils pensent. Pour ce faire une idée de leur état d’esprit, il est indispensable d’en surprendre le témoignage spontané. Ce témoignage, le peuple du Maroc le donne surabondamment, car il chante. Bouazza Benachir (2010 : 12)155

Ainsi, comme ces études ne visaient pas la connaissance au sens large du terme, certains domaines comme l’histoire des tribus, et l’aspect littéraire des productions verbales étaient considérés comme inutiles. C’est pourquoi ils étaient volontairement négligés. Le colonel Simon (1915 : 8)156 explique ce choix :

Dans une colonie comme l’Algérie, dans des pays de protectorat comme la Tunisie et le Maroc, ce qui importe au gouvernement qui a assumé la tutelle des indigènes, ce n’est pas tant de connaitre l’origine exacte de ces derniers que de savoir à quel groupe les rattachent les us et coutumes, dont le respect est aujourd’hui considéré comme un axiome dans la politique coloniale.

154 Emile Laoust, 1928, 9.

155 Bouazza Benachir, 2010, 12.

156 Les archives berbères, publication du comité d’Etudes Berbères de Rabat ; Les Etudes Berbères au Maroc et

148

Ne répondant pas aux objectifs politiques, le côté esthétique des productions verbales artistiques est volontairement occulté. Plus que cela, les anthropologues de l’époque l’ont même jugé absent des productions berbères, sinon peu développé. En effet, concernant la poésie amazighe, ces chercheurs se sont refusé à lui reconnaître un quelconque aspect esthétique et aux poètes un quelconque talent. Ils ont eu un jugement dépréciatif concernant la poésie « berbère ». C’était le cas d’Henri Basset qui considère le poète « berbère » comme primitif, incapable d’originalité et de production artistique. Selon lui, le poète berbère est :

un homme quelconque (qui) ne pourra jamais s’élever à cette originalité puissante qui est la marque des grands poètes, capable de faire éclore au cœur des hommes des sentiments nouveaux, ou qui les entraîne à sa suite par des routes nouvelles : ce ne sont que banalités et petits artifices. Henri Basset (1920 : 307)157.

Son jugement sur la poésie berbère est des plus dépréciatifs : « Les poèmes ne présentent pas une très grande originalité ni de pensée ni d’expression ». H. Basset (1920 : 55)158. Le conte et

les conteurs berbères sont logés à la même enseigne. « Rares sont…les gens capables de dire des contes cohérents…Ajoutons aussi l’indigence de la langue, le manque d’imagination descriptive du Berbère et l’absence de toute littérature écrite. » Emile Laoust (1949 : IX- X). Les jugements de Montagne (1930) et d’Emile Laoust (1949 ),cités par D.Merolla ( 2006 : 21)159, se rejoignent dans leur jugement dépréciatif et sont clairs sur le déni d’une littérature berbère. R. Montagne, cité par D. Merolla ( 2006 : 21)160 écrit : « A la vérité, il manque à la Berbérie la profonde vitalité du monde occidental au temps de ses origines ; les grands mythes capables d’associer les cultes locaux aux brillantes destinées des dieux des cités y sont toujours demeurés inconnus. »

Faouzi Adel a tenté d’expliquer l’attitude de ces chercheurs. Selon lui, cet ethnocentrisme est inhérent aux civilisations dominantes qui sont aveuglées par le sentiment de puissance :

157 Henri Basset, 1920, 307. 158 Henri Basset, 1920, 55 159 Daniela Merolla, 2006, 21 160 Daniela Merolla, 2006, 21

149

Certes on ne peut ignorer la collusion du regard avec le pouvoir ; mais ce regard, aussi méprisant soit-il est le regard de l’autre et c’est à ce titre qu’il nous intéresse. Il y a toujours un ethnocentrisme dans la façon de percevoir et de désigner l’autre. Cet ethnocentrisme est d’autant plus fort qu’il est l’œuvre d’une civilisation dominante que le sentiment de puissance aveugle sur les qualités des autres.Faouzi Adel (2002 : 9)161 Ainsi, l’observation de ces chercheurs se heurte au préjugé de « la primitivité » qui traverse leurs ouvrages, perturbe l’information et débouche sur certaines contradictions. En effet, ils voient les Berbères comme incapables d’imagination et de profondeur au niveau des idées. Selon eux, ils ne peuvent pas se hisser au niveau des occidentaux ; leur ignorance des mythes en est une preuve. Par ailleurs, la langue berbère et les productions qui lui sont inhérentes sont taxées d’indigence. Ce qui explique, selon Laoust, l’absence d’une littérature écrite.

Daniela Merolla (2006 : 44) a commenté le point de vue de ces chercheurs en précisant : « Le jugement de valeur esthétique sur la littérature orale et écrite berbère est en fait rendu d’après les paramètres propres au chercheur et non, selon ceux qui sont internes et fonctionnels au discours culturel local et historiquement déterminé. »

C’est aussi le point de vue de Vincent K. Simédoh 162 qui estime que l'oralité n'a pas toujours été reconnue dans l’art occidental comme ayant une valeur esthétique car elle n'entrait pas dans la sphère de l'esthétique gréco-latine. Ainsi, l’aspect esthétique n’a pas été pris en considération dans les travaux effectués à cette époque car on n’en voyait ni l’utilité ni la valeur esthétique.

A. Bonfour commente ce constat et met l’accent sur l’intérêt de l’aspect esthétique qui est propre à la culture étudiée et à son oralité. C’est lui qui a été occulté alors qu’il constitue l’essence même de l’oralité.

161

2002, 9 Adel, Faouzi

162 Vincent K. Simédoh, Hampaté Ba et l’oralité : Une esthétique de la parole, Université de Queen's-

Kingston-Canada.

http://w3.gril.univ-tlse2.fr/analyses/A2005/06.%20Vincent%20K.%20Sim%E9doh%2069-105.pdf, consulté le 23/01/2016.

150

Les textes ne sont pas étudiés pour ce qu’ils sont aux yeux de leurs producteurs et

leurs consommateurs, c'est-à-dire des poèmes et des chants où l’usage esthétique du langage est essentiel. Cette esthétique, comme la langue, mérite d’être étudiée car elle en dit long, elle aussi, sur les Berbères. Mais peut être apparait – elle fruste comme le relevait P. Galant Pernet163 chez certains spécialistes, pour qu’elle mérite de figurer parmi les études esthétiques. Abdellah Bounfour (1999 : 1 ) 164

Il n’en demeure pas moins vrai que quelques études ont été consacrées aux aspects esthétiques de ces productions. La mélodie de la poésie berbère et la danse d’ahidous ont bénéficié de l’intérêt de chercheurs de l’époque. Il s’agit en particulier de Robichez avec’ Poèmes du Maroc Central ‘ qu’il a recueillis dans les tribus de Ichkern, Ait Soukhman, Ait Hdiddou entre 1935 et 1940 et il a traduit les poèmes de la résistance et de Chottin qui a travaillé sur la danse d’ahidous. Tous deux, ils se sont intéressés à la mélodie mais selon des approches nouvelles et différentes.

Ajoutons à ce regard dépréciatif et à cette approche parcellaire, l’erreur qu’ont commise les chercheurs qui ont assimilé la littérature orale à la littérature écrite et l’ont jugée à travers les canons esthétiques de cette dernière. En transposant ces genres oraux à l’écrit, ils ont omis ce qui fait leur essence, à savoir ce qui permet leur ancrage dans l’oralité. C’est ce qu’explique encore Vincent K. Simédoh (2016) au sujet de ceux qui se sont donné comme tâche de transcrire les textes traditionnels oraux dans le but de les préserver.

Malheureusement, dans leur tentative, ils ont plutôt réécrit que transcrit les récits. On remarque surtout la disparition de ce qui fait l'essence de ces récits, c'est-à-dire les éléments d'oralité. Les textes produits, sont devenus des œuvres à part entière et n'avaient plus grand-chose à voir avec les œuvres originelles récoltées. La transcription n'a pas su transmettre tous les éléments. Commente Vincent K. Simédoh(2016)165 163 Paulette Galant.Pernet, 1982, 54- 70) 164 Abdellah Bounfour, 1999, 1.

151

Ainsi, les jugements dépréciatifs portés sur la littérature orale pourraient s’expliquer en partie par le fait que le caractère oral des productions n’a pas été pris en considération aussi bien au niveau de la collecte que de l’analyse; ce qui a contribué à porter des jugements de valeur inopportuns et sévères sur la littérature orale berbère. C’est ce que reproche Ahmed Bouanani au travail d’Henri Basset en tentant d’expliquer cette méprise.

Certains auteurs ont recueilli des textes mal racontés, incomplets ou abâtardis, et ont conclu trop hâtivement que les berbères manquent d'imagination et que leurs contes sont pauvres et totalement dépourvus de lyrisme (cf. Henri Basset, Essai sur la littérature des Berbères, 1920). Il est inutile de démontrer que leurs propos sont erronés. Un conte n'est que dans la façon dont on le dit. Puisqu'il est oral, il n'est prisonnier d'aucun langage; seuls les thèmes qui y sont développés demeurent immuables. Chaque conteur possède un style propre, une manière de faire vivre son conte dans la halka. Ahmed Bouanani (1966 : 3-9) 166

Notons aussi que les adeptes de l’approche évolutionniste considèrent l’oralité comme primaire par rapport à l’écrit et par conséquent un art appelé à évoluer. Et il a été admis que les sociétés de traditions orales sont des sociétés qui n’ont pas encore accédé à l’écriture. Ce qui confère à l’écriture un statut privilégié par rapport à l’oralité. Cette idée est à présent contestée. Chevrier (1986) refuse de qualifier les sociétés orales de sociétés « sans écritures ». Pour lui, l'oralité et l'écriture n’entretiennent pas un rapport de succession, d'évolution, ou d'exclusion, mais correspondent, chacune à leur place, à des modèles d'expression obéissant à des conditions de production, de transmission, de conservation étroitement dépendantes d'un certain type de société. Or, il faut admettre que l’oral et l’écrit ont toujours coexisté. Si l’oral prime dans le relationnel et dans les expressions artistiques de la société à tradition orale, cela ne veut pas dire que l’écrit n’y est pas pratiqué ou que l’oralité ne fait pas partie du monde moderne. Françoise Waquet (2003), cité par Roberte Langlois (2012. 187)167 souligne cette erreur: « A lire les travaux sur les milieux intellectuels, tout se passe comme si depuis

http://w3.gril.univ-tlse2.fr/analyses/A2005/06.%20Vincent%20K.%20Sim%E9doh%2069-105.pdf, consulté le 23/01/2016.

166 Ahmed Bouanani, 1966, 3-9. 167 Roberte Langlois, 2012, 187.

152

l’invention de l’imprimerie, l’oralité y avait non seulement perdu sa valeur mais avait, qui plus est, totalement disparu. »

Une autre représentation erronée de l’oralité est celle qui la considère comme figée. En effet, un cliché relatif à la littérature orale a longtemps consisté à l’envisager sous forme d’un répertoire verbal ethnique, clos et figé qui n’admet ni ajouts, ni modification et qui se répète à l’infini avec quelques variantes de peu d’importance liées au mode de transmission. La vérité est autre. Contrairement à ce que d’aucuns pensent, bien qu’elle soit séculaire et transmise de génération en génération, l’oralité n’est pas figée. En général, la culture-tradition change car elle est imprégnée par les turbulences de l’Histoire. Comme tout ce qui est vivant, les langues et les cultures évoluent, car elles subissent l’influence des mutations que connaissent l’environnement, les modes de vie ainsi que les croyances et les valeurs qui les régissent pour s’adapter à la société et aux rôles qui leur sont assignés. Selon Arnaud Diemer (2001)168 : « La culture- tradition n’est pas la reproduction à l’identique d’un ensemble d’habitudes figées». C’est aussi l’idée d’Ursula Baumgart( 2008) qui estime que

la littérature orale n’est pas un vase clos. C’est plutôt « un ensemble mouvant ».

Si la tradition est ancrée dans le temps, il n’en demeure pas moins vrai qu’elle est aussi actuelle, plutôt sans cesse actualisée, condition nécessaire pour sa survie. Elle évolue car elle s’adapte et fait une part belle à la créativité. Jean Dérive souligne ce contraste qui caractérise la tradition en général :

La tradition qui suppose la conformité à un état antérieur, repose en effet sur le paradoxe qu’elle ne se perpétue que parce qu’elle est capable de varier insensiblement. Sinon, elle serait rapidement obsolète du fait de l’évolution de la société. Jean Dérive (2008 : 25) 169

Mais le renouvellement qui est le propre de tout art, puisqu’il émane de la société dont il constitue le reflet n’affecte pas tous les différents genres oraux de la même façon. Henri Basset (1920) l’avait déjà signalé au début du 20ème siècle à propos de la poésie amazighe (

168 Arnaud Diemer, Mondialisation et spécificités socioculturelles, Université D’Auvergne, IUFM Clermont-

Ferrand, Les cités Obscures, WWW. Urbicande.be . Consulté le 12/5/2016.

153

berbère ): « Entre toutes les productions de la littérature populaire, la poésie est celle qui se renouvelle le plus rapidement. Chante-t-elle un combat ? Elle dure autant que la génération qui y prit part ; souvent moins, rarement plus ». Henri Basset (1920 : 306)170.

L’auteur était très sensible à ce qui fait la particularité de la poésie qui est liée aux circonstances qui lui confèrent sa valeur de mémoire collective et de reflet de la société. Pour résumer, l’oralité a un rôle social à jouer au sein de la communauté et elle n’est pas exclue du monde moderne, ni du monde urbain. Notons aussi que l’art de l’oralité s’est heurté à des préjugés, à des incompréhensions qui l’ont empêché d’être considéré comme un mode d’expression à part entière qui diffère de l’écrit, qui a ses règles propres qui l’inscrivent dans l’oralité. Ce n’est ni un art désuet, ni sclérosé comme d’aucuns se plaisent à le qualifier. Bien qu’il soit transmis de génération en génération, il évolue lentement pour s’adapter à l’évolution de la société qui le secrète et le perpétue. Comme tous les arts, c’est la créativité et le renouvellement qui assurent sa dynamique et sa survie.

154

Documents relatifs