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1- L’importance de l’oralité chez Ait Soukhmanes

Les Ait Soukhmanes, à l’instar des autres tribus amazighes appartiennent à la tradition orale telle que nous venons de la définir. La prolifération des genres oraux et la manière dont ils se transmettent l’inscrivent dans la culture de l’oralité, celle des devinettes ou des histoires racontées le soir autour d’une théière, des chants qui accompagnent les activités quotidiennes, qui meublent les moments de joie ou de solitude, celle des proverbes qui reflètent l’imaginaire et la sagesse de ce peuple …Le chant, associé à la fois à des manifestations socioculturelles et au rythme de l’activité humaine, est là pour soulager de la pesanteur routinière, meubler la solitude, exprimer la joie , la mélancolie, l’espoir, raconter le passé et le présent, conjurer les forces maléfiques, implorer la bénédiction de Dieu, d’un Saint, d’un aïeul ou conjurer les forces maléfiques … Il est là aussi pour dénoncer, fustiger, louer, éduquer, alléger le poids de la nostalgie ou des regrets. Le chant est par ailleurs le moyen pour dire la sagesse d’un peuple.

Dans cette société de l’oralité, la parole est un acte en soi. Comme le précise Austin (1970), la parole n’est pas seulement mot, elle est aussi et avant tout, action. L’auteur expose sa théorie sur les énoncés performatifs et insiste sur la force illocutoire de la parole. D’après lui, en prononçant un énoncé, on lui attribue une force ou une valeur. Partant de cette idée, nous estimons que la parole dans les sociétés de la tradition orale, si elle n'agit pas tout à fait comme des énoncés performatifs, elle a tout de même une très grande valeur illocutoire. La morale d’un conte est une invitation implicite ou explicite des locuteurs à adopter telle ou telle attitude devant des situations données. La poésie d’un amedyaz (l’aède amazigh) est une exhortation à faire, à respecter les valeurs, à rester dans le droit chemin ; les chants rituels de la cérémonie tracent une conduite à suivre, éloigne les forces pernicieuses … Soulignons aussi que, chez ces tribus, la parole donnée est sacrée et il faut l’honorer. C’est le seul contrat qui soit reconnu. Le terme employé pour désigner ce contrat oral est lqawil ,

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terme sans doute emprunté à l’arabe lqawl qui signifie « acte de parole ». Une figure de style ’idda ils-i-nu’ ( ma langue est déjà partie ) est employée pour dire que je ne peux pas me rétracter car j’ai donné ma parole . Même pour contracter un mariage, il suffisait d’un engagement oral awal (propos) des partis concernés pour que le lien soit entériné par la communauté et que les droits des époux et des enfants soient préservés. Celui qui n’honore pas ses engagements oraux, est déchu de sa virilité, donc de son honneur. Un adage vient corroborer cette vérité : « la parole, c’est l’homme. ». Le partage des terres, de l’héritage se faisait sans le moindre écrit. En cas de litige, les témoins tranchent car leur parole prévaut. Ainsi, le verbe est doté d’un pouvoir et constitue une autorité morale. C’est par le verbe que se règlent les conflits, s’établissent et se dénouent les contrats. En effet, jusqu’à une époque récente, les contrats entre personnes, les engagements, n’avaient pas besoin d’être consignés. Tout se faisait oralement. Ce caractère éminent de la parole se retrouve dans la tradition orale berbère en général. L'écrivain kabyle Mouloud Mammeri, cité par Ramdane At Mansour171, en a fait le constat : « La civilisation kabyle, la civilisation berbère toute entière, est une civilisation du verbe...une seule phrase suffit parfois à résoudre une situation difficile...on peut payer d'un poème, une dette. »

Certes, la situation a changé et la parole n’est pas toujours respectée. Même si elle est toujours considérée comme une valeur, elle n’est plus une autorité fiable aux yeux de beaucoup de personnes. Le distique suivant, puisé chez les Ait Soukhmanes, se rapportant à cette valeur, exprime le regret de voir la nouvelle génération accorder peu d’importance aux engagements oraux.

-idda lqawil walut ɣr imggura- dɣ amm i ti čan d wudi

-raɛa s ahaqqar matta laḥsab dda n iɣman azennar nniǧa-s

- La parole fait défaut à cette génération comme si, délayée dans du beurre, elle l’avait avalée.

171 Ramdane At Mansour, Poésie Kabyle ancienne, conférence, janvier 2012, N°55

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- Qu’on médite l’histoire du corbeau172 ; qu’on s’interroge sur ce qui a teint son burnous sur

son dos

Ainsi, dans ces vers, le poète invite à méditer l’histoire du corbeau en faisant allusion à un conte qui explique que c’est parce que le corbeau n’avait pas tenu parole, qu’ il s’est vu teint ou maculé son burnous ( son plumage), de noir signe du déshonneur. La couleur noire est associée à la souillure.

Le verbe ne régit pas seulement les relations interpersonnelles : on lui attribue également un pouvoir magique : les imprécations sont redoutées et les bénédictions sont sollicitées surtout quand elles émanent des parents, des vieux, des chourfas173. C’est pourquoi, les respecter est un devoir, leur obéir est une exigence, une valeur sacrée. On veille à ne pas les offenser, à ne pas provoquer leur colère. Le verbe est là aussi en tant que prière pour solliciter la bénédiction, le soutien de Dieu mais aussi l’aide des Saints ou des ancêtres. C’est le cas des chants rituels et des chants préludes aux différentes manifestations ou accompagnant des activités. La parole est par ailleurs une arme, un moyen de défense contre les forces occultes pernicieuses comme le mauvais œil, les djinns ou esprits.

Par ailleurs, la parole magnifiée, chantée peut être une parade ou une arme redoutable qu’on utilise pour attaquer ou se protéger. Ainsi, ’ frapper par la parole’ ( iwt s wawal) est une expression amazighe qui veut dire ‘ viser quelqu’un par ses propos ’. ‘ iwt s izli’ est une expression dont la traduction littérale est ‘ frapper quelqu’un par un chant ‘. Cela veut dire : être fustigé, être l’objet d’une critique proférée sous forme d’izlan. L’emploi du verbe ‘frapper’ souligne la violence et la douleur qui caractérisent un dénigrement poétique. Et c’est ce que les gens craignent le plus. A travers la poésie ou le chant, le dénigrement se

172 Ce serait une allusion à un conte : Lorsque Dieu créa le corbeau, il était blanc. Le maître du monde le punit

parce que le méchant n'avait pas tenu parole. Un jour il lui dit : Voici deux sacs : le premier est rempli d'argent; le second, de poux. Porte-le sac d'argent aux musulmans et l'autre aux chrétiens. Le corbeau partit, mais trouvant que le sac d'argent était trop lourd, il le donna aux premiers qu'il rencontra : c'étaient des chrétiens. Il porta le sac

de poux aux musulmans.

Depuis lors, les chrétiens ont de l'argent et les musulmans des poux. En conséquence, le Seigneur dit au corbeau: Puisque tu n'as pas accompli mes ordres, tu deviendras noir. Conte puisé dans : Collectif des Guelmois site Internet GUELMA-France ; contes et chansons berbères.

http://www.guelma.piednoir.net/civilisa.tion/conteberberemai09.html , consulté le 20/10/2015

173 Les chourfas ou igourramen en amazigh sont des personnes qui sont considérées comme les descendants du

prophète ; donc considérés par les autres comme supérieurs de par leur ascendance et dotées d’un pouvoir magique qui impose le respect.

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propage, se mémorise longtemps et dépasse même les frontières tribales. Car le chant se retient facilement et se répand rapidement et peut même se transmettre à travers des générations. Le cas d’une patiente qui était victime d’un harcèlement sexuel de la part d’un membre du personnel d’un hôpital où elle était hospitalisée en 2009, est révélateur. Quand une association - qui lutte contre la violence à l’égard des femmes- l’a contactée pour porter plainte, non seulement elle a refusé mais elle l’a suppliée de laisser tomber les poursuites. Elle a justifié son refus par la peur que l’affaire ne s’ébruite et n’arrive dans sa localité. « Je ne veux pas être l’objet des chants des moissonneurs », a-t-elle répondu clairement. Il est vrai qu’être l’objet d’histoire colportée n’est que très rarement source de fierté. Aucune personne ne veut être lqist, ou l’objet d’un récit colporté. Ce terme, en amazigh local, désigne l’histoire ou le récit. Que le non-respect des valeurs qui font honneur à l’individu soit diffusé est ce qu’on redoute aussi. On dit de quelqu’un iga lqist ( il est devenu histoire ou récit) quand son histoire est source de honte pour lui et ses proches et suscite le mépris ou les moqueries des autres . Il faudrait préciser qu’il s’agit dans ce cas d’une faute, d’un manquement au devoir qui entame l’honneur de la personne, porte atteinte à sa réputation et fait d’elle la risée des autres.

Comme dans tout l'espace amazigh, ici, la parole est essentielle. On respecte et craint ceux qui maîtrisent le verbe car il leur procure un pouvoir à travers lequel ils s'imposent dans les assemblées. Tout en jouant le rôle de sage, de guide, de réconciliateur, en cas de conflit, ils peuvent devenir pour les uns et pour les autres des armes de défense ou d’attaque.

2- La place et la fonction de la poésie dite et chantée chez les amazighs

Comme la poésie et la musique sont inhérentes à la nature humaine, il n’y a pas de communauté qui en soit dépourvue. Selon les anthropologues, il n’y a pas de société qui ignore l’usage esthétique de sa langue.

Selon Primo Levi (1989 : 127)174,

[…], il existe un besoin de poétiser qui est de tous les pays et de tous les temps. La poésie est en nous, comme la musique et le chant. Il n’existe aucune civilisation qui en soit privée, sans doute aucun, elle est plus ancienne que la prose, à condition

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d’entendre sous le nom de poésie tout discours verbal ou écrit où la voix monte de ton, où la tension expressive soit élevée de même que l’attention au signe et à sa densité. Mais la poésie et le chant- reflets d’une langue, d’une société- portent la marque du groupe dont ils émanent et n’obéissent pas aux mêmes critères esthétiques qui soient transférables d’un groupe humain à l’autre ou d’une langue à une autre. Toute poétique a élaboré son code qui lui est propre. A. Bounfour estime que :

- L’esthétique relève de traditions et de valeurs sociales et communautaires. Toutefois, si l’on ne retient que l’usage esthétique de la langue (la littérarité), nos recherches sur les thèmes et la forme montreront qu’on peut postuler l’existence d’une poésie berbère… A. Bounfour (1999: 4 )175

En général, chez les amazighs, la poésie occupe une place importance et constitue l’expression privilégiée pour dire leur état d’âme, pour informer, éduquer, dénoncer, fustiger, meubler la solitude, se donner de la force … M’ririda n’Ait Atiq176, une poétesse berbère de l’Atlas Central, qui a vécu au début du 20ème siècle, a souligné dans son poème

intitulé : Moi je chante,177son besoin de chanter quel que soit le sentiment dont elle est assaillie : la joie, la peur, l’ennui….

Ainsi chez les Amazighs, la poésie tout en répondant à un besoin personnel, assume un rôle au sein de la communauté. Notons tout de suite que ce n’est pas une particularité régionale ou

175 Abdellah Bounfour, 1999, 4. 176 René Euloge, 2005. 177 Moi, je chante

Moi, je chante, car j’ai eu de bons restes du festin, Au mariage de mon Maître, un homme avare et dur…

Moi, je chante parce que je tremble de peur, Toute seule, dans la nuit noire, sur le sentier,

Moi, je chante, parce que je m’ennuie Avec mes moutons sur les grands pacages Où il n’y a ni bruit ni âme qui vive Moi, je chante, le cœur gros, pour oublier Celui qui m’avait promis mariage. La chanson chasse un moment le chagrin, Mais je ne pourrai jamais l’oublier.

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contemporaine. Ibn Khaldoun, cité par Chaker Salem, a souligné cette caractéristique des sociétés berbères :

- Au Moyen Âge déjà, un auteur arabe comme Ibn Khaldoun s'émerveillait de la prolixité de cette littérature berbère. En fait, dans les sociétés berbères traditionnelles, tous les moments de la vie, quotidiens ou exceptionnels, sont ponctués par la littérature, poésie, chants, contes… Les fêtes – naissance, circoncision, mariage, mort – étaient l'occasion de poésies et chants rituels ou improvisés ; tous les actes de la vie quotidienne donnaient naissance à des genres particuliers : chants de travail, chants de tissage, contes des veillées, chants et poésies de pèlerinage… Salem Chaker178

Moyen de communication apprécié, la poésie est loin d'être une activité réservée à des spécialistes. Elle est au contraire la chose de tous et de tous les instants. Contrairement à l’Afrique de l’Ouest où griots et conteurs font figures de véritables professionnels patentés du verbe, la poésie amazighe n’est l’apanage de personne. Chacun peut en faire selon son inspiration.

Toute personne qui se sent inspirée, peut s’exprimer en public quand elle en a envie. Les mots ciselés dans leur forme et ou éloquents dans l’image qu’ils véhiculent et sensuels par la voix qui les berce ne manquent pas d’agir sur l’état d’âme, d’émouvoir et de susciter l’admiration d’un public attentif, prêt à réagir pour apprécier ou déprécier lorsqu'il s’agit d’une manifestation. Mais certaines personnes sont plus douées que d’autres. Il y a même celles qui en font leur métier : ce sont les Ymediazen.

La poésie s’est assigné un rôle éducatif et constitue un garde-fou pour la communauté. Reflet des représentations de la communauté, elle les perpétue tout en agissant sur elles. C’est là encore une caractéristique berbère ( amazighe) . Salem Chaker ( 2004)179 écrit :

Il existait ainsi, dans tous les groupes berbérophones, des poètes reconnus, des bardes et troupes itinérantes qui allaient de village en village, de tribu en tribu, avec un accompagnement musical léger, conter les légendes des temps anciens, apporter les nouvelles d'horizons lointains, glorifier les exploits de tel groupe ou de tel guerrier, stigmatiser la lâcheté ou les méfaits de tel autre… Mémoire du groupe, dispensateurs

178 Salem Chaker, Langue et littérature berbères, Clio, Mai 2004

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du blâme et de l'éloge, ces « professionnels » assuraient un ambulant rôle important pour la cohésion des groupes.

Comme elle est difficilement manipulable, elle constitue aussi les archives les plus crédibles pour reconstituer l’histoire de la communauté.

A l’instar de la poésie, la musique est inhérente à l’être humain. On ne conçoit pas un peuple sans musique car elle répond à un besoin que tout être humain ressent. Bouazza Benachir qui réfère à Niezsche vient appuyer cette idée:

[…], ce que nous enseigne l’Orphée audible dans ce recueil poétique, c’est la nécessité de ne pas perdre de vue la signification et la portée des mots décisifs de Nietzsche : un « monde sans musique serait une erreur ». Autrement dit, un Cosmos sans harmonie ni chant serait un pathos, sinon un enfer. Bouzza Benachir (2010 : 12) 180

De son côté Ludovic Obiang rappelle que la place et le rôle de la musique pour les africains est encore plus importante : « … il n’est besoin d’être « expert » pour reconnaître cette capacité de la musique africaine à ordonner l’effort, à sublimer la douleur et à transcender la fatigue. » Ludovic Obiang (2008 : 570) 181

Ainsi, on peut conclure que la poésie amazighe - chantée ou psalmodiée – répond à un besoin ressenti par la personne en tant qu’être humain. C’est aussi un lieu où l’individu puise ses forces et se ressource. Reflet de la société et de la culture dont elle émane , la poésie se forge des caractéristiques propres qui l’identifient à un groupe social déterminé. Elle est associée à la musique et à la danse et a des fonctions multiples au sein de la société. Les poètes certifiés ont un statut privilégié qui leur permet d’agir sur la conscience des gens et d’être les éducateurs et les garde fous qui veillent sur la morale et la cohésion sociale.

180 Bouazza Benachir, 2010, 12.

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