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LE LOUP,UN SUJET INTERACTIF DANS LE MONDE DES KIRGHIZ

V ORACES ET EXCESSIFS

Les capacités du loup qui font de lui un chasseur admiré pour son intelligence, son endurance et son courage sont également celles qui vont faire de lui un animal nuisible considéré comme un être vorace et sans limites qui tue pour le plaisir.

Les autres grands prédateurs présents dans le pays, à savoir les ours et les léopards des neiges, ne sont pas du tout perçus de la même façon. Ils attaquent certes de manière occasionnelle des animaux domestiques, mais cela reste un événement rare et ils ne tuent alors qu’un animal à la fois pour s’en nourrir. Les loups, eux, ne se contentent pas de tuer pour obtenir de la nourriture. Aux yeux des éleveurs, ces animaux prennent plaisir à détruire et ne consomment qu’une partie infime des animaux tués145. Cette image du loup transparaît notamment dans les proverbes

Kirghiz :

« Miη kojduuga karyškyr čapsa, byr kojluu byčak alyp čurkaptyr » (2004 : 223) (le loup détruit mille moutons mais n’en mange qu’un)

« karyškyr alganyna süjünbejt, čalganyna süjünöt » (2004 : 272) (le loup ne se réjouit pas quand il a capturé, il se réjouit quand il a massacré)

145 l’existence de ce comportement que les biologistes qualifient d’« overkilling » est avéré par de nombreux exemples dans diverses

régions. Aussi élevés que cela puisse paraître, les chiffres donnés par les éleveurs Kirghiz (entre 20 et 100 moutons par attaque) sont dans une fourchette tout à fait probable. En Toscane, par exemple, Ciucci et Boitani (1998) ont considéré comme ‘massacres’ les évènements de prédation impliquant plus de 20 moutons tués. Ceux-ci ne représentaient certes que 2,8% des évènements de prédation mais, avec un nombre de moutons tués oscillant entre 21 et 113, ils étaient responsables de 19% des pertes (Ciucci and Boitani 1998). Fritts et al. insistent sur le fait que ces ‘tueries excessives’ « donnent l’impression que les loups tuent ‘pour le plaisir’ et

Ces proverbes n’ont guère de mal à se répandre et à persister parmi des éleveurs qui ont vécu ou auxquels ont été rapportés des événements de prédation impliquant des loups et des moutons et qui se sont conclus par la mise à mort d’un grand nombre de ces derniers :

Et puis quand le loup attaque, il ne s’arrête pas en en mangeant un. Il massacre jusqu’à ce qu’il soit fatigué, mais il ne fatigue pas. Un seul loup peut en tuer jusqu’à 50. Alors, j’ai vu le loup, moi aussi je l’ai laissé manger mes moutons mais je ne l’ai pas laissé les massacrer. Le Dieu nous gardait. (2004, 21 : 153)

Je n’élevais pas les bêtes. J’avais des bergers. J’avais des bergers et les loups mangeaient les moutons des bergers. Ils les mangent quand on ne les voit pas, quand on ne garde pas les moutons. S’il n’y a pas de gens, ils les massacrent tout de suite. Ils tuent plus de 10 moutons. Ils ne sont pas seuls. Ils jouent (ojnoo). Il en mange un, sinon avec le reste, il fait des entraînements (trenirovka, en Russe), en les tuant. (2004, 41 : 325)

Étant donné que les Kirghiz considèrent le loup comme un animal conscient de ses actes, ils interprètent ce comportement du loup comme le fait d’un être qui prend plaisir à tuer :

Quand les loups attaquent, ils ne mangent pas beaucoup, mais leur but n’est pas de manger, c’est de détruire (kyruu). (2003 : 15)

Lorsque ce type d’attaque a lieu, l’information circule rapidement et fait l’objet de discussions entre les éleveurs du village, mais également entre les gens du village et les gens de passage tels que les marchands et les chauffeurs de taxi.

Les attaques de loups constituent un sujet courant de discussions et de ce fait, les éleveurs sont informés des attaques ayant eu lieu dans la région, du lieu exact de ces attaques et du nombre de bêtes tuées. Voici, à titre d’exemple, la discussion qui s’était engagée entre un éleveur que j’étais venu interviewer, son ami en visite et le chauffeur de taxi qui nous avait amenés au village :

L’ami : On dit qu’ils [les loups] ont attaqué les moutons de Marmyd à midi, sinon je n’ai pas entendu s’ils en ont mangés ou non. Sinon les gens disent qu’ils les ont attaqués à midi.

L’éleveur : Ils s’approchent en se cachant dans les forêts.

Le chauffeur : À Čar, ils sont rentrés dans deux enclos et ils ont tué 40 à 60 moutons. Ils ont fait partir les moutons de leur enclos.

Le chauffeur : Il n’y a pas longtemps, je suis allé chez quelqu’un car j’ai mes bêtes chez eux et les loups avaient mangé 5 ânes.

L’éleveur : Il n’y a pas longtemps, ils nous ont mangé deux ânes. Le chauffeur : Ils ont mangé 5 ânes. Ils ont de la rancune envers les ânes.

L’ami : Chez nous il y a un endroit qui s’appelle Čok-Tal et là-bas ils ont mangé à midi.

L’éleveur : Oui, ils surveillent et dès que les gens sont absents, ils s’approchent, eux aussi ils savent.

Le chauffeur : Vous, vous gardez les moutons, le loup il vous garde. Il dit : « quand il va s’asseoir, quand il va s’allonger, quand il va rentrer chez lui parce qu’il a faim », alors là il vous attaque.

L’ami : À Byrlyk, on dit qu’ils viennent manger dans les enclos, il n’y a pas longtemps j’ai eu mes beau-parents (Kuda). (2005, 13 : 152)

Dans ces conditions, l’image du loup comme étant un destructeur de bétail est particulièrement répandue et il est indéniable qu’il est difficile pour les loups de susciter une image positive parmi les habitants de ces villages dont l’économie dépend en grande majorité de l’élevage. Son implication dans les attaques de troupeaux et les dégâts importants qu’il commet conduisent le loup à être perçu comme une nuisance (zyjan) par les Kirghiz.

Oui, bien sûr ils dépendent de l’homme. Si c’est possible on pourrait les éliminer car dans la nature le loup est le plus nuisible (zyjandu). Celui qui apporte le plus de nuisances (zyjan146), c’est le loup (2005, 12 : 139)

Voilà, s’il mange une jument, ça coûte déjà 20 000 som. C’est mal quand les bêtes se portent bien, sont toujours vivantes ? S’il mange une jument, ça coûte 20 000 som et tu as déjà perdu 20 000 som.(2004, 6 : 28)

Ils apportent la faillite (bankrot). Il mange un cheval et il te manque minimum 15 000 som. En un an, il mange trois tonnes de viande147. En un an, un loup. Alors, comptez vous-mêmes

avec ces trois tonnes. (2004, 33 : 264)

146 Zyjan signifie « dégâts », « dommages », « nuisances »

147 Ça ferait 8,22 kg par jour. La ration quotidienne de viande nécessaire pour un loup de 35 kg est estimée à 1,74 kg (Glowacinski

Les nuisances apportées par le loup ne sont pas seulement envisagées à l’échelle individuelle, mais cet animal apparaît aux yeux des Kirghiz comme une menace à l’échelle régionale et même à l’échelle du pays :

Chez nous, l’essentiel c’est le loup. L’animal le plus compétent, le plus prédateur, c’est le loup, chez nous. Il n’a pas d’utilités, il a beaucoup de nuisances. Il mange les bêtes. Si on ne les rentre pas dans la bergerie, il mange les bêtes. Maintenant, ils sont en train de manger les poulains. (2004, 40 :311)

Ils font des nuisances aux gens. C’est une époque de dénuement (žokčuluk) et ils mangent les poulains d’une personne, les moutons d’une autre, et voilà, c’est difficile. Les gens sont au marché pour trouver cinq som toute la journée. (2004, 17 : 122)

Par exemple, s’il y a une dizaine de loups et si on compte les chevaux qu’ils ont mangés, par exemple, ils ont mangé un cheval aujourd’hui et pendant trois jours ils ne mangent pas, et si on ne compte pas ces trois jours, en un an ils mangent très facilement 200-300 chevaux. Une dizaine de loups. Ils mangent 200-300 chevaux en un an. Voilà, c’est la nuisance (zyjan) pour les gens. Combien de milliers de som ? Combien de millions de som ? (2004, 23 : 179)

Par ailleurs, cette menace n’est pas seulement économique car les loups sont tout à fait capables de s’attaquer à l’homme148. Certes, les Kirghiz ne vivent pas avec la crainte permanente d’être

eux-mêmes attaqués par les loups et certains ne l’envisagent même pas du tout :

Ça fait 17-18 ans que je suis avec les bêtes. Même avant j’ai passé mon enfance avec les bêtes et j’ai jamais vu le loup qui attaquait les gens. Il attaquait les moutons. J’ai été éleveur de chevaux, il attaquait les chevaux, j’ai été éleveur de vaches, ils attaquaient les vaches. (115)

Cependant, même si le loup est sensé avoir peur des humains, ces derniers savent que dans certaines circonstances ce prédateur peut les attaquer, notamment lorsque les humains sont seuls et les loups en groupe :

Les loups ont peur des gens. S'ils ont très faim et si c'est une seule personne, ils peuvent l'attaquer. Ils peuvent la manger. Si c'est deux personnes, ils ne peuvent pas les attaquer. Et si c'est une personne et si c'est une famille de loups qui a faim, ils peuvent la manger. (2004, 23 : 178)

Les loups ont peur des hommes quand ils sont plusieurs mais si l’homme est seul ils le mangent. Il a peur aussi des fusils. (2003 : 6)

148 Certains auteurs ont recensé les attaques de loups sur les humains (Linnell et al. 2002; Löe and Röskaft 2004; Treves and

Quand il nous voit de loin, il s'enfuit mais s'il croise les gens tout à coup près de lui, il peut les attaquer. (2004, 8 : 39)

Par ailleurs, les loups n’hésitent pas à s’attaquer aux femmes ou aux enfants :

Par exemple, ils n'ont pas peur d'un petit garçon. S'ils voient les femmes, ils n'ont pas peur non plus. Et si c'est un homme adulte, ils ont peur de lui dans le cas où il a un fusil. (2004, 16 : 115)

Si le loup peut apparaître comme une menace pesant sur les hommes et sur l’économie du pays, c’est notamment parce que sa répartition couvre l’ensemble du Kirghizstan et qu’aux yeux des Kirghiz, les loups sont particulièrement nombreux et prolifiques.