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Les opinions émises sous enquête et les registres de valeurs sollicités Les registres de valeurs identifiés par Heinich (1998b) seront ici utilisés afin de

1. Vers un concept inclusif du patrimoine industriel

2.2 Les opinions émises sous enquête et les registres de valeurs sollicités Les registres de valeurs identifiés par Heinich (1998b) seront ici utilisés afin de

classer les différentes opinions émises en réaction aux deux bâtiments ciblés, le silo n° 5 et l’ancien édifice du Canada Maltage Co. Toutefois, à la différence d’Heinich, nous ne nous sommes pas attardées seulement aux rejets et aux réactions négatives provoqués par ces bâtiments atypiques. Notre objectif est de lever le voile sur les valeurs et les significations que l’on accorde aux vestiges industriels; nous devons donc considérer aussi bien les réactions positives que les réactions négatives. Comme nous le verrons, l’opinion que l’on a des bâtiments industriels abandonnés est très complexe et se déploie sur un spectre large. Nous observerons comment les registres de valeurs peuvent être utilisés pour justifier une acceptation ou pour manifester un refus de certains aspects du bâti industriel délaissé et pour prendre une position, pour ou contre, sa conservation. Nous présentons ici les registres dans l’ordre du plus sollicité au moins sollicité, ce qui nous permettra de mieux évaluer les significations populaires attachées à nos objets d’étude et les valeurs qui en sont jugées absentes23.

Le registre le plus souvent touché par les opinions concernant le silo n° 5 et le bâtiment du Canada Maltage Co. est le registre mémoriel, celui défendant la mémoire et l’identité collective24. Par des références à l’historicité des bâtiments et à leur qualité de témoins de la période industrielle, les commentaires recueillis manifestent une acceptation de leur importance historique. La validité historique est même la plupart

23 Puisque seulement quelques uns des commentaires recueillis sont présentés ici, un tableau regroupant

l’ensemble de ces commentaires est présenté à l’annexe 5.

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Voir annexe 1 pour un rappel des différents registres, des valeurs défendues, des actions associées et des qualificatifs utilisés.

du temps invoquée pour justifier la conservation de ces bâtiments 25: « C’est un héritage, il faut le garder pour les mémoires collectives », « Ça l’a du vécu, donc ce serait dommage de le détruire » ou « C’est historique, ça l’a de l’histoire, c’est plate que ça soit pas entretenu. » Malgré les souvenirs tristes et douloureux évoqués par les bâtiments, il n’est pas question de démolir; il faut conserver pour se rappeler : « Rappelle une histoire très vieille, horrible, rappelle de mauvais souvenirs, tristes, passés, vilains… au moins le nettoyer! » et « C’est un vestige de l’ère industrielle, c’est le fun qu’on aille des monuments pour se rappeler de ne plus faire les mêmes erreurs. » Également, plusieurs semblent considérer que ces bâtiments incarnent l’identité des quartiers dans lesquels ils se trouvent. On dit à propos du silo n° 5 : « C’est les fondations du Vieux-Port, donc c’est important de conserver » et « Pour moi, c’est le symbole du Vieux-Port, ça l’a toujours été là ». Dans le cas du Canada Malt Plant, on croit que : « Absolument, [faut le conserver], ça fait partie de l’histoire du quartier, si on enlève le bâtiment, on enlève l’âme du quartier. » Plus largement, on voit même ces bâtiments comme des vestiges d’une période de l’histoire du Québec qui a été formatrice de notre identité collective : « Ce sont des bâtiments qui ont permis à Montréal de devenir la ville qu’elle est et aussi ce que nous sommes » ou « Oui [j’y suis attaché et il faut conserver], il faut montrer d’où la population présente vient. » Dans les opinions se rapportant au registre mémoriel, nous sentons que la valeur historique des bâtiments et leur capacité à témoigner d’un aspect de notre identité sont utilisées pour justifier leur conservation. Nous verrons toutefois que si l’importance historique du silo n°5 et de l’ancien bâtiment du Canada Maltage Co. semble reconnue, d’autres aspects de ces bâtiments sont plus difficilement acceptés. C’est d’ailleurs le cas pour leur apparence qui semble être en général la principale cause de condamnation de tels vestiges.

L’aspect visuel des ruines industrielles fait beaucoup réagir les citoyens interviewés et le deuxième registre auquel ils font appel le plus souvent est le registre esthétique. Contrairement aux réactions face à l’art contemporain, ce registre est

souvent sollicité dans l’appréhension des bâtiments industriels désaffectés. Heinich (1998b : 25) explique que dans les opinions portées sur des œuvres d’art, le registre esthétique est souvent réservé aux professionnels et que les « gens ordinaires » n’osent pas utiliser les catégories de beau et de laid en tant qu’argument pour construire leur opinion puisqu’ils ne se sentent pas assez qualifiés pour le faire. Puisqu’il ne s’agit pas ici de déterminer la valeur artistique d’une œuvre, ce registre est souvent invoqué par les participants quand nous leur demandons leur impression au sujet du bâtiment. Parmi les réactions enregistrées, nous retrouvons plusieurs réponses négatives comme : «Très moche!», «Pas super beau!» ou encore « Il est laid! » Même que pour certains la présence de ces bâtiments : « participe à la dépression qu’engendrent les environnements urbains ». Le manque de qualité esthétique est donc invoqué comme raison de démolir le bâtiment : « Non important [de conserver], apporte rien au paysage, point architectural zéro » et « Je ne trouve pas ça beau, ça dérange la vue, on ne voit pas ce qu’il y a de l’autre côté ». Tous ne sont pas du même avis et certains attribuent à ces deux vestiges un certain charme : « C’est beau, ça l’a la beauté des ruines », « C’est cool, ça donne de la personnalité à la ville » et « Je trouve ça beau, j’adore, ça donne du caractère. » Nous voyons ici comment un principe commun peut être utilisé afin de justifier un accord ou un désaccord. Le registre esthétique, par l’assignation d’un manque de beauté, ou au contraire d’une valeur esthétique, sert à justifier une prise de position pour ou contre la démolition des deux bâtiments ciblés.

Les réactions à l’apparence de ces constructions ne font pas seulement appel au registre esthétique et peuvent aussi solliciter un autre registre, le purificatoire, relatif à la propreté, la pureté et la santé. Plusieurs personnes ont invoqué ce registre en faisant référence à l’état « malsain » des bâtiments comme par exemple : « C’est délabré, à l’abandon » ou « Je trouve ça sale à cause que c’est rouillé ». Il y a aussi eu plusieurs réactions à l’étrangeté ou l’anormalité du bâtiment comme : « Ça fait peur! » et on dit même du Canada Malt Plant que c’est un « eyesore, it’s a disgrace » (une horreur, c’est une honte). Le registre purificatoire fut également appelé de deux autres manières. Il a

tout d’abord été associé à une action d’authentification, qui normalement certifierait qu’un objet appartient bel et bien à une certaine catégorie spécifique, dans notre cas que le silo n° 5 et le bâtiment du Canada Maltage Co. appartiennent au monde patrimonial. Cependant, selon les opinions recueillies, nous assistons plutôt à une remise en question de l’authenticité patrimoniale de ces vestiges. Par exemple, voici une réaction d’un participant à qui il a été demandé ce que le silo lui évoquait : « Décrépitude, squattage, monument historique semble-t-il! » Le ton sarcastique de son commentaire démontre qu’il conteste l’attribution d’une valeur patrimoniale au silo. Cet objet étrange ne correspond pas pour lui à du patrimoine. Le registre purificatoire peut également être associé à la défense de la nature d’un site qui, comme le dit Heinich (1998b : 206), « doit être respecté dans son intégrité et préservé dans ce qui fait son identité ». On retrouve donc des commentaires de participants réagissant à la présence du silo dans son état actuel, qui menacerait l’intégrité du site du Vieux-Port : « Délabré, c’est agressif dans le paysage, ça ne va pas dans le décor, ça doit être réhabilité » ou « C’est inutile de laisser ça pourrir, on a fait le ménage pour faire le Vieux-Port et c’est bien réussi, on le garde pour en faire quoi?» Avec le réaménagement du Vieux-Port en site récréo-touristique, le silo semble pour certains ne plus cadrer non seulement avec l’environnement, mais avec la nouvelle identité du lieu : « Ça défait le style touristique de la place, donc [il faudrait] au moins le rénover. » Le même phénomène peut être constaté sur les bords du canal Lachine où l’on croit que « Le coin commence à être revitalisé, ça [le Canada Malt Plant] ne devrait pas être là ». On considère aussi « [qu’] il n’a plus sa place, [qu’] il faudrait le remettre à jour ». Toutefois, ce n’est pas tout le monde qui croit que le silo et l’ancien édifice du Canada Maltage Co. détonnent avec leur milieu. Pour certains, bien qu’ils soient peu nombreux, ça « [f]ait partie du décor », ça « va avec l’environnement ».

Les réactions envers l’aspect visuel des ruines appellent parfois de façon simultanée des valeurs associées au registre esthétique et d’autres relevant du registre purificatoire. En effet, cette volonté de pureté et de propreté se trouve souvent associée à un désir d’harmonie ou de beauté et vice versa. Par exemple, certaines

opinions témoignent d’un refus de l’intrusion du silo dans le paysage puisqu’il en brise le charme : « Pas plaisant pour l’œil, de l’autre côté les édifices sont beaux donc ça contraste ». La position contraire est également possible puisque la présence du silo est parfois considérée comme appropriée dans un tel panorama : « Ne me déplaît pas, fait partie du paysage près du port, donc se conforme au paysage. » Pour d’autres, l’intrusion du silo dans le panorama du Vieux-Port serait même bénéfique : « Ça créé un contraste avec le reste de la ville, c’est pas laid ». Les deux registres se croisent également dans les commentaires, où l’on considère que l’action correspondant au registre purificatoire résulterait non seulement en une purification du site, mais également en un apport esthétique comme par exemple : « Faut faire du ménage pour au moins qu’il y ait un peu de beauté !» Il est aussi possible de faire appel à la fois au registre esthétique et au registre purificatoire par un doute quant à la valeur patrimoniale du silo, mais cette fois-ci basé sur le manque d’esthétisme du bâtiment. Nous avons donc entendu : « Vraiment laid, fait partie d’un patrimoine ça? » Pour ce participant, le silo ne semble donc pas correspondre à ce qu’il ou elle considère comme du patrimoine en raison de son apparence inhabituelle. L’apparence extérieure des ruines industrielles et le manque d’intégration à leur milieu semblent ainsi être, en plus du manque de beauté, des causes importantes de leur impopularité.

Le registre suivant, le registre fonctionnel, nous fait basculer dans un univers plus pratique et technique fondé sur l’utilité et l’efficacité. Les commentaires employant ce registre font référence à l’inutilité des bâtiments ou à leur possible utilité comme par exemple: « Vieux et désuet» ou « Il y a quelque chose de bien à faire avec ça. » La fonctionnalité des bâtiments est aussi souvent invoquée comme condition à leur conservation : « Si le bâtiment n’est pas actif, non [ce n’est pas important de le conserver] ». Ainsi, pour certains, le fait que les bâtiments ne soient pas utilisés est une bonne raison pour justifier leur démolition : « On devrait le démolir, il sert à rien, c’est presque une nuisance » ou « Pas vraiment [important de le conserver], car c’est pas vraiment utile et c’est dangereux. » Pour d’autres, il faut préserver les bâtiments et conservation est synonyme de fonction : « Absolument, [il faut le conserver], faut pas

le laisser ainsi, on peut en faire un musée ou même le réutiliser dans le domaine industriel » et « Oui [il faut conserver], mais faire quelque chose genre artistique plus le fun que des condos […].» La fonction des bâtiments semble donc jouer un rôle important dans l’opinion que l’on porte sur eux, mais qu’elle soit négative ou positive la conclusion est la même : les bâtiments doivent être utiles, ils doivent avoir une vocation.

Trois autres registres ont aussi été touchés dans les opinions émises, mais de façon plus éparse. C’est ainsi que certaines personnes interviewées ont fait appel au registre herméneutique en questionnant le sens ou la logique derrière la présence et la conservation de l’un de nos objets d’étude : « Pourquoi, qu’est-ce qu’ils font, pourquoi il est là? » Ensuite, d’autres participants ont sollicité des valeurs attachées au registre civique en soulignant le danger que peut comporter la présence du bâtiment ou en réclamant l’accès à une vue sur le paysage puisque tous sont considérés comme y ayant droit : « Faudrait détruire, ça bloque la vue sur le fleuve! ». Le dernier registre sollicité est le registre économique qui fut d’ailleurs appelé par une seule personne pour justifier sa prise de position : « Zéro apport économique, on ne peut pas se permettre de perdre cette valeur foncière, donc si c’est pas utilisé, ça ne vaut pas la peine d’être conservé. »

2.3 Les opinions émises dans les blogues et les registres de valeurs