Dans le cadre de cette thèse, j’ai choisi d’évaluer à l’échelle Européenne l’effet de
mécanismes caractéristiques de l’organisation à l’échelle des systèmes de production agricoles
sur les enjeux associés aux interactions climat-agriculture.
Les questions que je me pose relativement à ces enjeux sont :
Quelle est le rôle des mécanismes de court terme à l’échelle de la ferme dans l’impact
du changement climatique sur l’offre agricole Européenne ?
Quel est leur rôle dans la réponse de l’agriculture Européenne à la mise en place d’une
politique de mitigation ?
Ces mécanismes génèrent-ils une interaction à l’échelle Européenne entre adaptation au
changement climatique et mitigation ?
Les deux principaux enjeux techniques sont :
de modéliser ces mécanismes de manière intégrée à l’échelle Européenne
de prendre en compte les facteurs d’hétérogénéité spatiale de leur effet
Je me focaliserai d’abord sur le développement d’un outil de modélisation qui permet de
modéliser de manière intégrée à l’échelle Européenne ces mécanismes. Ces développements
ainsi que les jeux de données associés sont détaillés dans le chapitre 2. L’outil de modélisation a
fait l’objet d’une évaluation, valorisée sous la forme d’un article soumis à une revue scientifique
à comité de lecture, et présentée dans le chapitre 3.
Je me sers ensuite de cet outil pour quantifier le rôle de l’adaptation de court terme à
l’échelle de la ferme sur les impacts du changement climatique à l’échelle Européenne. Ce
chapitre est aussi valorisé sous la forme d’un article soumis dans une revue à comité de lecture,
qui sera présenté dans le chapitre 4.
Dans le chapitre 5, je présente des développements d’un outil statistique qui permet
d’automatiser l’analyse de la variabilité spatiale et entre cultures de l’impact simulé du
changement climatique sur l’offre agricole Européenne.
Dans le chapitre 6, je présente des résultats d’une série de simulations réalisées avec
notre outil de modélisation, permettant de diagnostiquer les interactions potentielles entre
l’adaptation de court terme de l’offre agricole au changement climatique, et la mise en place
d’une politique de mitigation des émissions agricoles Européenne.
Enfin, je dégage l’intérêt, les limites et les perspectives de ce travail de thèse dans le
chapitre 7.
33
Chapitre 2
Outil de
modelisation et jeux
de données
34
Dans le cadre de cette thèse, j’ai cherché à explorer les effets de l’hétérogénéité spatiale
des systèmes de production agricole, ainsi que de leur environnement physique, technique et
socio-économique sur le lien entre l’agriculture et le système climatique à l’échelle du continent
Européen. La nature et l’étendue géographique de ce questionnement est peu propice à
l’expérimentation, et le travail effectué repose sur la modélisation.
Le traitement par la modélisation de cette hétérogénéité spatiale requiert la prise en
compte et l’articulation de nombreux mécanismes, ainsi que d’un grand nombre de données qui
décrivent les facteurs de variabilité. Une méthodologie relative à l’articulation des mécanismes
en jeu, ainsi que les jeux de données associés, ont été établies lors d’un travail de thèse
précédent (Godard, 2005) à l’échelle d’une région française dans le cadre du climat présent. Des
premiers essais d’application ont été conduits dans le cadre du climat futur, à cette même
échelle et à l’échelle nationale Française (Galko, 2007; Godard, 2005).
J’ai d’une part étendu cette méthodologie à l’échelle Européenne, et d’autre part
construit des jeux de données physiques et techniques appropriés à la prise en compte d’une
évolution future du climat à cette échelle. De plus, j’ai élargi cette méthodologie pour intégrer
une forme d’adaptation technique des systèmes de production agricole, relative à cette
modification de l’environnement physique.
L’outil de modélisation utilisé, ainsi que les modifications que j’y ai apporté sont l’objet
de ce chapitre. Dans une première partie, je détaille l’outil de modélisation et sa pertinence
pour cette thèse, puis dans une deuxième partie je détaille les modifications apportées et les
jeux de données associés.
35
Description et pertinence de l’outil de modélisation 2.1
2.1. Description et pertinence de l’outil de modélisation
L’outil de modélisation que j’ai utilisé pendant me thèse est un modèle intégré (ARTiX)
qui couple le modèle micro-économique statique annuel d’offre agricole Européenne AROPAj
(De Cara et al., 2005; Galko & Jayet, 2011) avec le modèle générique de culture (STICS).
L’objectif de cet outil est l’étude de la réaction de court terme de l’offre agricole européenne à
l’évolution de ses déterminants physiques, techniques, économiques et institutionnels. La
version que j’ai utilisée couvre l’Union Européenne à 15 (EU15). Sa résolution spatiale est la
région administrative du Réseau d’Information Comptable Agricole (RICA), de taille équivalente
aux régions administratives NUTS II définies par l’Union Européenne.
Le modèle simule les volumes de production agricole pour différents biens, ainsi que
d’autres variables (les intrants consommés, les impacts environnementaux, etc.) qui définissent
ensemble l’offre agricole. Pour ce faire, le modèle s’appuie sur une typologie figée de
producteurs agricoles (ou systèmes de production), qui n’ont pas d’influence sur les prix (la
demande est exogène au modèle), et dont le comportement est simulé. Ce comportement
consiste à choisir l’organisation de l’activité de production, détaillée en plusieurs activités
animales et végétales, afin de maximiser la marge brute. Parmi les critères qui participent à
définir ce comportement, des variables d’entrée permettent de leur prescrire un
environnement physique (cartes de variables météorologiques et de description des sols),
technique (pratiques agricoles), socio-économique (prix d’achat des intrants et de vente des
productions agricoles, coûts variables) et institutionnel (instruments prix - taxes, subventions -,
et quantité - quotas, normes - associées à la Politique Agricole Commune et ses déclinaisons
nationales, et aux politiques de régulation environnementale).
Je détaillerai chacun des deux modèles qui composent cet outil, avant d’expliquer le
principe et la mise en place technique de leur couplage. Enfin, je détaillerai comment est prise
en compte l’hétérogénéité spatiale de l’offre agricole et de ses déterminants, entre régions RICA
mais aussi à l’intérieur de ces régions.
2.1.1.Un modèle d’offre agricole Européenne (AROPAj)
Le modèle micro-économique AROPAj simule le comportement annuel d’une
distribution d’agents producteurs indépendants, basée sur les données du Réseau d’Information
Comptable Agricole. Celui-ci fournit une base de données d’enquête détaillant à un niveau assez
fin les données comptable annuelles d’un ensemble d’exploitation agricoles, sélectionnées pour
prendre en compte de manière statistiquement représentative la diversité des exploitations
réelles en termes d’orientation de production (8 grandes catégories, 70 sous-catégories) et de
taille économique (6 classes) à l’échelle d’une région.
Pour définir la distribution des agents à l’échelle régionale dans le modèle AROPAj,
certaines catégories d’orientation de production correspondant aux cultures pérennes ou
pluriannuelles (arboriculture, viniculture) et à l’horticulture sont d’abord exclues, pour le
caractère pluriannuel de leur gestion. Ensuite, les exploitations de la base de données sont
regroupées par classification hiérarchique (sur des critères de taille économique et d’orientation
36
de production) en « ferme-types » virtuelles, assurant ainsi le respect de la clause de
confidentialité sur l’utilisation des données RICA. La méthode aboutit pour chaque région à un
nombre variable d’agents ou « ferme-types ». La version que j’ai utilisé dans ma thèse repose
sur les données RICA 2002, et comprend 101 régions et 1074 agents indépendants pour l’UE15
(voir figure 2.1).
Figure 2.1 - Régions et nombre
d’agent par région dans AROPAj
(version UE15). Avec 1074 agents
répartis sur 101 régions, le
modèle représente un peu moins
de 2 millions d’exploitants réels à
plein temps, pour une surface
totale de 90 millions d’hectares.
Le nombre moyen d’agent par
région est de 10.6. Un agent
représente en moyenne 1770
exploitations réelles et 81000
hectares.
L’offre agricole, résultant du comportement des agents producteurs, est simulé à l’aide
de la programmation mathématique. Chaque agent organise son activité en vue de maximiser
son profit, indépendamment des autres. Formellement, le comportement un agent k d’AROPAj
est décrit par le programme mathématique linéaire mixte (P
k) suivant :
[1]
où π
kest la marge brute, x
ket z
kreprésentent respectivement les vecteurs des variables
d’activité et des ressources, alors que A
ket g
kreprésente respectivement la matrice des
contraintes techniques et l’opérateur de marge brute.
37
Description et pertinence de l’outil de modélisation 2.1
Les activités d’un agent sont détaillées en 31 activités animales et 41 activités végétales,
et le comportement des producteurs est définit par les variables de décision suivantes :
l’allocation de la surface agricole aux différentes activités,
l’ajustement du capital animal,
le niveau et la nature des intrants des productions animales et végétales (fertilisants,
alimentation animale),
le niveau de production de chaque activité,
le choix de mise en vente de la production ou de son utilisation sur la ferme comme
intrant.
Un ensemble de contraintes techniques et de paramètres, propres à chaque agent, vont
permettre de définir les possibilités d’organisation à l’échelle de l’exploitation, et de différencier
les agents. Ils décrivent :
les liens entre les intrants, les productions ainsi que les interactions entre les
différentes activités (contraintes agronomiques pour l’assolement des cultures,
épandage des déjections animales, coûts variables etc.),
les ressources à disposition (cheptel animal et sa démographie, surface agricole utile
totale, etc.),
les contraintes de typologie (les activités et leurs parts admissibles dans la marge
brute et la surface agricole utile),
les marchés (prix des intrants et des productions),
les instruments de politique publique (normes, taxes et subventions de la Politique
Agricole Commune et ses déclinaisons nationales, ainsi que les régulations
environnementales)
La majorité des paramètres techniques propres à chaque agent (jusqu’ à 1200) du
modèle sont estimés directement à partir des données RICA et des avis d’experts. Certains sont
ensuite re-calibrés (environ 130 paramètres, principalement des paramètres liés aux contraintes
de rotation agronomique, d’alimentation animale, et les coûts variables), pour une méthode
mixte de gradients conjugués et de Monte-Carlo. Plus d’explications sur les contraintes
techniques et la calibration peuvent être trouvés dans (De Cara et al., 2005) et (Galko & Jayet,
2011).
AROPAj appartient à la catégorie des modèles d’offre statiques (van der Werf &
Peterson, 2009), reliant les intrants aux productions par des contraintes techniques
particulièrement détaillées. Ce type de modèle ne représente pas de manière endogène
l’équilibre offre-demande des facteurs de production, des intrants et des produits agricoles avec
les autres régions du monde dans le secteur agricole (cas des modèles d’ équilibre partiel, par
exemple FASOM (Adams, Alig, Callaway, McCarl, & Winnett, 1996), ou ou CAPRI
3), ni avec les
3
Common Agricultural Policy Regionalized Impact Modeling System, see
http://www.capri-model.org/dokuwiki/doku.php
38
autres secteurs économiques (modèles d’équilibre général, par exemple GTAP (Hertel, 1997)).
AROPAj est donc peu approprié à l’étude de mécanismes de large échelle importants pour
l’interaction entre climat agriculture, comme le commerce ou l’évolution de la demande, bien
qu’il puisse les prendre en compte de manière exogène. De même, il est important de souligner
qu’AROPAj est un modèle à caractère statique à l’échelle annuelle, et ne prend pas en compte
de manière explicite les facteurs de production que sont le travail, le capital matériel
(bâtiments, machines) et financier (liquidités). A l’inverse d’autre modèles (par exemple
AgriPoliS, (Happe, Kellermann, & Balmann, 2006)), il ne représente donc pas les possibles
évolutions structurelles de long terme (surface agricole totale, orientation de production,
revenus hors exploitation, effectif) de l’offre agricole Européenne.
Pour le questionnement de cette thèse, AROPAJ est cependant très intéressant, car il
couvre l’Europe entière, tout en représentant finement les liens complexes entre activités
agricoles, leur lien avec l’environnement physique, et la diversité des systèmes agricoles à
l’échelle infrarégionale. A cet égard, ses performances sont équivalentes à des modèles plus
détaillés (mais de couverture géographique restreinte). En revanche, il est moins bien
approprié pour intégrer des processus économiques de plus large échelle (évolution de la
demande, commerce) et de long à moyen terme (progrès technologique, évolution structurelle
de l’offre agricole Européenne).
2.1.2.La sensibilité à l’environnement physique et technique (STICS)
La sensibilité de l’offre agricole à son environnement physique et technique n’est pas
incluse dans AROPAj. Afin de pouvoir prendre en compte une évolution de cet environnement,
un couplage a été réalisé avec un modèle biophysique
4. Ce couplage relève d’une procédure
relativement classique en soit à l’échelle de la ferme - voir (Janssen & van Ittersum, 2007) pour
une revue de littérature détaillée - mais rarement étendue à l’échelle Européenne. Je vais
détailler rapidement le modèle biophysique, et son intérêt pour un tel couplage.
STICS est un modèle générique de culture qui simule aux échelles annuelle et
pluriannuelle l’évolution d’une succession de cultures sur une parcelle agricole (Brisson et al.,
2003). Il simule ainsi au pas de temps journalier l’évolution du système sol-plante d’une parcelle
sous l’influence de l’intervention humaine (les pratiques agricoles) et du contexte
environnemental (sol, météorologie) de manière assez fine. Il s’appuie notamment sur les
processus de développement du couvert végétal, sa croissance en biomasse, sa croissance
racinaire, l’élaboration du rendement, ainsi que des bilans d’eau, de carbone et d’azote à
l’interface entre l’atmosphère, le sol et la plante. Ces processus sont basés en partie sur des
formalisations de processus physiques et biologiques bien établis (bilans d’eau, d’énergie, de
carbone et d’azote dans le sol et à l’interface sol-végétation atmosphère, photosynthèse), et en
partie sur des relations empiriques (durée et nature des stades physiologiques de la plante,
allocation et remplissage des différents organes de la plante, effets des températures et du
4