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4. Le parler bi(e)lingue

4.1 Du phonème au culturème

4.1.4 Niveau pragmatique

Etant donné la pluralité des zones potentiellement concernées par des aspects pragmatiques48 véhiculés par le langage, il convient de définir ce que ce niveau permet de prendre en compte dans le cadre spécifique d'une étude sur un parler bilingue, à défaut de pouvoir en faire une analyse complète, laquelle risquerait de dépasser à bien des égards les aspects formels visant à être décrits ici. Aussi, un regard synthétique sur le corpus bi.bienne nous inspire une distribution du niveau pragmatique autour de trois axes directifs:

¾ Un premier axe reposant directement sur des éléments de forme concerne les modalités d'assertion, et d'énonciation de manière plus générale, qui affectent le locuteur, tout comme l'environnement discursif motivant ses productions. Cet aspect est traité partiellement au sous-chapitre suivant, qui focalise plus particulièrement sur les marqueurs d'énonciation et les interjections participant à la construction d'énoncés bi(e)lingues.

¾ Un deuxième axe regroupe les cas où le parler bi(e)lingue paraît remplir des fonctions spécifiques, à caractère méta-sémiotique ou iconologique, c'est-à-dire lorsque le recours conjoint - ou alterné de manière serrée - à plus d'un système linguistique, permet de rendre pertinente l'information véhiculée par et dans le discours. Il s'agit le plus souvent de cas où la substance du message produit se trouve en adéquation avec sa forme sémantico-syntaxique. On pensera notamment à tous les effets stylistiques, conscients ou non, qui jalonnent le discours des informateurs, ainsi qu'aux motivations psychologiques qui les amènent à valider une forme de parler composite à des fins de communication fonctionnelle justifiée. Les exemples (27), (33), (37), (50), (51) et (56) qui ont déjà été traités selon le type d'unités linguistiques convoquées pour la construction formelle du parler bi(e)lingue, sont donc déjà « pragmatiques » dans le sens que dirige de cet axe. En voici deux illustrations supplémentaires, témoignant de la répartition fonctionnelle du bilinguisme de l'informateur en domaines d'utilisation différenciés:

(58)

IM22 In der Familie ist mir klar das Französische näher. Obwohl wir nicht mehr zusammen leben und die Kinder ausgeflogen sind, ist meine Einkaufsliste immer noch französisch, je marque beurre, lait et tatatata. Das geschieht automatisch, es ist einfach so

48 cf. renvoi 37, ici même

(59)

IM01-226 entre le français de marseille et le français de bienne mis à part les (1 sec) les taquineries euh et des termes propres à une région ça reste du français hingäge zwösche schwiizertütsch ond hochdeutsch het=s doch e massive=n=ontersched (--).

Rappelons par ailleurs que la linguistique descriptive moderne procède à une distinction entre deux moyens d'appréhender la structuration du message linguistique: une approche formelle, d'une part, et une approche conceptuelle, informationnelle, communicationnelle, ou encore interactionnelle, d'autre part, comme nous l'expose Perrot (1998) à titre d'exemple:

« Dans le cadre des phrases d’une langue, il est nécessaire de distinguer deux structurations qui se réalisent conjointement sur l’axe syntagmatique:

- Une structuration de l’énoncé en tant que réseau de relations entre constituants

"syntaxiques": prédicats, actants, circonstants

- Une structuration du message en tant qu’acte de communication véhiculant un contenu informatif” (Perrot 1998: 607)

La première de ces approches vise à analyser les constituants d’une langue sous l’angle de leurs relations internes et de leurs marques grammaticales, et peut également s’insérer dans une perspective typologique. La seconde approche exploite notamment les critères de saillance de l’information transmise - couples thème/ rhème, correspondant de près ou de loin à l’opposition « information ancienne / information nouvelle », les procédés d'emphatisation, de focalisation, les phénomènes d'émergence et de circulation des topics discursifs, ainsi que le degré relatif de partage des savoirs véhiculés entre les interactants49.

¾ Quant au troisième axe pragmatique, il pourrait également combiner des aspects communicationnels superordonnants, comme ceux des actes de langage (Austin 1962, Searle 1969)50 ou des maximes ou principes conversationnels (Grice 1979, Gumperz 1982, ou encore les travaux de Gofmann)51, avec ceux générés plus spécifiquement par la dimension interculturelle du contact des groupes alémaniques et romands à Bienne, dont voici un exemple ayant trait aux stratégies de politesse contrastées:

(60)

Enq2-95 aber haben Sie das Gefühl, es gäbe so wie eine Bieler Sprache aufgrund von der Zweisprachigkeit ?

49 Pour un aperçu complet de cette dimension, cf. par exemple:

Berthoud (1996), Lambrecht (1994), Mondada (1995), Peeters (1999), Prevost, S (1998), Stark, (1999).

50 Austin (1962), Searle (1969)

51 op. cités p. 22

IF21-96 eh wahrscheinlich gibt es schon gewisse Annerkennungen, manchmal…

also ich merke, dass wir zum beispiel Sachen machen, die sie in Genf wahrscheinlich nicht machen würden, wir sagen immer den Nachnamen noch von den Leuten

Enq1-97 pour les salutations...

IF21-98 ja

Enq1-99 avant tout...

IF21-100 oui et pas 'Bonjour Monsieur', c'est 'Bonjour Monsieur B.' Enq1-101 voilà...

Enq2-102 das ist ein bisschen schweizerdeutsch anscheinend Enq1-103 ça, vous pratiquez en français aussi ?

IF21-104 oui, je dis toujours le nom de famille

Enq1-105 d'accord; et c'est perçu comment en dehors de Bienne... en francophonie?

IF21-106 mais c'est perçu... c'est pas mal perçu, mais je pense qu'ils le font pas Enq1-107 à l'inverse, c'est presque malpoli de donner le nom de famille en

français, alors qu'en suisse-allemand je crois... on doit dire...

IF21-108 (x) « grüessech » si on... on dit... ou bien c'est même dans les banques...

dans les banques où je sais pas, ils pratiquent même de dire le nom dès qu'ils ont vu la signature, ils DOIVENT dire le nom, c'est une forme de politesse, de grande politesse, de respect...

Enq1-109 d'ailleurs, au téléphone, c'est ce qui arrive, je crois... on note tout de suite le nom pour pouvoir le répéter à la fin...

IF21-110 exactement... (…)

Si certaines de ces manifestations passent effectivement par le langage, d'autres, largement plus implicites, peuvent également être appelées à se combiner avec des traits culturels relevant du non-verbal. Il est possible dans cette optique de se référer au modèle des culturèmes posé par Oksaar (1989: 39), qui envisage de représenter dans une situation donnée les normes de l'interaction sociale. Toute activité correspond à un culturème, défini comme « phénomène culturel universel ». Le culturème se décompose alors en behaviourème, équivalant à une variation spécifique du phénomène universel en fonction d'une culture locale, d'une sous-culture ou de sous-cultures entrant en interaction. Les behaviourèmes se subdivisent à leur tour en traits verbaux, non-verbaux, ou extra-verbaux:

Culturème Behaviourème

Verbal Non-verbal Extra-verbal

Mots Mimiques Temps

Traits paralinguistiques Gestes Espace

Formules linguistiques Position corporelle Proxémique

Schéma 2: Le modèle des culturèmes, tiré de Oksaar (1989)

En fonction de ce modèle, l'exemple précédent représente la description d'un culturème ayant trait aux rituels de politesse, formalisé par un behaviourème verbal, plus précisément par une formule linguistique ritualisée de manière différente en fonction de l'appartenance culturelle de celui qui la produit. L'effacement du röstigraben à Bienne, qui a été illustrée à plusieurs reprises, correspond donc à l'échange récurrent d'un ensemble de culturèmes qui finissent par se neutraliser. La construction d'un mode d'expression par un groupe social doit par conséquent également pouvoir s'envisager de manière holistique, dans les cas où il y a intercommunication permanente entre les différentes composantes du groupe, et laisser une place à tous les aspects non-linguistiques (ici hyperonyme) et culturels dans l'élaboration, par les acteurs sociaux, d'une forme de communication servant de base référentielle à l'ensemble de leur communauté, pour aboutir dans des contextes de contact à la création d'un interlecte plus ou moins stable. Les approches sociologiques du contact de langues (Poche 1988) nous affirment bien que toute "fragmentation du corps social"

précède la division d'expression du sens. Les approches ethnologiques classiques (cf. Barth 1995) insistent en outre sur le fait que la persistance des groupes en situation de contact implique non seulement des critères et des marques ostensibles d'identification, mais également une structuration des interactions qui permette la résistance des différences culturelles. Ainsi, le culturème d'Oksaar, élaboré précisément pour être appliqué à des situations de contact, est doté d'une fonction pragmatique dans l'interaction, qui véhicule en arrière plan tout un ensemble de facteurs ethniques et sociaux portant sur le maintien des distinctions identitaires et des frontières linguistiques ou sur la construction interculturelle du sens social.

Cette brève incursion au travers de trois axes de la pragmatique, façonnés ici en fonction de l'objet bi(e)lingue qui nous occupe, nous a permis de saisir l'étendue que recouvre ce spectre, lequel ne peut qu'être abordé évasivement dans le cadre de ce mémoire.