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4.3 Les implications et perspectives

4.3.3 Au niveau de la biologie fondamentale

Encore peu d’études ont tenté d’évaluer simultanément l’influence de l’apparentement et de la distribution des ressources sur l’organisation socio-spatiale des prédateurs (mais voir Elbroch et al. 2015; Verdolin & Slobodchikoff 2009). De nombreuses études considèrent une augmentation du chevauchement de domaines vitaux entre individus apparentés directement comme une expression de la sélection de parentèle (ex., Kitchen et al. 2005; Rodgers et al. 2015). Mais, même au sein d’une population très apparentée (résultant d’un comportement philopatrique) où le chevauchement entre les domaines vitaux voisins est généralement élevé, certains individus partageant un espace commun sont peu ou nullement apparentés. Aussi, la question de savoir si la tolérance spatiale observée est une conséquence ou non des liens de parenté reste ouverte (Innes et al. 2012; Ratnayeke et al. 2002). En considérant simutanément la distribution et les variations d’abondance des ressources (colonie d’oies et lemmings) et de l’apparentement dans notre population, nous avons montré qu’en l’absence de prédateurs, seule la colonie d’oies entraînait une diminution de la territorialité et favorisait la formation de groupes, mais sans tolérance sélective envers la parenté. L’absence de l’influence de l’apparentement sur la tolérance spatiale dans notre population fait écho aux résultats rapportés pour d’autres carnivores, comme le puma, Puma concolor (Elbroch et al. 2015; Nicholson et al. 2011), l’ours noir (Schenk et al. 1998) et le renard roux (Henry 2004). Le partage de l’espace peut être considéré comme une des premières étapes menant à des formes plus complexes de socialité chez les mammifères. L’absence de philopatrie dans notre population a ainsi servi à révéler que, initialement, la tolérance spatiale découlant d’une plus grande abondance de ressources se ferait sans discrimination. Cela contraste néanmoins avec le fait que les groupes sociaux, notamment chez les canidés, se forment par l’association continue des jeunes avec leurs parents (Kleiman

& Eisenberg 1973). Nous suggérons donc que, en l’absence de prédation, des conditions environnementales favorisant la philopatrie, comme la saturation de l’habitat, ou une plus faible mortalité permettant l’établissement de liens stables, sont nécessaires pour que des groupes familiaux se forment.

L’écologie spatiale et l’écologie du mouvement

Le suivi de carnivores terrestres présente des contraintes importantes, notamment la difficulté de les capturer et ainsi d’obtenir des tailles d’échantillon suffisantes. Malgré ces défis, tester chez des carnivores des théories spatiales développées dans d’autres groupes taxonomiques peut contribuer à avancer les connaissances et la compréhension générale de l’utilisation de l’espace par les êtres vivants (Young & Shivik 2006). Cette étude a ainsi permis de nuancer l’hypothèse de Mueller et Fagan (2008) dans le cas de prédateurs terrestres mobiles : un système d’excursions locales peut permettre la résidence annuelle d’un prédateur dépendant principalement d’une ressource variable imprévisible (ici, les lemmings). Cette étude soutient l’hypothèse selon laquelle l’accès à des proies alternatives permet à un prédateur de rester résident pendant l’absence de sa proie cyclique. Bien que cela ait été rapporté chez des prédateurs aviaires spécialistes des petits rongeurs, il s’agit de la première démonstration chez un prédateur mammifère. Ainsi, il peut y avoir un découplage entre les ressources dans le domaine vital et la tactique de mouvement (l’individu peut y rester même s’il n’y a pas suffisament de ressources). La mise en place de ce système nécessite une zone d’alimentation prévisible contenant une ressource alternative (ici, des ressources marines sur la banquise) et à portée de l’animal à partir de son domaine vital (Hofer & East 1993; Tsukada 1997). Pour un prédateur mobile comme le renard arctique, qui est capable de parcourir 90 km/jour (Tarroux et al. 2010), la banquise côtière est facilement accessible. Pour un prédateur, la distance qui sépare la zone d’alimentation hivernale du domaine vital influence probablement son

choix entre un système d’excursions ou une relocalisation temporaire dans cette zone en hiver.

Nos résultats peuvent servir à mieux prédire les patrons spatiaux d’autres prédateurs qui dépendent de proies cycliques. Par exemple, dans un contexte similaire à celui du renard arctique, le lynx du Canada (Lynx canadensis) et le lynx roux (Lynx rufus) se spécialisent sur les lièvres (Lepus sp.), des proies aux cycles d’une périodicité de 10 ans. Il a été rapporté que, dépendamment des populations ou même des individus d’une même population, les phases de décroissance des populations de lièvres entraînaient des réponses différentes chez les lynx : un changement de leur régime alimentaire, la dispersion des adultes ou des migrations saisonnières vers des zones où l’abondance des lièvres demeure élevée (Knick 1990; Poole 1997).

La navigation et la modélisation

La distance de détection de ressources est inconnue pour beaucoup de mammifères (Janson & Di Bitetti 1997; Lima & Zollner 1996). Notre mesure de distance de détection des ressources sur la banquise (jusqu’à 40 km) par les renards est donc importante, d’autant plus qu’il s’agit de l’une des distances de détection les plus élevées trouvées dans la littérature scientifique. Cette mesure peut être utile pour l’interprétation des patrons de mouvements de prédateurs mammaliens et pour la modélisation spatiale. Notamment, dans de nombreuses approches de modélisation animale, les mouvements des individus sont réalisés en fonction de sa perception de l’environnement ou de ses capacités sensorielles (Garber & Hannon 1993; Lima & Zollner 1996; Olden et al. 2004; Pe’er & Kramer-Schadt 2008). Dans le cas des modélisations écosystémiques impliquant un prédateur se déplaçant entre deux milieux pour s’approvisionner (ex., Nevai & Van Gorder 2012), le système d’excursions du renard arctique peut fournir un modèle concret et des données quantifiées du mouvement, comme la fréquence des mouvements entre les deux milieux différents, ou des aspects du comportement, comme la réponse du prédateur

aux densités de l’une ou l’autre des ressources exploitées, qui peuvent servir à raffiner ces modèles.

Au niveau de l’écologie des charognards, la connaissance des capacités de détection des espèces peut permettre de mieux interpréter les interactions intra-guildes. Un charognard ayant un vaste champ de détection est généralement plus compétitif, étant donné qu’il peut plus facilement détecter une carcasse et y arriver en premier (DeVault et al. 2003). De plus, l’absence d’une espèce à une carcasse est parfois expliquée par une capacité de détection moindre (ex., Selva & Fortuna 2007). Cependant, d’autres raisons sont possibles. Par exemple, dans le parc national de Yellowstone, les coyotes utilisent les carcasses laissées par les loups, mais pas celles qui sont laissées par les chasseurs, une absence attribuée à la méfiance des coyotes envers les humains (Wilmers et al. 2003). Connaître les distances de détection des espèces permettrait de mieux interpréter si l’absence d’une espèce provient de son incapacité à détecter les carcasses de loin ou si d’autres causes sont en jeu. Tel que montré au Chap. 3, la télémétrie satellitaire, éventuellement associée à des carcasses placées expérimentalement et à des appareils photos automatiques, fournit un moyen de mesurer les distances de détection chez d’autres espèces de charognards.