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Nous avons étudié comment la population de renards arctiques de la plaine sud de l’île Bylot se distribuait spatialement selon les fluctuations saisonnières et multiannuelles des ressources. Les résultats indiquent que l’influence de la colonie d’oies sur la population est très importante, aussi bien en ce qui concerne l’organisation socio-spatiale en été (Chap. 1) que les mouvements en hiver (Chap. 2). L’unité sociale de base de notre population était composée du couple, avec seulement quelques cas de groupes (trois individus), tous localisés dans la colonie d’oies (Fig. 1.2), ce qui est partiellement en accord avec le modèle théorique de Norén et al. (2012) prédisant l’organisation sociale du renard arctique en fonction de la pression de prédation et de l’abondance des ressources (Fig. 0.3). La territorialité des renards diminuait dans la colonie d’oies, comme observé dans une autre population exploitant une colonie d’oiseaux marins (Eide et al. 2004). Les chevauchements entre domaines vitaux étaient généralement plus grands dans la colonie d’oies (Fig. 1.3), et les tanières occupées étaient plus proches les unes des autres (Fig. 1.4). Il semble ainsi qu’en l’absence de prédateurs les couples de notre population répondent à la colonie d’oies par un changement du patron d’espacement, qui devient plus agrégé, plutôt qu’en tolérant des subordonnés sur leur territoire. Cependant, les chevauchements plus grands n’étaient généralement pas influencés par le degré d’apparentement (Tableau 1.3), contrairement à nos prédictions découlant de l’hypothèse de la sélection de parentèle. En Suède, les groupes se forment par la rétention de jeunes ou par le regroupement de membres apparentés au premier degré (Elmhagen et al. 2014). Il est à noter que la population de renards arctiques fenno-scandinave est passée très

proche de l’extinction à la fin du 20e siècle, avec seulement 40‒60 individus restants (Angerbjörn et al. 2013). Elle est présentement fragmentée en quatre sous- populations, toutes de petite taille (Dalén et al. 2006), augmentant probablement ainsi les chances d’interagir avec des membres apparentés. Contrairement à cette situation, nous avons montré que la population de l’île Bylot était généralement peu apparentée et qu’elle ne présentait pas de structure d’apparentement forte (Tableau 1.2), ce qui indique une absence de philopatrie. Ce résultat est contraire à nos prédictions, qui étaient basées sur l’étude d’Ehrich et al. (2012) à Svalbard, où un certain degré de philopatrie avait été relevé chez les femelles malgré la présence de la banquise et l’absence de barrières géographiques. Il concorde par contre bien avec la classification de la population canadienne dans un grand ensemble comprenant l’Amérique du Nord et le nord du Groenland (Norén et al. 2011a). En accord avec ce regroupement génétique, l’étendue des déplacements des renards de l’île Bylot en situation de migration ou de nomadisme couvre d’ailleurs cet ensemble géographique (Fig. 2.1A et 2.1B). Ainsi, malgré l’abondance de nourriture dans la zone restreinte de la colonie d’oies, qui entraîne effectivement une diminution de la territorialité et la présence de groupes, la tolérance spatiale observée est indépendante du degré de parenté, ce qui pourrait quand même représenter une étape préliminaire vers l’évolution de la vie en groupe (et la socialité).

En plus de la pression de prédation et l’abondance des ressources, il serait important pour mieux comprendre l’organisation socio-spatiale de tenir simultanément compte d’autres facteurs, comme la saturation de l’habitat (Emlen 1982; Koenig & Pitelka 1981), le taux de mortalité (Doncaster & Macdonald 1991) et aussi possiblement la tendance chez les canidés à la cohésion des groupes (renard roux, Baker et al. 2000; loup d'Éthiopie, Marino et al. 2012). L’île Mednyi, où les ressources sont abondantes et où la prédation de renards est absente, constitue le seul endroit où les renards arctiques montrent de la reproduction communautaire. Sur cette île, la saturation de l’habitat était importante (jusqu’à 1500 renards vers la fin du 19e siècle sur une île de

186 km2), et une forte territorialité des groupes familiaux, puis un maintien d’une organisation en groupes malgré l’espace devenu disponible à la suite d’une diminution majeure de la population ont été observés tour à tour (Goltsman et al. 2005). Elmhagen et al. (2014) ont mentionné que les groupes sociaux ont été communs en Suède au 19e siècle. Les tanières en montagne sont creusées dans des formations fluvioglaciaires sablonneuses, qui sont limitées dans la toundra alpine (Dalerum et al. 2002; Elmhagen et al. 2014), causant peut-être à cette époque une situation de saturation de l’habitat (Elmhagen et al. 2014). Au contraire, en Islande, où l’unité sociale de base est le couple, la très forte pression de chasse, qui existe depuis plus de 700 ans (Hersteinsson et al. 1989), pourrait avoir contribué à maintenir une grande disponibilité des tanières. Un fort taux de mortalité tend aussi à déstabiliser les liens sociaux (Sparkman et al. 2011; Wallach et al. 2009). Dans notre population d’étude, quelques observations indiquent que des groupes formés dans la colonie au cours d’une année de pic de lemmings très élevé pouvaient se maintenir pendant le creux des lemmings l’année suivante. Cela suggère d’un côté un effet des lemmings en plus de la colonie d’oies et, de l’autre, une certaine cohésion des groupes une fois formés. Cette hypothèse pourrait être testée dans une population où la proportion de groupes est plus élevée et où la pression de prédation par le renard roux est maintenue faible, par exemple à Helags, en Suède.

Nous avons confirmé que, en dehors de la saison d’élevage des jeunes, les renards pouvaient effectuer des mouvements sur de très longues distances, allant parfois à plus de 1800 km de l’île Bylot et au-delà de l’archipel arctique canadien vers le Groenland ou l’Alaska (Fig. 2.1, Tableau 2.1). Les résultats de notre étude ont souligné que, malgré leur capacité à effectuer ces mouvements, les individus de la population étaient principalement résidents (Fig. 2.2), notamment dans la colonie d’oies, peu importe la densité de lemmings (Tableau 2.2). Au lieu de partir à la recherche d’une région où les lemmings étaient plus abondants ou de passer tout l’hiver sur la banquise, les renards compensaient une faible densité de lemmings en

hiver par une augmentation des excursions courtes sur la banquise avoisinnante, notamment en dehors de la colonie d’oies (Fig. 2.3, Tableau 2.3). Cette tendance était beaucoup moins marquée dans le cas des renards de la colonie, suggérant que les œufs cachés pourraient fournir une ressource alternative. Quelques mouvements de migration ont cependant été observés (n = 6 ; Fig 2.1B), correspondant ainsi aux « mouvements saisonniers » mentionnés dans la littérature scientifique (Chesemore 1968a; Eberhardt et al. 1982; Fay & Follmann 1982; Wrigley & Hatch 1976). La migration est cependant très rare dans notre population (Fig. 2.2). La proximité relative de la côte et la distance de détection des renards sur la banquise, de plusieurs dizaines de kilomètres (Fig. 3.3), contribueraient possiblement à favoriser la mise en place d’un système d’excursions régulières à partir du domaine vital terrestre. Ces excursions sont généralement de courte durée (3 jours en moyenne) et confinées à la banquise côtière de l’étroit chenal (10-30 km de large) entre l’île Bylot et l’île Baffin (Fig. 2.1D). Bien que nous ne disposions pas d’information sur l’abondance et la distribution des phoques dans cette zone, la banquise côtière stable entre les îles de l’archipel arctique canadien fournit des habitats d’hivernage et de reproduction importants pour les phoques annelés (McLaren 1958; Smith et al. 1991), ce qui placerait des ressources marines proches des domaines vitaux de l’aire d’étude. Nous avons noté que certains renards ne se rendaient pas forcément sur un site de carcasse donné, même si leur territoire était situé à une distance apparemment propice à la détection de la carcasse. De plus, entre deux visites à des zones d’activité, au lieu de se rendre d’un site à l’autre en restant sur la banquise, les renards retournaient à leurs domaines vitaux avant de ressortir. Cela peut souligner le fait que les renards préfèrent rester dans les terres ou ont besoin de retourner régulièrement défendre le domaine vital. De grands morceaux de carcasses de phoques (adultes et jeunes) ont déjà été trouvés sur des tanières de renards, parfois à 2 km de la côte (observation personnelle), indiquant que ces ressources peuvent être ramenées dans les terres.

Les mouvements nomadiques (Fig 2.1A) ont été effectués par une petite proportion des renards étudiés (Fig. 2.2), contrairement à ce qui a été observé dans la toundra alpine suédoise, où la dispersion post-reproduction n’a pas du tout été détectée (Tannerfeldt & Angerbjörn 1996). Il est possible que ces renards nomades partent à la recherche d’un meilleur territoire. Cependant, la forte mortalité des individus qui quittent leur domaine vital en hiver, le fait que très peu de ces renards se soient installés dans un nouveau territoire à la période de reproduction (Tableau B.2) et leur âge plus avancé (Tableau 2.2) semblent indiquer qu’il ne s’agirait pas d’une tactique optimale. Comme mentionné par Way et Timm (2008), les informations sur les comportements et les mouvements des canidés plus âgés restent encore anecdotiques, étant donné que les études sont typiquement de courte durée, que les animaux meurent relativement jeunes ou que leurs colliers émetteurs ne durent pas toute leur vie. Chez les loups et les coyotes, il a été rapporté que les individus plus âgés pouvaient être expulsés par un nouvel individu reproducteur et devenir nomades (Holyan et al. 2005; Way & Timm 2008). En concordance avec cette idée, certaines des tanières ou certains des partenaires laissés par les individus qui se sont dispersés avaient été monopolisés par d’autres renards (Tableau B.2).

Au niveau de la distribution spatiale de la population, les renards arctiques de notre population d’étude présentent ainsi un patron d’espacement plus agrégé au niveau de la colonie d’oies et restent majoritairement résidents toute l’année. Une fois un domaine vital acquis, il peut être avantageux pour un renard de le garder à longueur d’année (et même durant plusieurs années) même si les ressources terrestres peuvent diminuer en hiver, surtout si ce domaine est bien placé, comme dans la colonie d’oies. Au niveau individuel, l’âge influence l’occurrence des mouvements de grande envergure (les renards plus âgés ont plus tendance à quitter l’île en hiver). Une combinaison de facteurs externes et internes génère donc les patrons d’utilisation de l’espace. Les composantes de l’écologie du mouvement étudiées et leur influence sur les mouvements de la population sont résumés dans le Tableau 4.1.

Tableau 4.1 Résumé des connaissances obtenues sur l’écologie du mouvement des renards arctiques de la plaine sud de l’île Bylot (Nunavut, Canada).

Composante de l’écologie du mouvement

Description Effet sur le mouvement État interne

Sexe Mâle/Femelle Aucun effet sur les excursions

courtes ou les mouvements de grande envergure en hiver Peu d’effet sur l’organisation

socio-spatiale en été Aucun biais dans la dispersion

natale

Âge En années Est lié à des mouvements de

grande envergure en hiver Degré de parenté Coefficient de parenté Aucun effet sur l’organisation

socio-spatiale en été Capacité de déplacement Types de mouvements hivernaux - Courtes excursions extraterritoriales

Stratégie de mouvement hivernale flexible

- Migration - Nomadisme Capacité de navigation

Distance de détection Jusqu’à 40 km pour les ressources marines

Orientation efficace vers les ressources sur la banquise Influence possiblement le choix de

s’alimenter sur terre ou sur la banquise en hiver

Facteurs externes

Ressource locale Lemmings Faible densité de lemmings :

augmente la fréquence des courtes excursions en hiver Aucun effet sur les déplacements

de grande envergure en hiver Peu d’effet sur l’organisation

socio-spatiale en été

Aucun effet des variations sur la dispersion natale

Ressources saisonnières (allochtones)

Colonie d’oies Diminue la territorialité et favorise la formation de groupes en été Favorise la résidence en hiver Ressources marines

(banquise)

Suscitent de courtes excursions extraterritoriales, un système permettant la résidence

4.3 Les implications et perspectives