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1.4. Les nids de fourmis

1.4.1. Les nids excavés

Lors du creusement, les fourmis déposent les excavats à la surface du sol, formant la partie épigée du nid. La forme la plus simple que peut revêtir cette partie est celle d’un cratère régulier sur sol horizontal (Fig.1.6a; Weh-ner,1970;Tofilski & Ratnieks,2005;Verzaet al.,2007;Robinsonet al.,2008; Tofilski & Ratnieks,2008), qui est tronquée et prend l’allure d’un croissant quand le nid est excavé le long d’un pente (Frankset al., 2004;Tofilski & Ratnieks, 2008). Aussi, si le dépôt a lieu sur un sol suffisamment humide (observation personnelle), la partie épigée a alors une architecture structure de type spongieux (Fig.1.6b,c;Cole,1994;Greenet al.,1999;Gayahan & Tschinkel,2008), contenant son propre réseau de chambres et de galeries. Des cheminées sont aussi obervées chez certaines espèces (Fig.1.6d; Klei-neidamet al.,2001;Cassillet al.,2002).

La partie hypogée du nid excavé a été très largement documentée chez les fourmis, révélant l’existence d’une grande diversité d’architectures. On trouve tout d’abord les nids présentant une architecture très stéréotypée et propre à l’espèce qui les habite (Tschinkel,1987,2003;Mikheyev & Tschin-kel, 2004; Solomon et al., 2004; Forti et al., 2007;Cerquera & Tschinkel, 2010), dont les chambres s’enchaînent avec une grande régularité, le long de galeries verticales et parfois même hélicoïdales (Fig.1.9). À l’opposé se trouvent les structures complexes, denses matrices de galeries et de chambres entrecroisées et interconnectées, à l’apparente désorganisation et imprédicti-bilité aux niveaux inter et intra-spécifiques (Wanget al.,1995;Cassillet al., 2002;Halleyet al.,2005). Bien entendu, ces extrêmes sont séparés par une continuité de structures variées (Délye,1971;Tohmé,1972;Tschinkel,2004, 2005; Rabelinget al.,2007; Verzaet al.,2007), au schéma supportant de plus ou moins grandes variations.

Figure 1.8.:La partie épigée du nid revêt une multitude de formes, a dont la plus simple est un cratère régulier produit sur terrain sec (Photo © Alex Wild). À mesure que l’humidité croît et se maintient, on peut observer l’apparitionbdes structures cohésives érigées,cvoire des piliers ouddes cheminées, autant de constructions intermédiaires des structures en éponge.

Toutefois, si bien des architectures semblent ne se rejoindre que par leur caractère imprévisible, plusieurs invariants semblent avoir été mis à jour. Ainsi, plusieurs études ont pu montrer chez différentes espèces une adéquation forte entre le volume du nid et le nombre de ses occupants, que ce soit sur le terrain (Mikheyev & Tschinkel,2004;Tschinkel,2004,2005) ou en laboratoire (Rasse & Deneubourg,2001;Buhlet al.,2004a;Halleyet al., 2005). Une diminution du nombre de chambres avec la profondeur a aussi été mise en évidence chez plusieurs espèces (Cassillet al.,2002;Tschinkel,2003;

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Figure 1.9.:La diversité inter-spécifique des nids est très importante, et contraste avec la présence de structures redondantes telles que chambres et ga-leries. Nids deaAphaenogaster ashmaedi,bDorymyrmex bossutus, cPheidole morrissi,dAphaenogaster floridanus,ePogonomyrmex badius. Le repère blanc représente une longueur de 10 cm. (Photos c b e dWalter Tschinkel ;Tschinkel,2004;Tschinkel,2010).

Mikheyev & Tschinkel,2004;Tschinkel,2004). Il s’avère donc que malgré un caractère apparemment imprévisible de l’excavation, les structures hypogées présentent une stabilité fonctionnelle, suggérant une régulation durant leur développement. Cette régulation semble être due à l’interaction entre la forme et le volume du nid et la dynamique de creusement (Deneubourg & Franks,1995;Buhlet al.,2005). Il est donc nécessaire pour comprendre ces aspects de déterminer la morphogenèse du nid7.

1.4.2. Problématique

Aussi, malgré tout l’intérêt porté à cette question, la construction col-lective du nid hypogé chez les fourmis reste un phénomène opaque. Ce problème est en grande partie du à la nature souterraine de nids excavés, rendant l’observation durant leur élaboration impossible. Jusqu’à présent, l’étude de l’architecture des nids souterrains se cantonnait à la description de structures figées à un temps donné, obtenue par moulage au plâtre notam-ment (Williams & Lofgren, 1988;Tschinkel,2003;Mikheyev & Tschinkel, 2004;Cerquera & Tschinkel,2010;Tschinkel,2010). Certaines de ces études ont permis par un protocole judicieux de coupler étude architecturale et in-ventaire de population, décrivant la distribution des ouvrières et du couvain au sein du nid. Toutefois, la morphogenèse du nid reste inaccessible à ces méthodes, puisque la structure acquise ne reflète qu’un seul état du nid, qui n’existe plus une fois moulé. . . Des auteurs ont aussi essayé de palier à ce problème en photographiant la structure tridimensionnelle du nid à dif-férents moments en ayant recours à la tomographie8 (Halley et al.,2005; Perna et al., 2008a). Cependant, aussi grands puissent être les avantages de cette méthode (rapidité de l’acquisition, protocole non destructif, grande 7. La morphogenèse est le processus dynamique de développement de formes. Ce terme s’applique dans différents champs, tels que l’embryologie, la géomorphologie, ou encore l’urbanisme

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souplesse dans l’acquisition des mesures), l’intervalle de temps important séparant les mesures n’a pas permis aux auteurs de décrire précisément la morphogenèse du nid chez les fourmis.

Sudd s’est longuement penché au cours de travaux précis et d’une grande valeur sur la construction du nid souterrain, en utilisant des dispositifs de creusement en deux dimensions (2D) qui lui permettaient d’observer les com-portements constructeurs et l’évolution du nid au cours du temps. Il s’est notamment intéressé à la structure des galeries creusées par des individus isolés ou en duo (Sudd,1970a,b,1971), et à la quantification de l’effet de la gravité sur l’orientation durant le creusement (Sudd,1972). Si ces études ont permis de décrire précisément les comportements individuels de creusement des ouvrières, les tentatives de simulation informatique9mettant à profit ces mesures ont échoué à reproduire des structures proches de la réalité (Sudd, 1975). L’un des problèmes de la méthodologie de Sudd tient notamment à l’isolement complet des ouvrières, plusieurs travaux ayant montré la dépen-dance à la densité de nombreux phénomènes collectifs (Deneubourget al., 1990b;Detrainet al.,1991;Beekman et al.,2001;Couzin & Franks,2003; Sempoet al.,2009;Theraulazet al., 2002;Dussutour et al., 2005). Aussi, l’approche générale de segmentation systématique d’un comportement col-lectif en comportement individuels empêche de voir le phénomène dans sa 9. Le terme de simulation désigne un procédé selon lequel on exécute un programme informatique sur un ordinateur en vue de simuler un phénomène réel, par exemple pour étudier l’usure d’un roulement à billes, produire des prévisions météorologiques ou en-core générer un comportement collectif. Dans ce dernier cas, les comportements des individus “virtuels” sont régis par un modèle, c’est-à-dire un ensemble de règles com-portementales, décrivant par exemple leur déplacement au sein d’un espace ou leur mode d’interaction avec leur environnement physique et/ou social. Lors d’une simulation, on définit alors au moyen de paramètres la qualité des comportements (p. ex. la vitesse de déplacement, le temps moyen de prise d’un grain lors de l’excavation, la sensibilité aux phéromones) et de l’environnement (p. ex. la taille moyenne des grains extraits, leur cohésion). Le degré d’adéquation entre les structures obtenues expérimentalement et celles générées par la simulation permet de mesurer la validité du modèle utilisé et donc d’estimer le niveau de compréhension du phénomène étudié. Une fois le modèle validé, il est alors possible de produire des prédictions, des résultats que l’on serait susceptible d’obtenir dans des conditions non encore investiguées par l’expérimentation.

globalité et d’en comprendre les mécanismes à des niveaux dépassant celui des individus (échelle macroscopique).

Si les travaux de Buhl et al. (2004a,b, 2005, 2006) ont permis d’étu-dier en profondeur la dynamique de mise en place du réseau de galeries durant l’excavation, et à un niveau plus macroscopique, le protocole utilisé reste trop éloigné de la réalité naturelle (mouvement de creusement cen-tripète) pour espérer cerner le processus de morphogenèse à l’œuvre lors de la construction. Toutefois, les résultats obtenus par ces mêmes travaux, comme l’arrêt spontané de l’activité reproduit dans des simulations (Buhl

et al.,2005), montrent bien que le parti pris d’étudier la construction d’un point de vue plus global, notamment au niveau dynamique, et en sortant de l’approche classique de description des seuls comportements individuels, peut être tout à fait adapté et apporter des résultats probants.

Enfin, les nids de fourmis arborent des structures qui présentent de nombreuses similarités visuelles avec certains systèmes physico-chimiques (Fig.1.10;Ball,1999). Par exemple, la séparation des galeries en branches évoque le phénomène de digitation de fluides visqueux (Kawaguchiet al., 1997,1998) ou celui de front de combustion (Ziket al.,1998). La structure spongieuse du dôme invite quant à elle à la comparaison avec des motifs tels que les structures de Turing (Rietkerk & van de Koppel, 2008). De telles similarités suggèrent que les seules contraintes mécanique et géométrique s’appliquant à la morphogenèse doivent jouer un rôle bien plus important que ce qui a été considéré jusqu’à présent, l’influence des comportements ayant reçu toute l’attention des études précédentes. Cette approche d’in-tégration des contraintes spatiales a déjà permis d’expliquer avec succès différents phénomènes collectifs, tels que la formation de cimetières chez les fourmis (Theraulazet al.,2002).

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Figure 1.10.:La similitude entre certaines structures de nids et des phéno-mènes physique, chimique ou biologique est parfois frappante. Ainsi, la présence d’embranchements sur certaines galeries par-tage invite à la comparaison avecales systèmes de digitation vis-queuse (d’aprèsKawaguchiet al.,1998),bles fronts de combustion (d’aprèsZiket al.,1998), la croissancecde coraux (d’aprèsMerks

et al.,2003) ou dde bactéries (Photo©Eshel Ben-Jacob).e Les

ébauches de structures en éponges présentent quant à elles un as-pect similaire à celui des brousses tigrées (Photo c b aNicolas Barbier)

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