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1.3. Mécanismes de construction

1.3.4. L’auto-organisation

L’auto-organisation est une famille de mécanismes très largement ré-pandus, et que l’on retrouve dans une grande variété de systèmes, qu’ils soient de nature physique, chimique (Nicolis & Prigogine,1977) ou biolo-gique (Camazineet al.,2001). Par auto-organisation, nous entendons dire que certaines structures, telles que les rayures du zèbre ou les déplacements cohérents des bancs de poissons, résultent d’interactions locales avec le mi-lieu – la perception des individus étant toujours limitée à une partie de l’ensemble – et de nombreuses interactions entre individus, plutôt que d’une direction externe ou d’un contrôle global et centralisé. Ce concept a donc pour vocation d’expliquer, sur base des comportements observés au niveau

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microscopique (échelle des molécules, des individus), comment des motifs structurés apparaissent au niveau macroscopique (échelle du système, sé-grégation des individus et de leur activité dans l’environnement).

Dans le cadre des sociétés animales, le système considéré doit rem-plir plusieurs conditions pour que puisse se mettre en place un phénomène d’auto-organisation.

- La réalisation d’un comportement par un individu stimule la répé-tition de cet acte par ses congénères. C’est ce qu’on appelle une boucle de rétroaction positive (positive feedback), et qui est à l’origine du phér-nomène d’amplification. Plusieurs signaux peuvent être à l’origine de ces boucles, comme par exemple l’émission de phéromones ou encore le dépôt de matériaux de construction en un point donné (cf.1.3.3).

- Un grand nombre d’interactions doit avoir lieu entre les individus. Chez les insectes sociaux, le nombre des interactions dépend directement du nombre d’individus impliqués, on parle alors de phénomène densité-dépendant. Si la densité d’individus est trop faible, la boucle de rétro-action positive ne peut s’exprimer suffisamment pour que le système se structure à l’échelle macroscopique, aucun motif particulier n’apparait ; la dynamique du système peut aussi tout simplement s’éteindre, faute de stimulation suffisante des individus qui se consacre à une autre tâche.

- Une composante aléatoire doit exister à un niveau ou un autre dans le système (déplacement aléatoire des individus, erreurs, changement aléa-toire de comportement. . . ). C’est elle qui conduit à une exploration de nouvelles solutions, et permet au système de sortir de l’homogénéité et de former des structures ou encore d’en changer.

Dans la majorité de ces systèmes, une ou plusieurs boucles de rétroaction négative (negative feedback) limitent la dynamique du système, l’empêchant de s’emballer sous l’effet de la boucle positive. La compétition entre diff é-rentes zones d’activité se partageant un même groupe d’individus, ou encore

l’épuisement des ressources limitant l’activité, peuvent être à l’origine de ces boucles négatives.

Avant l’avènement de l’auto-organisation dans le domaine biologique ( Ca-mazineet al.,2001), plusieurs travaux s’étaient déjà penché sur l’impact de la taille du groupe sur l’efficacité au travail des individus et leur propension à participer à une tâche (Chen,1937a,b). Les différents effets observés ont été rassemblés sous le terme desocial facilitation(Clayton,1978). Par ailleurs, Grassé (1959) avaient montré dans ses travaux les effets d’amplification et de focalisation de l’activité en réponse à l’apparition d’hétérogénéités dans le milieu. L’auteur avait aussi souligné l’importance du nombre d’individus impliqués pour observer une structuration du travail (phénomène densité-dépendant). Ces différentes études présentaient, indépendamment les uns des autres, les différents ingrédients nécessaires à l’émergence d’un processus auto-organisé. Les mécanismes qualifiés d’auto-organisés n’ont été énoncés de manière cohérente et formelle que par après (Deneubourg & Goss,1989; Bonabeauet al.,1997).

Une base auto-organisée a été mise en évidence dans de nombreux com-portement collectifs, parmi lesquels le fourragement ou la construction.

Le fourragement est une activité qui consiste en la collecte de nourri-ture pour la colonie. À une première phase d’exploration de l’environnement succède une phase d’exploitation des ressources alimentaires mises en évi-dence. Les sources de nourriture étant hétérogènes de par leur richesse et leur position par rapport au nid, des choix doivent se faire pour maximiser la profitabilité du fourragement. Ce sont entre autres les choix bien souvent “rationnels” des insectes sociaux, c’est-à-dire menant (entre autres) à l’ex-ploitation exclusive des ressources les plus profitables (Pasteelset al.,1987; Deneubourget al.,1990a;Beckerset al.,1992), qui ont amené à l’utilisation du terme d’intelligence collective.

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Figure 1.6.:L’auto-organisation est impliquée dans un grand nombre de phé-nomènes collectifs en biologie. a La fourmi Lasius niger est bien connue pour le recrutement de masse qu’elle opère lors du fourra-gement. Les phéromones déposées au retour de la collecte de nour-riture permettent de recruter et d’orienter des ouvrières vers la(es) source(s) alimentaires. b Lorsque le trafic d’ouvrières sur le pont remplis certaines conditions, le choix d’un chemin peut se mettre en place, même au sein d’un environnement homogène (Photos Audrey Dussutour).c–d Les fourmis du genreŒcophylla construisent des nids arboricoles constitués de feuilles collées par de la soie (Photos ©Alex Wild).eL’élaboration de ce nid passe par la formation, sur une base auto-organisée, de chaînes d’ouvrières afin de rapprocher les feuilles qui serviront de structure (Photos©Paul Martin).

mis et s’organise comme suit (Fig.1.6a). Lorsqu’une ouvrière découvre une source de nourriture, elle s’y alimente, en évaluant la qualité par la même occasion. Lors de son retour au nid, elle dépose sur le sol des phéromones en quantité proportionnelle à la richesse estimée de la source. Lorsque ses

congénères sortent du nid pour participer au fourragement, ils se dirigent vers la source alimentaire en suivant la piste chimique, qu’ils renforceront en déposant des phéromones à leur retour. En cas de choix entre plusieurs sources de richesse différente (p. ex. différentes concentrations), la piste la plus concentrée en phéromones est sélectionnée, menant à l’exploitation de la source de nourriture la plus riche (Hölldobler & Wilson,1990).

La phéromone déposée par les fourmis est une substance chimique volatile, caractérisée par son temps de demi-vie. La piste doit donc être renforcée pour être maintenue : si la fréquence de dépôt venait à diminuer, l’exploi-tation de la source de nourriture peut cesser. La fréquence de dépôt peut diminuer notamment par un amoindrissement du flux de fourmis. De même, si trop peu de fourmis sont impliquées dans le fourragement, aucune sélec-tion ne peut émerger (Nicolis & Deneubourg,1999).A contrario, si le flux d’ouvrières est suffisamment important – mais sans pour autant générer de l’encombrement –, un choix de piste peut s’opérer, même en cas de sources de qualités similaires (Fig.1.6b). On se rend compte que la phéromone joue le rôle de mémoire de la colonie, une mémoire collective6.

Nous retrouvons donc ici les principaux ingrédients des systèmes auto-orga-nisés : une boucle positive basée sur le dépôt de phéromones attractives, l’évaporation de ces dernières constituant la boucle négative, et une dépen-dance de la sélection de source à la densité.

Chez les abeilles, on retrouve la même logique de recrutement vers les sources de nourriture, à la différence que la phéromone de piste est rem-placée par la danse des ouvrières. Cette danse permet à une exploratrice de recruter des congénères en leur indiquant la direction par rapport au soleil et la distance au nid d’une ressource alimentaire. Il s’avère que la pro-babilité d’effectuer la danse est proportionnelle à la richesse de la source (boucle positive). Aussi, la probabilité pour une abeille de cesser l’exploi-6. Le terme mémoire est utilisé de manière analogue pour caractériser les propriétés systèmes physico-chimiques

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tation d’une ressource pour suivre une autre abeille recruteuse augmente avec la pauvreté de la ressource (boucle negative). C’est le jeu de ces deux probabilités qui permet à la colonie de ne choisir que les sources les plus profitables (Camazine & Sneyd,1991;Seeley,1996).

Dans le domaine de la construction, la théorie de la stigmergie quanti-tative développée parGrassé(1959) rentre dans la famille des phénomènes auto-organisés. On y retrouve bien une dépendance à la densité d’individus, ainsi qu’une boucle négative basée sur la stimulation du dépôt de maté-riau de construction par les dépôts antérieurs.Bruinsma(1979) a pour sa part mis à jour l’existence d’une phéromone agissant sur la boucle néga-tive, mais constituant aussi une boucle négative de part son évaporation au cours du temps. L’analyse de Deneubourg (1977) montre bien qu’en considérant la construction chez les termites sous l’angle de mécanismes dits auto-organisés, il est possible de comprendre et de prédire l’émergence d’une structure organisée selon les conditions.

La construction du nid chez les fourmis arboricole du genreŒcophylla

repose aussi sur un comportement auto-organisé (Fig. 1.6c–e). Ces four-mis construisent des nids dans l’arbre qu’elles occupent en collant ensemble des feuilles, au moyen de la soie sécrétée par les larves (Ledoux,1950). Ces feuilles ne sont pas détachées de leur branche, mais simplement rapprochées les unes des autres. Pour cela, une ouvrière s’accroche au bord de la feuille supérieure. Elle sert alors de base à la formation d’une chaîne constituée d’autres fourmis accrochées les unes aux autres par les tarses : ce processus est qualifié d’auto-assemblage. Lorsque la chaîne atteint la seconde feuille située en contrebas de la première, la traction pour les rassembler peut être appliquée. La formation des chaînes est elle aussi gouvernée par des mé-canismes d’auto-organisation, puisque la probabilité de joindre une chaîne augmente avec sa taille (boucle positive) et la probabilité de la quitter di-minue avec le nombre de fourmis formant la chaîne (boucle négative) (Lioni

& Deneubourg,2004). La densité d’ouvrières joue aussi un rôle majeur, la formation de chaîne nécessitant un flux d’arrivée suffisamment important. 1.3.5. Interactions entre les différents mécanismes

Les méthodes décrites ne sont pas compartimentées et étanches les unes aux autres. Au contraire, les mécanismes présentent entre eux un degré de recroisement plus ou moins important. Toutefois, ces quelques définitions permettent de découper le processus de construction et de décrire plus aisé-ment l’ensemble des méthodes utilisées pour coordonner le travail et aboutir à une architecture cohérente.

Aussi, comme certains exemples le montrent, les comportements qui entrent en jeu durant la construction du nid ne sont pas utilisés de manière exclusive pour cette activité. Leur simplicité en fait des “standards” que les insectes utilisent dans différents contextes (Theraulazet al.,2003). Un des comportements les plus versatiles est le couple prise/dépôt, que l’on retrouve dans la construction (Fig.1.6a, mais aussi dans le soin au couvain (Fig.1.6b; Franks & Sendova-Franks,1992), le transport de nourriture (Hart & Rat-nieks,2000) ou encore l’évacuation des déchets (Fig.1.6c;Theraulazet al., 2002). . . en somme dans toute activité impliquant un tri d’items ( Deneu-bourget al.,1991).

De plus, ces règles de base peuvent aussi être associées les unes aux autres, créant avec un nombre restreint de comportements une multitude de réponses et d’architectures. Ainsi, Deneubourg avait proposé (1977) un mo-dèle théorique permettant de reproduire certains résultats deGrassé(1959) et de décrire chez les termites les conditions d’apparition dans un milieu homogène d’une structure globale cohérente, en l’occurrence des piliers ré-gulièrement distribués dans l’espace. Ce même modèle a été complété par la suite (Bonabeauet al.,1998) en y ajoutant des hétérogénéités dans

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Figure 1.7.:Le comportement de prise et de dépôt est très répandu chez les four-mis, s’exprimant sur une grande variété d’items commeales excavats de sol (Lasius niger),ble couvain (Lasius niger; Photo Stéphanie Depickère) ou encorecles cadavres d’ouvrières (Pheidole pallidula; Photo c b e d McKillaboy). d L’agrégation d’ouvrières est aussi basée sur la même logique et présente des similitudes dans la distri-bution des agrégats.

vironnement, telles que des pistes chimiques, ou encore un flux d’air. Dans le cas des pistes chimiques, les termites construisent des murs bordant cette dernière, à cause d’une part du flux d’ouvrière et d’autre part de la phéro-mone qui inhibent tous deux le dépôt. Quant au courant d’air, ce dernier provoque une élongation des piliers qui se transforment en lames, telles que Grassé a pu les décrire.

De la même manière, les travaux surTemnothorax ont montré que la formation de l’entrée des nids (construits selon un gabarit, cf.1.3.2), bien souvent unique, était due aux flux entrants et sortants d’ouvrières impli-quées dans la construction (Franks & Deneubourg,1997). Les trajectoires d’entrée et de sortie favorisées sont celles qui traversent les zones du murs en cours d’érection présentant une densité moindre en matériaux de construc-tion. Aussi, lorsqu’une ouvrière trouve sur sa route un caillou, sa tendance à le ramasser augmentera avec son degré d’isolation. Ainsi, certaines portions de mur voient leur densité en matériau diminuer, ce qui tend à amplifier le passage d’individus en ce point. Le flux d’ouvrières inhibant le dépôt de cailloux, au moins une entrée se maintien naturellement, de par la résis-tance qu’elle oppose à la construction. Cet exemple illustre bien comment, une structure peut être issue d’un même processus qui permet à la fois sa fabrication et l’exercice d’une fonction particulière (Fleury,2001).

Tout cela nous indique bien que la construction collective n’implique pas nécessairement de complexité comportementale pour expliquer des architec-tures diversifiées. Au contraire, ce sont des règles simples qui, combinées ensemble, génèrent une variété structurale.

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