• Aucun résultat trouvé

Nature et traitement du traumatisme extrême de l’internement en camp de concentration nazi

2. TRAUMATISME DES CAMPS DE CONCENTRATION : TRAUMATISME EXTREME, REPRESENTABILITE ET FIGURABILITE

2.3. Nature et traitement du traumatisme extrême de l’internement en camp de concentration nazi

Je propose de procéder à l’examen du traumatisme particulier des camps de concentration nazis en deux temps :

Tout d’abord, en décrivant, dans une perspective psychanalytique, la nature des différentes dimensions psychiques de ce traumatisme (les problématiques mises en jeu dans le camp, les affects centraux, les attaques subies par le sujet…) ; pour ensuite aborder le « traitement », le fonctionnement psychique du sujet, face aux implications psychiques de ce réel, et ainsi mieux cibler les enjeux de la production picturale, pendant la période de détention.

2.3.1. Nature du traumatisme extrême des camps de concentration

Je vais tenter dans les différents chapitres qui suivent d’organiser une revue de la littérature qui vise à repérer les grands traits du traumatisme extrême retrouvés généralement dans les camps de concentration, pour une compréhension de l’émergence d’une activité picturale dans ces situations. Cette segmentation, discontinue, peut paraître, et sera nécessairement, assez artificielle face au continuum de la réalité psychique et des théorisations de certains auteurs.

On peut la voir tout à la fois comme le reflet d’une forme de fragmentation au sens de Férenczi550 à laquelle il est difficile (voire impossible…) d’échapper face à un tel sujet d’étude, ou comme une mobilisation de mes défenses en contrepoint de ce même sujet : face à l’immensité de la désorganisation traumatique, mon travail a été d’organiser (voire « sur-organiser ») mon propos, dans un incessant déséquilibre551.

2.3.1.1. Le système totalitaire nazi : « lit » des camps de concentration/extermination Si rien ne naît de rien, les camps de concentration et d’extermination nazis ne font pas exception. Fruits empoisonnés d’une Histoire qui les précède, et les dépasse552, ils sont aussi l’aboutissement d’une idéologie dans laquelle ils baignent, dont l’analyse peut en éclairer les conséquences sur le psychisme des individus qui en firent la triste expérience.

550 Cf. 2.2.

551 Cf. Introduction de la recherche.

552 Histoire résumée en 1.2.

Arendt553 voit dans le système totalitaire nazi une nouvelle structure de masse, un

« oignon », dont les membres contraints sont les pelures collées et écrasées concentriquement les unes aux autres autour du leader qui ne représente plus la scène sociale.

Zaltzman (1998, p. 101-102) reprend cette image et la compare à la foule freudienne554 où l’identification au chef n’a pas de contrepartie identifiante sur chacun ni de chacun pour les autres. Elle y voit un type de fonctionnement pulsionnel sans entrave avec un moi idéal, caricatural de la mégalomanie infantile. Le meurtre est permis par une immunité assurée par le leader, l’anonymat et « l’anonymisation déréalisant » de chacun à personne. « A la réalité individuelle et aux possibilités de la pensée est substituée l’avenir d’une grandeur collective ; la haine ne s’exerce plus dans le registre du « narcissisme des petites différences » mais par la destruction, l’invalidation de l’investissement de liens des particules anonymisées et interchangeables de la masse »555.

Cette pensée annonce, dans le système social nazi, le déni d’altérité et la destruction des liens futurs dans les camps qui sont autant de préludes à la déshumanisation, et à la déstructuration. Cette dernière est dénoncée par Vexliard (1999, p. 89-90), pour qui la disparition du père, dans les organisations totalitaires, en fait des organisations par essence déstructurantes. Le dictateur prend l’apparence du père « mais le véritable meneur qui décide au coup par coup et s’infiltre partout, c’est l’organisation au nom de l’idéologie.

L’organisation totalitaire n’est pas structurante. Au contraire, elle est intrinsèquement déstructurante, et se doit de le rester pour perdurer. Le système ne suppose pas d’idéal du moi par rapport à un chef. Il n’en a surtout aucun besoin. » Elle voit les effets déshumanisants du totalitarisme556 dans la négation de l’existence même de la réalité psychique individuelle et des motions inconscientes, et par un surinvestissement très particulier de la « réalité » apparemment objective qui exclut la dimension du désir et des affects.

Pour Cerf de Dudzeele (1999, p. 108) : « L’attaque nazie visait à démolir les fondements narcissiques de l’être humain, à frapper de nullité l’évidence pour lui-même de son appartenance au genre humain. », ce dont je reparlerai dans les chapitres suivants557.

553 Arendt, H. (1972). Les origines du totalitarisme ; Le système totalitaire. Paris, France : Editions du Seuil, coll. Points.

554 Référence à Freud, S. (1921). Psychologie des foules et analyse du moi. In Essais de psychanalyse (p. 117-217). Paris, France : Petite Bibliothèque Payot, 1981.

555 De façon résumée, chezBettelheim (1960, p. 67), « Selon l’idéologie bien connue de l’Etat nazi, l’individu en tant que tel était inexistant ou sans aucune importance. »

556 Vexliard (1999, p. 76).

557 Notamment 2.3.1.2 et 2.3.1.3.

Une autre clé pour comprendre cette déstructuration nous est proposée par Cupa (2007, p.

148-149) qui, reprenant le travail de Laval (2004), écrit : « Pour l’auteur, ces régimes ou ces vacuoles possèdent une structure déstructurant l’appareil psychique qui garde ses capacités de raisonnement mais perd ses facultés de jugement et de discernement. Le surmoi est tenu en lisière, mis hors circuit, ses capacités à filtrer, à limiter sont rendues inopérantes. Robotisé, le sujet transforme alors en actes les idées qui lui sont suggérées. ». Ce surmoi est « un surmoi pervers externe terrorisant » qui « […] tient la collectivité et ses victimes dans une emprise absolue. L’emprise totalitaire s’emploie à éliminer tout élément, tout facteur, toute forme d’énergie qui serait susceptible de nourrir le désir même de résistance ou de préserver une parcelle d’individualité, d’humanité. »558 La généralisation de ce fonctionnement pervers à l’ensemble du corps social est une caractéristique des régimes totalitaires.

On ne sera donc nullement surpris de retrouver, de façon caricaturale (extrême…), ce type de fonctionnement dans les camps.

L’activité picturale y permet-elle une forme de dégagement de l’emprise totalitaire en préservant, en nourrissant, une parcelle d’humanité dans une « résistance de l’humain » pour reprendre le titre de Zaltzman559 ou encore dans un mouvement de différenciation par rapport à la masse des autres individus ?

2.3.1.2. La déshumanisation : une condensation de l’expérience du camp de concentration ?

« Déshumanisation ».

C’est bien souvent le premier mot, le premier signifiant, la première expression qui vient à l’esprit, ou aux lèvres, de celui ou celle qui parle, ou entend parler, des camps de concentration et d’extermination nazis.

Prise en tant qu’« Action de déshumaniser, de faire perdre les caractères spécifiques à la nature de l'homme et à sa condition. », la locution n’est pas contemporaine des camps nazis et semble apparaître aux environs de 1870560. Son succès linguistique dans de multiples langues à leur propos561 en fait un point de départ quasi-incontournable pour qui souhaite penser la nature du traumatisme concentrationnaire. Dans l’acception que j’ai citée plus haut, le mot

558 Cupa (2007, chap. 5).

559 Zaltzman, N. (dir.). (1999). La résistance de l’humain. Paris, France : P.U.F., Petite bibliothèque de psychanalyse, 2002.

560 D’après le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) du CNRS d’où je tirerai beaucoup de définition et d’étymologies (http://www.cnrtl.fr/definition/déshumanisation).

561 Peut-être le terme fait-il partie de ce regret de Bloch (1949, p. 57.) : « au grand désespoir des historiens, les hommes n’ont pas coutume de changer de vocabulaire chaque fois qu’ils changent de mœurs »…

semble résumer, cerner l’expérience du camp dans son essence de façon rapide et simple.

Pourtant la « déshumanisation » n’est pas sans questionner, sans poser problème à l’examiner de plus près, ce que je propose de faire dans le cadre épistémologique de la psychopathologie psychanalytique562.

Une première remarque s’impose, quasi-béotienne : la « déshumanisation » n’est a priori pas un concept psychanalytique. Elle est pourtant parfois, semble-t-il, dans certains articles et chez certains auteurs, pensée ou utilisée comme telle. J’incline, pour ma part, à penser que le terme condense (au sens freudien du terme) plusieurs significations, recouvre divers mécanismes, différents mouvements psychiques tant intrasubjectifs qu’intersubjectifs qui sont à penser, et à distinguer.

Complexification supplémentaire : dans toute une partie de littérature psychanalytique (sans que je puisse bien sûr prétendre à l’exhaustivité), se retrouvent des concepts qui expliquent des mouvements psychiques qui peuvent paraître tout à fait relever de la

« déshumanisation », ou, tout au moins, l’éclairent en tel ou tel aspect, dans des théorisations parfois très éloignées, à l’origine, de la question du traumatisme extrême des camps de concentration563.

Une autre difficulté réside dans l’utilisation par les auteurs, ayant plus ou moins directement travaillé le traumatisme des camps ou des traumatismes similaires, d’expressions diverses pouvant amener une certaine confusion. Ces termes peuvent être trompeurs, sembler de « simples » synonymes de « déshumanisation » (et peuvent l’être) alors que bien souvent ils recouvrent des conceptualisations extrêmement diverses, et précises, suivant ces mêmes auteurs. Ainsi en est-il par exemple de mots comme « désubjectivation »,

« dépersonnalisation », « déshominisation », « désanthropomorphisation »,

« désobjectalisation », « animalisation », à côté desquels on entraperçoit des expressions comme : « inhumain », « déshumain », « non-humain » « a(n)-humain »…

Vient aussi la question, si l’on s’en tient à la « simple » « déshumanisation » comme terme désignant un processus psychique intra- ou intersubjectif tel que défini plus haut, de savoir qui est déshumanisé ou qui déshumanise ou encore qu’est ce qui déshumanise dans le camp ? Le déporté ? : « vermine »564, « stücke »565, chose, simple outil de travail « jetable » ; le SS ? : sans visage, cruel, inhumain, semblable et fondu dans la masse de milliers d’autres

562 Quelques auteurs hors de ce champ pourront toutefois compléter ces réflexions.

563 Je pense par exemple au concept de désobjectalisation d’André Green qui me paraît très pertinent dans ce cadre de réflexion. Cf. 2.3.1.3.

564 Il est singulier de rappeler que Freud attribue, dans le rêve, à la « vermine » (et aux petits animaux, songeons aux rats par exemple, autre terme repris par les nazis pour désigner les Juifs d’ailleurs…) le symbole des petits enfants, notamment les frères et sœurs « […] que l’on ne souhaite pas avoir », in Freud (1900, p. 307).

565 « Pièce » dans le sens de « pièce » mécanique.

semblables de son rang… Le système concentrationnaire566 ? : dans les rets duquel les individus sont agglutinés les uns aux autres dans cette excroissance monstrueuse d’un système totalitaire qui amasse les populations en groupes antagonistes où aucune individualité n’est possible ?567

Afin de mieux situer cette problématique de la déshumanisation dans les camps, je vais, dans ce chapitre, passer brièvement en revue quelques points de vue d’auteurs sur la question.

Pour Waintrater (2005, p. 98) la déshumanisation semble aller dans le sens de la désinsertion du sujet du groupe de l’humanité : avec « Le premier coup » reçu dans le camp, dit-elle, citant Améry568, « c’est l’idée même d’appartenance à l’humanité et la confiance dans le monde qui volent en éclat, parfois définitivement. » Cette « rupture du pacte social » (Waintrater, 2003, p. 192) est une violence extrême qui a une portée déshumanisante poussant les sujets qui y sont soumis dans une « quête éperdue d’un reste d’humanité jusque dans les représentants les moins humains [les bourreaux, les SS] », pour pouvoir continuer « de croire un peu à leur droit d’exister, dans un monde où l’homme n’était plus qu’un « objet aux yeux de l’homme »569.

Zaltzman (1998, p. 151-152) pense, quant à elle, la déshumanisation en rapport avec l’omniprésence de la mort, réelle ou possible, et du besoin : «Dans l’univers concentrationnaire où se sont inventées toutes les formes de mises à mort et celle-ci, la plus extrême qui consiste à dépouiller un vivant de toute raison de vivre, à le contraindre à ne pouvoir se reconnaître qu’en instance de mort, à le forcer à être et à n’être qu’un objet d’extermination appartenant à une espèce différente, à le déshumaniser en faisant de lui un pur sujet de besoin, la résistance à la déshumanisation est la survie et l’investissement prioritaire du registre des besoins. »

Silvestre (1998, p. 116), pour sa part, y voit un mouvement progressif de déliaison et de dénarcissisation totales des déportés : « Les récits sur les camps montrent que le prélude aux massacres était de meurtrir les corps, d’en faire des déchets sans valeur, d’obliger les déportés à abandonner tout repère les rattachant à l’environnement humain habituel et familier, en leur

566 Rousset (1965) : « Les conditions sociales de la vie dans les camps ont transformé la grande masse des détenus et des déportés […] en une plèbe dégénérée entièrement soumise aux réflexes primitifs de l’instinct animal. »

567 Cf. 2.3.1.1.

568 Améry, J. (1966). Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter l’insurmontable. Arles, France : Actes Sud, 1995, p. 62.

569 Waintrater citant Levi, P. (1958). Op. cit. p. 185.

arrachant les quelques pauvres objets personnels témoignant de liens d’attachement, de possession, puis de les séparer des quelques compagnons qu’ils avaient pu élire, en cassant brutalement, sauvagement les repères identitaires qui, par-delà l’infinie variété des êtres, témoignent de leur appartenance commune à l’espèce humaine. »

Cupa (2007, p. 159), reprenant les travaux de Zaltzman et notamment le concept de

« l’homo sacer »570, va repenser la déshumanisation en terme de déshominisation, de chute dans un état d’inhumanité, de chosification, par l’action de la cruauté de mort, je la cite : « Dans un chapitre d’une très grande profondeur, N. Zaltzman s’interroge sur l’homme tuable :

« Quelle représentation, quel contenu, quel statut occupe ou acquiert un homme pour un autre homme lorsqu’il est mis au ban, situé comme exclu de cet interdit général du meurtre, désigné comme tuable sans que ce soit un meurtre, tuable hors transgression, hors sanction, impunément tuable : une vie nue privée de tout attribut qui l’inscrive dans l’ordre de l’humain tel qu’il serait fondé sur l’interdit du meurtre ? Une vie livrée au meurtre. » Le message cruel de la première expression de la violence pulsionnelle faute de limites, n’est plus pensable, ne peut que s’acter, il s’acte dans la jouissance de la mort. Dans ce cas, la régression effroyable « fait passer le sujet de l’ontogénétique au phylogénétique, lui fait retraverser la frontière de l’hominisation. » La cruauté de mort fait chuter dans l’état d’inhumanité, de déshominisation ; elle chosifie l’Homme, lui arrache sa « peau d’humanité »571. Elle citera (Cupa, 2007, p.154) un passage du journal de Levy-Hass572 particulièrement éclairant sur la déshumanisation ou l’inhumanité des bourreaux cette fois-ci : « H. Lévy-Hass écrit : « Je n’ai pas remarqué, pas une seule fois, chez un seul de ces soldats le moindre indice d’une réaction humaine, la moindre ombre d’un sentiment normal, la moindre trace de gêne ou d’embarras devant l’obligation de se comporter comme ils se comportaient. Rien ! Leurs visages ne reflétaient rien d’humain… ».» Dans ce passage, les SS ne sont plus humains, dans leur comportement, sans honte, ni culpabilité envers les déportés, dira-t-on alors qu’ils sont « déshumanisés » ? Cet auteur ajoute que « le système des camps tue chez les sujets le sentiment d’être un être humain par la destruction de la sensation d’une vie humaine antérieure, d’être normal, d’avoir un passé normal. »573.

Crémieux (2000, p. 49) est en accord avec Cupa en ce qui concerne cet effet déshumanisant de la disparition de la temporalité que provoque le camp : « Quand il y a

570 « L’homme tuable », in Zaltzman, N. (1999). Homo sacer : l’homme tuable. In La résistance de l’humain (p.

5-24). Paris, France : P.U.F., Petite bibliothèque de psychanalyse, 2002.

571 Cupa (2007, p. 16).

572 Levy-Hass, H. (1979). Journal de Bergen-Belsen, (1944-1945). Paris, France : Le Seuil, 1989, p. 29.

573 Cupa (2007, chap. 5).

certitude d’une mort prochaine, il est difficile de se projeter dans l’avenir. L’évocation du passé semble figée comme dans une photo-souvenir, sans lien avec le présent. La fragmentation du temps de la vie psychique contribue à la déshumaniser. »574

Wardi (1995, p. 97-98), tout comme Silvestre, analyse la déshumanisation comme un processus dont l’enjeu est aussi bien intra- qu’intersubjectif, dans un but de destruction de l’autre et de nourrissage de son propre idéal « d’homme nouveau » : Le SS « entreprend de réaliser une double métamorphose : celle du prisonnier en « vermine » et la sienne en

« homme nouveau » dont l’authenticité serait attestée par la reconnaissance de l’Autre de sa dégradation. Le régime concentrationnaire ainsi que la violence sous toutes ses formes qu’il pratique visent à détruire le détenu en tant qu’individu singulier et mouvant et à le rendre conforme à l’image fournie par son idéologie, à la vision immuable à laquelle il croit. »

« Tout sera mis en œuvre afin d’imposer à la réalité les représentations imaginaires, de détruire l’Autre physiquement, spirituellement et moralement […]. Il nommera les victimes

« stücke »575 ou « tas d’ordures » afin qu’elles se reconnaissent comme telles et justifient ainsi leur extermination. » Elle nous met en garde contre un éventuel « cliché de la déshumanisation », terme qui, par parenthèse, concerne d’abord pour elle les SS576, et qui sera repris, après-coup, pour désigner les détenus. Il peut pousser à une grave méprise : « Alors que dans les camps les victimes considéraient leurs bourreaux comme « déshumanisés », elles se voient attribuer ce qualificatif une fois libérées, ce glissement a de quoi inquiéter d’autant plus que nul n’a jamais taxé Soljenitsyne ou les rescapés des goulags de « déshumains » ».

Parfois des rescapés, en quête d’un terme qui dépeindrait leur situation en camp l’utilisent, faute de mieux, rejoignant là la problématique aiguë de l’irreprésentable, l’innommable des camps577. Il désigne alors selon elle « la condition complexe limitée à l’internement qui leur fut imposé par les nazis qu’ils dénoncent »578 ce qui est un sens très différent par rapport à l’acception que lui donnent les personnes qui ne furent pas victimes du nazisme pour qui « il a une signification essentiellement morale et il désigne l’état permanent indélébile de tout rescapé réduit au stéréotype du « déshumanisé »579. Wardi (1995, p. 103-104) « Alors que la déshumanisation signifie pour les uns celle des tortionnaires, elle désigne le plus souvent aussi bien dans le langage courant que savant, dans les médias ou la littérature, celle des

574 Ce que je reprendrai au chapitre 2.3.1.5 à propos de la temporalité.

575 « Pièce ».

576 Decrop (1995, p. 13) écrit à ce titre cette phrase édifiante : « S’il y avait des pervers dans le monde de la SS, ils étaient minoritaires. Qu’ils le soient devenus, c’est autre chose : le programme d’éducation de Himmler a atteint son objectif de déshumanisation de ses propres troupes. »

577 Cf. 2.3.1.3 à ce sujet.

578 Et donc beaucoup plus la situation extrême du camp que ses effets psychiques.

579 Wardi (1995, p. 96-97).

victimes. Parler de la déshumanisation des victimes et non de celles des bourreaux, c’est croire que les nazis avaient réussi à transformer l’homme en animal. […] Sommés de choisir entre l’homme et la bête, de réaffirmer que le meurtre est humain, on préfère jouer sur l’ambivalence du terme, humaniser les bourreaux et déshumaniser les victimes ».

Villa (2004, p. 115), pour sa part, parle de « désanthropomorphisation » à laquelle le déporté a dû humainement se résigner. Il fait de cette résignation le paradoxe d’un sujet qui accepte, pour préserver son humanité, de perdre sa « forme humaine », un moyen de résistance psychique incontournable pour la survie.

La déshumanisation se manifeste très largement, comme je le présentais hypothétiquement dans l’introduction de ce chapitre, dans le camp, pour Chiantaretto (2001, p. 438) par « […]

une entreprise de destruction qui visait à la fois la destruction collective, la destitution collective du statut de sujet humain et la possibilité même de témoigner de cette destruction. » Il s’agit pour lui (id.) de « la destruction, chez les victimes de la possibilité de s’éprouver humain parmi les humains, de parler et se parler en présence d’un visage. » On retrouve cette idée d’une destruction de l’humain dans l’intersubjectivité chez André et Fédida (2007), pour qui le déshumain est bien la destitution de la ressemblance du semblable580.

Mais la question de la déshumanisation peut aussi se poser autrement :

Benslama (2001, p. 457) nous y invite : « comment l’homme peut-il résister à sa destruction, jusqu’à quel point peut-il rester homme, cesse-t-il donc de l’être, d’où vient cette possibilité et cette impossibilité, et que veut dire un homme devenu « non-homme » ? » Il y répondra en partant des écrits d’Antelme. Pour lui, cet auteur rescapé des camps « […] fait de l’appartenance à l’espèce humaine un irrévocable581 qui reste la seule possibilité éthique et politique de résister à ceux qui sont tentés par un forçage de l’impossible. L’espèce humaine désigne un médium que nul ne peut effacer du corps, de la mémoire, de l’être, de l’autre et du sien, quand bien même on peut atteindre les degrés extrêmes de la destruction d’un homme. »582 Benslama (2001, p. 450) pose alors, au-delà d’une simple question de sémantique, la question de savoir s’il faut « […] accepter de nommer ce qui résulte du

580 André, J., Fédida, P. (dir.). (2007). Humain/Déshumain. Paris, France : P.U.F.

581 Affirmation d’une résistance intangible de l’humain qui sera la clé de voûte de l’ouvrage collectif dirigé par Zaltzman, N. (dir.). (1999). La résistance de l’humain. Paris, France : P.U.F., coll. Petite bibliothèque de psychanalyse, 2002.

582 Benslama, F. (2001). La représentation et l’impossible. L’évolution psychiatrique, 66, n°3, p. 458, citant Antelme (1947).

commun [le commun avec les autres hommes] effondré : « l’inhumain », « le non-humain » ou « l’a-humain », selon les différentes appellations proposées et théorisées ou – depuis Hannah Arendt, lesquelles veulent signifier ainsi la radicalité d’une condition où intervient une rupture avec la catégorie de l’humain ? »

Ce à quoi je faisais référence en introduction (cf. supra), et qui me semble à souligner autour de la déshumanisation, c’est ce lien avec l’irreprésentable et l’innommable des camps583 : cette difficulté de trouver les « bons mots » 584.

Loraux (2001, p. 46) nous en donne un aperçu lorsqu’il dit : « […] ce que j’appelle l’inhumain n’étant que l’accomplissement actif et désaffecté du disparaître sans retour. Or le disparaître est accompagné régulièrement de troubles de la représentation. »

« Il y a eu par l’existence des camps de concentration un moment dans l’histoire du XXème siècle où certains hommes ont cessé d’être des hommes pour d’autres »585, c’est en tout cas la thèse de Zaltzman (1999a, p. 1-2), qui l’analyse comme l’écroulement de la

« certitude minimale de la vie d’un sujet », l’effondrement de « l’assise d’une identification commune, certaine » aux autres hommes de façon massive. »586

Quelque soit le sens du mot « déshumanisation », et je terminerai sur cette note, sa mise en place aboutit à une résistance de l’humain. Chaumont (1995, p. 31) la pense comme une animalisation, aux enjeux universels, contre laquelle il faut « conserver les attributs de l’humanité, de ne pas se laisser sombrer dans l’état animal ». « Les concentrationnaires se sont retrouvés à leurs corps défendant en situation d’être les curateurs de l’image de l’Homme avec un grand H. A travers eux, c’est l’humanité qui était mise en péril ; par conséquent, leur victoire était une victoire pour l’humain tandis que corrélativement, leur défaite était une défaite pour le genre humain tout entier. »

La question de la « déshumanisation » est donc éminemment complexe, et mon propos n’est pas de démêler l’écheveau de ses ramifications théorico-cliniques ou d’en faire un exposé complet qui sortirait du cadre de cette recherche. Je propose plus modestement de bien garder en mémoire la complexité de cette notion, d’une part, et de poursuivre, d’autre part,

583 Que j’examine au chapitre 2.3.2.6.

584 Difficulté très visible tant chez les différents auteurs que dans cette recherche dans la construction et/ou la recherche d’expressions, de termes qui relèvent plus ou moins du néologisme.

585 Nous sommes donc avec Zaltzman toujours dans un processus à la fois intra- et intersubjectif.

586 Cette assise narcissique est pensée sous un autre éclairage par Waintrater à partir de la notion de « pacte social », cf. infra et chapitres suivants.

Documents relatifs