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L’intérieur de la loge est perçu comme un habitacle par le gardien. Il corres- pond à son espace de travail, dans lequel il peut stocker les colis en sécurité, sans affec- ter son espace personnel. Cette nouvelle configuration spatiale tente de répondre aux problématiques soulevées par certaines situations observées dans le domaine privé et résultent d’une recherche spatiale vis-à-vis des nouvelles législations, dans une volonté d’affirmer la professionnalisation du métier.

Cependant, dans les deux cas, le gardien conserve la particularité si singulière d’habiter au rez-de-chaussée. Les enquêtes réalisées auprès d’eux ne révèlent pourtant pas spécifiquement l’importance que ceux-ci accordent à leur position au sein de l’im- meuble. Alice affirme même qu’elle ne pourrait pas vivre à l’étage, elle a besoin de sentir les bus passer, les gens marcher près de sa fenêtre. Les attentes des gardien(ne)s, selon qu’ils employé(e)s par le privé ou le public ne semblent pas les mêmes. Les enquêtes révèlent d’ailleurs qu’un employé du privé ne souhaiterait pas travailler dans le public, car le métier devient trop impersonnel, pas assez familial, et réciproquement, Pierre ne souhaite en aucun cas retourner dans le privé, car celui-ci «exploite trop le gardien». Cette dialectique entre le privé et le public affirme l’ambiguité du complexe loge-gardien dans un contexte où l’un tend à disparaître tandis que l’autre gagne en intérêt.

Enquêteur : Et vous, votre loge, enfin votre logement c'est un appartement ?

Pierre : Oui c'est un appartement, un F3. Mais oui il y en a euh, la loge rentre dans l'appartement hein ! Mais ça, au fur et à mesure, ils détruisent .. Dès qu'elle s'en va, pif paf on détruit, on en fait des fois un bureau, commun à trois gardiens. Ils ont un bureau comme ça par exemple avec trois gardiens. Et ils ont leur appartement, mais ils n'ont qu'un bureau. Par exemple, je dis des conneries hein mais on construit 200 appartements à coté et il n'y a pas la place pour faire un bureau, on partagera le bureau là avec un autre collègue. Parce que moi ma loge, elle est séparée. Vous voyez il y a une porte qui sépare là, c'est à dire que si j'ouvre cette porte je vais chez moi, je rentre chez moi. Je peux dis- socier ma vie privée et ma vie professionnelle parce que si- non on est dérangé toutes les 5 minutes hein ! Là c'est dur, je porte plainte haha !

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[Au delà du chez-soi]

Les gardiens employés par un particulier (domaine privé), et dont la gente est très souvent féminine (car les principales qualités requises consistent à effectuer des taches ménagères48), sont logés dans des espaces qui ne leur permettent pas toujours

d’être dans de bonnes conditions pour s’exprimer en tant que personne. Car si la loge est l’habitat principal du gardien, elle constitue également son lieu de travail.

Cette ambiguité génère le besoin permanent de dissocier l’espace plus intime du reste de la loge, par un système de paravent souvent, ou encore par la théâtralisation de la façade principale de la loge. On observe ainsi une sorte de hiérarchisation spatiale au sein de la loge qui différencie les coulisses de la scène principale, tantôt ouverte aux spectateurs, tantôt fermée par des rideaux.

Ces coulisses pourraient être comparées au rôle qu’a longtemps joué la cuisine «inadé- quate pour la réception»49 selon André Sauvage, nommant cet espace « la région posté-

rieure », en opposition à la région antérieure. Cette région postérieure, qui correspon- drait alors à la scène de la loge, «nécessite une maitrise complète du cérémonial, et le respect d’une étiquette précise. Se donner les coulisses de la cuisine pour préparer un plat, ne pas se donner en spectacle avec le tablier, les gants, et les rictus de l’effort, de ne pas risquer au ridicule de la maladresse, des gestes incontrôlés et inconvenants, incitent sans doute à se mettre sous-couvert de tels paravents»50.

Ainsi, il est fréquent de constater une attention particulière accordée à l’aména- gement du premier front de la loge, celui visible par tous depuis la porte d’entrée vitrée et qui renvoie une image de la gardienne. Ce constat est particulièrement flagrant chez Lourdes, gardienne du 26, rue Gauthey. Celle-ci qui ne se considère ni inférieure ni su- périeure aux habitants de l’immeuble, souhaite être considérée comme une simple habi- tante, comme une voisine lambda. N’ayant pas eu l’opportunité de faire des études étant plus jeunes, elle insiste sur le fait qu’elle prend actuellement des cours de philosophie. Sa curiosité et sa soif d’apprendre sont retranscris physiquement par la présence de bi- bliothèques à l’entrée de la loge. Depuis le hall, nous voyons et entendons l’univers de lourdes : radio allumée, multitudes de livres, peintures nous laisse penser qu’elle partage les mêmes centres d’intérêt que les habitant, dans un quartier qui se gentrifie à grande vitesse.

48

Ce constat au premier abord caricatural est malheureusement pourtant vérifié sur le terrain

49

SAUVAGE, André, Op.cit.

50

Ibid.

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Cette incertitude quant au statut de la loge – espace de vie professionnelle, es- pace de vie privée – pose problème dans certaines situations précises. En effet, la conven- tion collective autorise les gardiens à prendre des vacances à la condition qu’ils trouvent une personne pour les remplacer durant leur absence. Ce remplacement implique alors le prêt de la loge. Pour de nombreux gardiens, comme Julia, gardienne au sein d’une copropriété, c’est une situation délicate de « devoir tout laisser, les effets personnels, tout ça .. Même si on connait bien la personne, on n’a pas envie qu’elle voit tout, qu’elle peut toucher à tout.. » et qui renforce l’idée qu’elle ne se sent pas chez elle. Cette ambi- guité de la loge-appartement touche également le secteur public. Par exemple, Angele Jah, gardienne employée par Elogie (bailleur) et membre d’un réseau social qui favorise les échanges entre gardien(ne)s, est également embêtée par sa situation. Elle explique que sa loge fait parti de son logement de fonction et qu’elle ne dispose pas de bureau d’accueil. Etant enceinte et souhaitant prendre un congé parental suite à la naissance de son futur enfant, la CFDT l’a informé qu’elle serait susceptible de devoir rendre la loge à son employeur durant ce-dit congé, malgré le fait qu’elle souhaite payer son loyer. Cette situation renforce l’idée que dans de nombreux cas, la loge est un logement de fonction, et que le gardien n’y est pas chez lui.

A cela s’ajoute l’étroitesse du lieu, coincé entre quatre murs, que les gardiennes tentent de repousser au maximum. A défaut de ne pas se sentir chez soi parfois, ou d’être étouffées par l’espace professionnel au point de ne pas profiter des instants de vie pri- vée, certaines usent de subterfuges. C’est le cas d’Elizabeth, gardienne au 76, avenue Mozart.

Enquêteur : Mais vous, comment est ce que vous considérez la loge ? Comme un espace de travail ? Ou plutôt comme un logement ? Ou les deux ?

Alice : Tout en même temps ! Tout inclus ! Voilà c'est pour ça que parfois je veux pas avoir de paquets parce que moi je suis quelqu'un qui aime bien avec des gens à manger, et puis bon il y a les paquets, je rends service, le paquet traine là, j'aime pas ça ! C'est … ça me contrarie beaucoup ..

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Elizabeth: Moi la première année, ça a été extrêmement difficile, je ne sortais pas de la loge! Là pour ma salubrité mentale, haha mon équilibre mental, je pars très souvent à l'hôtel le week-end, et pas forcément loin de Paris, et pas parce que les gens m'embêtent, c'est pas du tout ça mais après ça me donne envie de revenir aussi, pour avoir mes choses. Je sors, je vois autre chose, j'aime beaucoup l'hôtel Paxton à Ferrière-En-Brie, on part souvent aussi à Bagnoles de l'Orne en Normandie, ouai je trouve toujours des bons plans avec piscine à l'intérieur pour Anthony, pour changer un peu. Mais ça c'est très personnel hein !

La notion du chez soi-renvoie alors à celle d’un ailleurs. La plupart des gar- diennes d’origine portugaise qui vivent dans ce type de loge – aux dimensions incon- grues – voient en elle un refuge transitoire, une étape intermédiaire dans leurs vies res- pectives entre un avant (vie au Portugal) et un après indéterminé, flou. Le fait d’exercer le métier de gardienne leur permet d’élever leurs enfants (pour la plupart nés en France), et d’économiser afin d’acquérir un bien au Portugal, dans l’idée d’y retourner un jour ou d’y séjourner seulement de temps en temps. Ce lien étroit et permanent avec un ailleurs (rappelé sans cesse par la présence de bibelots, photos ou souvenirs liés au Portugal), sorte d’échappatoire repousse ainsi les frontières de la loge au delà de la simple limite bâtie et renforce le sentiment de ne pas se sentir chez soi. Dès lors que l’on interroge ces gardiennes sur leur avenir, notamment sur leur retraite, les ambitions semblent floues. Ayant des enfants nés en France, et/ou un réseau d’amis qui s’est construit au fil des années, la volonté de « retourner au pays » est remise en question.

Lorsque les gardiennes d’immeuble employées par le secteur privé partent à la retraite, elles ont tendance à ne pas être remplacées. Les copropriétés semblent préférer se tourner vers des sociétés privées afin d’effectuer l’entretient des parties commune, par soucis de budget essentiellement. Ainsi, on observe un déclin important du nombre de gardiens dans le secteur privé. On constate également que ce déclin s’accompagne d’un développement massif des technologies qui permettent d’assurer la sécurité de l’immeuble. A l’image de la société de contrôle qui tend à remplacer l’humain par le ro- bot, les gardiens perdent peu à peu leur statut d’acteur social, étant remplacés par un chainon de dispositifs technologiques.

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Tous les progrès technologiques n’ont pas amélioré la rapidité des contacts : On perd sur le plan social et personnel

Constantin Doxiadis, 1965

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La surveillance est une thématique récurrente liée au métier du gardiennage. C’est un des rôles primaires associés au gardien d’un immeuble. La loge, cet espace construit qui fait office de seuil entre le monde du dehors -la rue- et l’intimité du loge- ment, agit comme un filtre, un poste d’observation, un bouclier. La gardien surveille les allées et venues de chaque personne qui entre et sort de l’immeuble. Cette surveillance, dans un premier temps rassure les habitants. Ceux-ci se sentent en sécurité, et leur donne une identité commune : par la présence du gardien, ils se sentent appartenir à un même groupe, protégé du milieu extérieur. Chaque étranger arrivant pour la première fois dans l’immeuble, est considéré comme un intrus qui doit en quelques sortes prouver

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Extrait d’une enquête réalisée en 2014 par Pierre Gaudin avec monsieur Marquez, gardien de la barre Borel, dans le 17e arrondissement de Paris et employé par Paris Habitat.

II.3. Société, sécurité et gestion :

les dispositifs de contrôle

Monsieur Marquez : Là, grâce à cette réhabilitation, on va nous faire de beaux locaux, et fermés aussi, parce que les Roms, bon, les pauvres, c'est des pauvres, mais quand même, ils foutent le bordel. Ils fouillent dans les poubelles. Avant on n'avait pas de digicodes, c'était... les portes étaient grandes ouvertes, n'importe qui rentrait. On pouvait pas dire «qu'est-ce tu fous là ?» Le gars, la porte était grande ouverte, il rentrait, et il fouillait dans les poubelles. Là, ça va être sécurisé, il y aura des VIGIK, il y aura des visiophones, déjà c'est mieux, et puis le gars, s'il est là, je vais lui dire «qu'est-ce tu fous là ?» quoi. Je pourrais lui dire «comment t'as fait pour entrer ? Parce qu'il faut une clé. Vous voyez ? Là, c'est autre chose.

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