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Chapitre 2 Le retour éventuel de l’opposabilité des droits d’auteur aux services automatisés

A- Le respect d’un principe de partage de la valeur par les services automatisés de

1- La naissance des revendications de partage de la valeur

Les revendications de partage de la valeur se fondent à la fois sur des théories issues du droit civil et de principes éthiques (a), que sur les théories issues du droit de la propriété intellectuelle (b).

a- Les fondements civilistes et éthiques

Le rapport du CSPLA sur le référencement des œuvres sur Internet de 2011204 présente comme solution à l’encadrement du référencement les principes de l’enrichissement sans cause fondés sur l’équité. L’appui de cette théorie est essentiel dans la solution proposée par le CSPLA. L’enrichissement sans cause a été codifié en France depuis avec la réforme de 2016 du droit des obligations205 aux articles 1303 à 1304-4 du Code civil.

204 Benabou, Farchy & Maédel, supra note 106.

205 L'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations est à l’origine de cette réforme.

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En France, la commission Lescure206 s’est intéressée à la théorie de l’enrichissement sans cause comme solution alternative à l’application des règles alors en vigueur du Code de la propriété intellectuelle. Parmi les différentes recommandations du Rapport Lescure, la proposition 43207 concernait les moteurs de recherche.

La commission définissait l’action en enrichissement sans cause :

comme celle en vertu de laquelle une personne, qui s’est injustement appauvrie au profit d’une autre, corrélativement enrichie, sans qu’il existe un motif contractuel ou légal à ce transfert de valeur économique d’un patrimoine à un autre, jouit du droit de percevoir une indemnité objective de la part de cette dernière, afin de compenser la perte208.

L’action est subsidiaire, en effet l’exercice de l’action « en est subordonné à l’absence de toute autre voie de droit ouverte au demandeur contre le même défendeur. »209 Cette condition est rappelée à l’article 1303-3 du Code civil, « l’appauvri n'a pas d'action sur ce fondement lorsqu'une autre action lui est ouverte ou se heurte à un obstacle de droit, tel que la prescription ».

D’après le rapport Lescure, l’appauvrissement serait constitué car il y a un « manque à gagner résultant du défaut d’association aux revenus des moteurs de recherche qui créent des flux considérables à partir de la facilité d’accès aux contenus culturels ». L’enrichissement proviendra du référencement, celui-ci est bien relié à l’appauvrissement car leur richesse s’appuie sur des biens culturels à succès et qu’ils ne partagent pas cette richesse avec les créateurs à l’origine de l’attractivité de leurs contenus210.

D’après le rapport sur le référencement des œuvres de 2011, l’absence de cause serait constituée en l’espèce. Il y a une appropriation de la valeur économique déjà établie d’un contenu créatif que le moteur a mis en accès direct, il capte la valeur de ces contenus sans devoir en partager

206 La mission Lescure ou le Rapport Lescure est une mission demandée par la ministre de la Culture de l’époque, Aurélie Filippetti, sur l'avenir de l'exception culturelle française dans le contexte numérique. La mission, lancée le 25 septembre 2012, a rendu ses recommandations le 13 mai 2013.

207 Proposition 43 du Rapport Lescure : « Identifier, parmi les services offerts par les moteurs de recherche et les autres acteurs du référencement, ceux qui doivent donner lieur à autorisation (et, les cas échéant, rémunération) des titulaires de droits, au vu des décisions de la CJUE et des travaux du CSPLA. »

208Benabou, Farchy & Maédel, supra note 106, à la p 87. 209 Ibid.

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les fruits211. Le moteur de recherche enrichit son fonds de commerce sur le travail des producteurs de contenu sans paiement212.

La proposition du rapport Lescure entraîne de nombreux questionnements.

Le modèle d’affaires de Google Images et d’autres moteurs de recherche d’images n’est pas fondé sur le référencement payant. Le trafic des pages visionnées ne génère pas de revenus directs, puisque le moteur passe par d’autres services. La question est de savoir si l’analyse de l’enrichissement doit se faire selon « l’économie générale du moteur » ou pour chacun des services. Il faut noter que si le service est gratuit, les données personnelles des utilisateurs sont collectées a minima à des fins statistiques comme le prouve le service Google Trends qui indique le nombre de fois qu’un mot a été recherché.

L’argument du référencement gratuit est utilisé par Google lui-même qui affirmerait213 d’abord

« qu’il n’y aucun lien de cause à effet entre le prétendu « appauvrissement » des ayants droit sur le moteur de recherche et « l’enrichissement » de Google au titre des liens sponsorisés qui rémunèrent un service proposé aux annonceurs en vertu d’un contrat publicitaire uniquement en cas de clic sur les sites de ces derniers et non sur les liens dits « naturels » et qui considère que pour le service de Google Images la théorie ne peut avoir de fondement et de pertinence du fait de l’absence de système AdWords.

Il est possible d’après le rapport du CSPLA de 2011 de rejeter la théorie car le référencement « permet également une augmentation de l’exposition de leurs contenus et occasionne un accroissement de trafic, ceci grâce à un service presté à titre gratuit pour le site par le moteur, lorsqu’il s’agit de référencement naturel ». Il ajoute que « même si le lien court-circuite la navigation au sein du site et mène directement à la page sur laquelle figure le contenu référencé, il ne conduirait donc pas nécessairement à une perte de revenus publicitaires liés à ce contenu ». La Cour rajoute un dernier argument semblable à ce qui avait été vu dans les tribunaux américains214. L’appauvrissement ne serait pas constitué car il n’est pas « démontré qu’un contenu particulier occasionne un tel revenu ».

211 Benabou, Farchy et Maédel, supra note 86, aux pp 87-88. 212 Ibid. à la p 90.

213 Ibid.

214 Dans la décision Field, les œuvres de l’artiste ne sont qu’une goutte dans la multitude d’œuvres référencées par

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L’article 1303-2 du Code civil prévoit qu’il n'y a pas « lieu à indemnisation si l'appauvrissement procède d'un acte accompli par l'appauvri en vue d'un profit personnel et que l'indemnisation peut être modérée par le juge si l'appauvrissement procède d'une faute de l'appauvri ». Cet article fait écho à une lignée jurisprudentielle que l’on voit également dans la décision de la première chambre civile du 24 septembre 2008215. Dans cette espèce, l’enrichissement sans cause n’est pas admis en cas de travaux réalisés dans l'immeuble de la concubine, avec l'intention de s'y installer. Dans l’hypothèse du référencement, cela pourrait faire écho à la volonté des artistes d’être tout même référencé, leur souci de découvrabilité.

Il faut retenir que cette théorie ne serait pas ici utilisée comme fondement juridique à une action en justice mais pour un véritable changement législatif dans le contexte des services automatisés de référencement d’images. Ainsi, elle est venue au soutien de cette proposition de loi216. Cette

loi aurait pour objet de fixer une indemnité déterminée par « des critères objectifs permettant de compenser le transfert de valeur entre les patrimoines et non d’une redevance, encore moins d’une taxe affectée de nature étatique. » Les personnes concernées par la proposition sont tous les services de référencement qui portent accès direct à un contenu, par lequel le « moteur s’approprie une valeur économique préexistante ». La proposition se limite aux sites licites. L’enrichissement sans cause se retrouve aussi au Canada. La common law en a fait une cause d’action en equity offrant « une grande souplesse dans les réparations susceptibles d'être accordées selon des principes fondés sur l'équité et la bonne conscience ».217 Il ressort de la jurisprudence notamment des décisions Rathwell c. Rathwell218 et Garland c. Consumers' Gas

Co.219 que trois conditions doivent être cumulées pour admettre la théorie : un enrichissement du défendeur, un appauvrissement corrélatif du demandeur et une absence de tout motif juridique justifiant l'enrichissement.

Au Québec, l'enrichissement injustifié est consacré depuis la réforme du droit civil de 1994 dans les articles 1493220 à 1496. La solution n’est pas une nouveauté puisque dans l'arrêt Cie

215 Cass civ. 1re, 24 septembre 2008, n° 06-11.294.

216 La mission Lescure a abouti à une proposition de réforme.

217 Louis LeBel & Pierre-Louis Le Saunier, « L’interaction du droit civil et de la common law à la Cour suprême du Canada » (2006) 47:2 Les Cahiers du droit, à la p 228.

218 Rathwell c. Rathwell , [1978] 2 R.C.S. 436.

219 Garland c. Consumers' Gas Co. , [2004] 1 R.C.S. 629.

220 L’article 1493 C.c.Q expose aujourd’hui ceci : « Celui qui s'enrichit aux dépens d'autrui doit, jusqu'à concurrence de son enrichissement, indemniser ce dernier de son appauvrissement corrélatif s'il n'existe aucune justification à l'enrichissement ou à l'appauvrissement ».

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Immobilière Viger Ltée c. Lauréat Giguère Inc.221 la Cour avait déjà confirmé l’intégration de la doctrine de l’enrichissement injustifié dans le droit civil.

Dans la décision Peter c. Beblow222 , l’arrêt renseigne sur le contexte de l’application de cette théorie qui a été appliquée « à tout un éventail de situations, que ce soit par suite de demandes résultant de paiements effectués par erreur ou d'une union conjugale ». De ce fait, l’arrêt nous apprend qu’au « cours des dernières décennies, les tribunaux canadiens ont adopté le concept de l'enrichissement sans cause reconnu en equity, notamment comme moyen de remédier à l'injustice qui survient lorsqu'une personne apporte, sans recevoir de rémunération, une contribution importante à l'avoir d'une autre personne ».

Cet appui jurisprudentiel et législatif en droit canadien et québécois est intéressant dans une optique de retour à l’opposabilité du droit dans le contexte du référencement d’images.

Les principes de l’enrichissement sans cause peuvent donc venir au soutien de la création d’un droit à rémunération en l’espèce.

Dans une perspective de respect de partage de la valeur, les fondements civils et éthiques ont une importance, mais il convient d’étudier également les fondements issus des règles de propriété intellectuelle (b).

b- Les fondements issus des règles de propriété intellectuelle

Premièrement, les théories du droit de la propriété intellectuelle appuient la nécessité d’un respect d’un principe de partage de la valeur.

La théorisation du droit naturel appliqué au droit d’auteur est traditionnellement divisée en deux courants : d'une part, une théorie sur la compensation d'un travail, et d'autre part, une fondée sur la personnalité de l’auteur. La théorie du travail ressort principalement des travaux de John Locke. Ainsi, d’après le philosophe, « quiconque use de ressources communes pour créer une chose nouvelle a droit à une compensation pour son travail, à tout le moins s'il reste assez de ressources d'une qualité équivalente pour les autres »223. Alain Strowel ajoute que derrière l’idée de contrepartie il existe aussi l’idée de valeur ajoutée des biens communs, « on compense

221 Cie Immobilière Viger c. L. Giguère Inc. [1977] 2 RCS 67. 222 Peter c. Beblow, [1993] 1 R.C.S. 980.

223 Yohan-Avner Benizri, "Droit d'auteur et co (regulation): la politique du droit d'auteur sur l'internet" (2008) 53:3 McGill LJ 375, à la p 381.

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le travail par les droits de propriété intellectuelle parce que, et dans la mesure où, ils ont augmenté la valeur du bien commun ». 224

La théorie de la personnalité découle des écrits d'Emmanuel Kant et de G.W.F. Hegel. L’œuvre est ici une projection de la personnalité de l'auteur. Chez Kant, « le lien qui unit une personne à son travail est appréhendé comme une part intégrante de la personne elle-même »225.

La théorie de l’utilitarisme est née avec David Humel et a été diffusée par Jeremy Bentham et John Stuart Mill. Les droits de propriété intellectuelle doivent être exclusifs afin de créer un incitatif à la création d'œuvres d'art tout en permettant au public d’en bénéficier.

D’après le philosophe Jeremy Bentham, dans le but de la maximisation du bien-être commun, il faut inciter l’auteur à divulguer ses œuvres et également lui permettre d’obtenir un retour sur investissement, cela passe par des droits d’auteur et des revenus. Le droit d’auteur permet donc d’abord de rémunérer l’auteur et de le récompenser pour son travail créatif.

Comme l’expose l’auteur Marcel Boyer :

Les droits de propriété intellectuelle jouent également un rôle important comme base de rémunération des créateurs et des innovateurs. Si l’on ne reconnaît pas et n’applique pas ces droits, il peut se révéler impossible pour les créateurs et les innovateurs de recevoir une part suffisante de la valeur ajoutée qu’ils ont produite, de sorte que l’incitation à exercer de telles activités se trouvera réduite.226

Deuxièmement, le droit peut montrer l’importance de la rémunération des titulaires de droit. Le mécanisme de licence légale au Canada participe à ce mouvement. L’impossibilité matérielle de contrôle du fait de l’utilisation massive des œuvres par les utilisateurs qui a été rendue possible grâce au projet est à l’origine de la première licence légale en 1909. Elle serait la garante de l’équilibre des revendications. Selon le professeur Strowel, la licence légale est un retrait imposé à l’auteur de s’opposer à l’utilisation de son œuvre. C’est pourquoi une rémunération lui est octroyée pour compenser cette perte de son droit. En effet, il faut remplir son « objectif social : augmenter l’accès du public aux œuvres, qu’à un impératif économique : garantir l’exploitation des œuvres ». Les travaux parlementaires lui donnent raison puisque la ministre Robillard affirme alors qu’il est « impossible de contrôler la copie privée et de

224 Ibid. à la p 381. 225 Ibid. à la p 382.

226 Marcel Boyer, « Concepts et principes économiques invoqués devant la Commission du droit d’auteur du Canada et appliqués dans ses décisions » 23:3 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1084, à la p 1086.

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rémunérer les titulaires des droits chaque fois que leurs œuvres sont reproduites. C’est pourquoi une redevance sera prélevée [...] afin de compenser les pertes encourues par les titulaires de droits d’auteur ».

Les mécanismes de licences légales ne sont pas étrangers au droit d’auteur français. Instaurée en 1985, la rémunération pour copie privée permet de compenser les gains manqués des titulaires de droit dans cette hypothèse nouvelle. La loi 2003-517 du 18 juin 2003 prévoit une licence légale pour le prêt public de livre en bibliothèque. La gestion collective est ici obligatoire. Il y a alors une transformation du droit d’auteur qui devient un droit de créance plus qu’un droit exclusif227.

Le terme « rémunération » a de nombreuses occurrences au sein de la loi canadienne, on peut en compter plus d’une quarantaine.

L’article 19 (1) de la Loi sur le droit d’auteur énonce que « sous réserve du paragraphe 20(1), l’artiste interprète et le producteur ont chacun droit à une rémunération équitable pour l’exécution en public ou la communication au public par télécommunication — à l’exclusion de la communication visée aux alinéas 15(1.1) d) ou 18(1.1) a) et de toute retransmission — de l’enregistrement sonore publié ». Par ailleurs, l’article 81 (1) de la Loi sur le droit d’auteur prévoit un droit à rémunération pour les artistes, artistes interprètes et producteurs admissibles pour la copie privée.

L’article 35(1) de la Loi sur le droit d’auteur offre deux remèdes pour la violation de ce droit : des dommages‑intérêts pour les pertes subies par le demandeur et la restitution des profits réalisés par le défendeur. Le juge peut en effet trouver équitable de rajouter les profits du contrefacteur. Cet article vise donc à réparer l’enrichissement injustifié.

La jurisprudence en France comme au Canada nous montre que les cours dans leur démonstration s’intéressent aux questions de partage de la valeur. Comme dit précédemment, la décision Cordoba au point 34 notamment a consacré un principe de partage de la valeur en ne voulant pas priver d’une rémunération appropriée le titulaire du droit. Au Canada, c’est dans la décision Cedrom-SNI que l’on perçoit des considérations assimilables au principe de partage

227 Laurent Pfister, « Fasc. 1110 : HISTOIRE DU DROIT D’AUTEUR » (2010) JurisClasseur Propriété littéraire et artistique.

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de la valeur puisque l’utilisation équitable n’a pas été admise car le contrefacteur était commerçant et faisait concurrence aux titulaires de droit.

D’un point de vue stratégique, les auteurs prennent conscience que demander une rémunération en échange d’un accès aux œuvres dans une logique de partage de la valeur est plus intéressant que de demander un droit exclusif bloquant l’accès aux œuvres. Ainsi, le professeur Ginsburg a pu exposer que devant les tribunaux les auteurs ayant tenté d’imposer leur droit contre la technologie ont généralement été perdants. Mais que ceux qui ont tenté de percevoir une rémunération ont été plutôt gagnants228. Autrement dit, il n’est plus possible de voir le droit d’auteur comme un droit sanction de nos jours. Il est donc souhaitable de voir « un droit d’auteur nouveau, qui s’accommoderait de la réalité numérique en transformant les usages prohibés non contrôlés en usages légitimes ouvrant le droit à la rémunération ».229

Les revendications pour le respect d’un partage de la valeur trouvent des fondements au Canada comme en France. Ces revendications sont alors les bases d’une possibilité d’adoption d’un nouveau droit à rémunération (2).