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De la nécessité de donner droit de cité aux affects et aux questions existentielles à l’école

L’initiation scolaire

B) De la nécessité de donner droit de cité aux affects et aux questions existentielles à l’école

Philippe Meirieu a écrit :

« C’est cela le plus beau cadeau qu’on puisse faire à nos élèves ; faire écho à leurs interrogations et les relier aux œuvres les plus exigeantes avec lesquelles ils engageront un dialogue qui leur permettra de grandir en humanité1. »

Or, comme nous l’avons déjà évoqué, l’époque actuelle permet d’accéder au sens de certaines grandes questions existentielles, ce que ne permettaient pas les temps trop ritualisés dont le but était justement de garder à distance ce sens pour pouvoir transmettre à l’identique. Mais cette nouvelle possibilité ne veut pas dire que cela va de soi. D’ailleurs, Christian Bruel, durant une conférence donnée à Poitiers en 20152, notait une nette diminution des récits dans la littérature de jeunesse. Selon lui, cela révèle une difficulté de notre société à se dire et se penser. Alors comment activer ce potentiel d’interrogation, de remise en cause, d’esprit critique chez les enfants ?

Ainsi, comme nous l’avons vu, l’école, bien qu’ayant comme responsabilité d’amener un groupe d’élèves à progresser ne peut faire l’impasse sur l’individu, surtout lorsque ce dernier porte en lui ou est susceptible de porter en lui, les changements ambiants. Et même si, comme le rappellent Lévine et Dévelay, le savoir a commencé par être groupal et qu’ainsi il faille développer un « moi apprenant groupal3 », il est également nécessaire de ne plus considérer que tous les enfants sont identiques et que d’éventuels problèmes d’ordre psychologique resteraient à la porte de l’école. D’ailleurs, ils définissent l’enfant comme un être principalement affectif, préoccupé par sa filiation, sa territorialisation et sa trajectoire de vie. Il serait également un individu divisé entre (entre son ça, son moi et son surmoi) donc préoccupé par la gestion de sa division.

1 Meirieu, P. Comment aider nos enfants à réussir à l’école, dans leur vie, pour le monde. Op. cit. p. 83

2 Conférence donnée par Christian Bruel le 5 novembre 2015 au Théâtre Auditorium de Poitiers (TAP) intitulée :

La famille, matrice du sexisme dans les albums jeunesse.

55 De ces critères où, pour la première fois, l’on parle de l’enfant affectif, les auteurs déduisent une classification de trois types d’enfants dans les classes : ceux qui sont indisponibles car trop envahis par des problèmes non résolus de filiation et de territorialisation, ceux trop partiellement disponibles, et enfin ceux dont les frontières sont suffisamment solides entre vie scolaire et vie personnelle pour pouvoir entrer sereinement dans les apprentissages.

On le voit, ne pas considérer l’enfant dans sa dimension affective reviendrait à nier son statut d’être humain et à l’exclure, peu ou prou, du système scolaire ce qui nuirait gravement à son sentiment d’appartenance à l’espèce, à l’universel, à lui-même, ce qui saperait véritablement son initiation. Mais alors, pouvons-nous essayer d’en savoir plus sur ce qui relie l’aspect psychologique et les apprentissages scolaires ?

1) La peur d’apprendre et le rapport au savoir

Serge Boimare est enseignant spécialisé et psychologue. Cet auteur, enseignant pour des enfants en grande difficulté a remarqué que les explications cognitives de l’échec scolaire, en surabondance, ne permettaient pas d’expliquer convenablement des phénomènes bien plus complexes dans la majeure partie des cas. Selon lui, l’aspect affectif est bien plus important que les dysfonctionnements cérébraux pour expliquer ce qu’il nomme « la peur d’apprendre1 ». Pour comprendre son explication, il faut souligner, avec lui, qu’apprendre

prend sa source et a des incidences dans le domaine de la vie psychique affective. Apprendre, c’est se confronter à un manque provoqué par la remise en cause d’un équilibre qui se doit de vaciller devant les exigences inhérentes à une situation d’apprentissage. Or, pour affronter ce manque, Boimare nous indique qu’il faut y avoir été suffisamment confronté durant les premiers mois de sa vie, ce qui tend à ne pas être en conformité avec notre époque si l’on se rappelle le discours capitaliste de Lacan2. Ainsi, pour Boimare, l’enfant né dans un environnement familial qui n’aurait pas été suffisamment frustrant, ne peut se confronter à une situation d’apprentissage qui requiert, trois points : l’acceptation du manque, la prise en compte des règles et la possibilité de remettre en question ses certitudes. C’est justement ces trois points qui manqueraient aux enfants qui ont grandi dès les premiers mois de leur vie dans des environnements peu sécurisants, peu délimités.

1 Boimare, S. (2004). L’enfant et la peur d’apprendre. (1ère éd. 1999). Paris : Dunod

2 Pour rappel, le discours capitaliste serait le discours contemporain sur lequel les individus et plus particulièrement les enfants s’appuieraient pour se développer. Or, ce discours semble dire aux enfants qu’ils doivent revendiquer la possibilité d’avoir tout ce qu’ils veulent, de jouir sans entraves.

56 Puis, Boimare tente de faire un lien entre les comportements déroutants de ces élèves (violence, passivité, insultes…) et leurs difficultés d’apprentissage. Il a abouti à une explication en quatre phases de la peur d’apprendre:

[Face à une situation d’apprentissage jugée dangereuse par l’enfant, il y aurait apparition soudaine d’une]

« - Menace contre un équilibre personnel provoqué par les exigences de l’apprentissage.

- Arrivée de sentiments excessifs où dominent des idées de dévalorisation et de persécution qui parasitent le fonctionnement intellectuel et qui …

- … réactivent des peurs plus profondes, plus anciennes, souvent alimentées par des préoccupations identitaires voire même des dérèglements archaïques qui à leur tour vont provoquer …

- … des troubles du comportement plus ou moins importants, soit pour réduire ces craintes, soit pour les empêcher d’arriver. Ce sont alors des mécanismes de court- circuitage de tout ce processus qui se jouent et empêchent d’entrer dans les apprentissages1. »

En d’autres termes, si l’enfant prenait le risque d’apprendre alors il prendrait également le risque de s’écrouler, psychiquement parlant. Ceci laisserait émerger deux types de difficultés :

« - des difficultés d’ordre instrumental qui se caractériseraient par des failles du comportement moteur. Elles ne seraient pas forcément les plus importantes mais les plus visibles : excitation motrice pour ne pas se fixer sur une tâche ou, au contraire, endormissement, repli sur soi moins dérangeant dans la classe mais préoccupant pour le devenir intellectuel de l’enfant. L’auteur note également un manque de repères temporels, et de filiation ce qui rendrait extrêmement délicate l’inscription des apprentissages, tellement les bases seraient mouvantes. Enfin, il y aurait existence de réponses plaquées, de recettes magiques, d’automatismes (techniques anti-pensée) quand il s’agirait de répondre à une question qui ne peut recevoir de réponse immédiate. Penser par soi-même deviendrait dangereux !

- les difficultés d’ordre psychologique seraient les plus spectaculaires : la frustration devant la remise en cause provoquée par l’apprentissage et par la mise en place du cadre qui lui est nécessaire. L’utilisation de leurs curiosités qui peuvent être très

57 accrues ou, au contraire, réduites à peau de chagrin laissant entrevoir un renoncement évident. Parfois, au contraire il y aurait présence d’une curiosité qui ne trouve pas sa place à l’école (sexuelle, crue, personnelle) et qui attend une réponse du tout et tout de suite. Donc il y aurait, dans ce cas, un fort désir de savoir qui persisterait mais aucune possibilité d’engager une recherche (intellectuelle) pour l’assouvir ce qui entraînerait une grosse désillusion1 ».

Il y aurait donc un lien très étroit entre les apprentissages dont on croit majoritairement qu’ils sont seulement cognitifs et le monde des émotions et de l’imaginaire.

Les études de Boimare sont d’ailleurs corroborées par l’école cognitiviste québécoise qui, dans l’ouvrage Pédagogie et psychologie des émotions. Vers la compétence émotionnelle2

proposent des études chiffrées qui viennent mettre en évidence ce lien entre le monde des émotions, de l’affect et les apprentissages. Une de ces études3 vient même préciser que les

élèves en difficulté scolaire sont également ceux qui peinent le plus à nommer leurs émotions ou à faire preuve d’empathie en tentant de comprendre celles des autres. La dimension de la prise en compte de l’altérité comme facteur favorisant ou freinant les apprentissages étant donc ajoutée à celle de l’affect. Par la suite, l’article tente une sorte de hiérarchisation dans le développement de la compréhension des émotions et met ainsi en évidence un passage d’une compréhension purement égocentrée à une compréhension capable de décentration.

Il existe donc un lien étroit entre la compréhension des émotions allant d’une émotion centrée sur soi et ses sensations jusqu’à la possibilité de ressentir de l’empathie c'est-à-dire de ressentir des émotions pour ou à la place de quelqu’un et l’existence ou non de difficultés scolaires. L’école devrait donc prendre en considération cette problématique affective et émotionnelle.

1 Boimare, S. L’enfant et la peur d’apprendre. Op. cit. pp. 25 - 26

2 Lafortune, L. (2011). Pédagogie et psychologie des émotions. Vers la compétence émotionnelle. . Québec : Presses de l’Université du Québec

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Le désir de savoir

En résumé, l’école se doit de donner droit de cité à l’aspect affectif de l’enfant. Néanmoins, comme elle n’a pas vocation à organiser des thérapies qui auraient pour objectif d’apaiser psychiquement ses élèves, elle se doit d’articuler sa réflexion à propos de cette affectivité avec le savoir qui l’intéresse. Cette articulation entre l’affect et le savoir est, pour une large part, caractérisée par les premières relations d’objets de l’enfant. Ainsi, Freud dans

Trois essais sur la vie sexuelle écrit:

« Alors que la vie sexuelle de l’enfant connaît sa première floraison, de la troisième à la cinquième année, apparaissent également chez lui les débuts de l’activité attribuée à la pulsion de savoir ou pulsion de chercheur… Ses relations avec la vie sexuelle sont particulièrement importantes, car la psychanalyse nous a appris que la pulsion de savoir des enfants est attirée avec une précocité insoupçonnée par les problèmes sexuels, voire qu’elle ne peut être éveillée que par eux seuls. L’enfant en vient alors à s’occuper du seul Grand Problème de la vie : Comment naissent les enfants1 ? »

Ainsi, pour Freud, l’enfant est porteur d’interrogations métaphysiques quant à ses origines, sa filiation et ce, dès son plus jeune âge. Ses interrogations ne le quitteront d’ailleurs jamais. Mais alors, que devient la pulsion de savoir à l’école ? Cette pulsion ferait appel aux forces pulsionnelles originairement libidinales, scopiques ou sadiques. Il (le devenir de la pulsion de savoir) dépendrait des réponses parentales aux interrogations de l’enfant, de l’interdit éventuellement porté sur la curiosité sexuelle, avec la possibilité qu’une soumission à l’interdit inhibe des curiosités ultérieures, ou que le refus de croire aux explications données ne permettent pas le développement de l’indépendance intellectuelle. Pour l’école, le but serait alors la sublimation des pulsions c'est-à-dire leur dérivation vers un nouveau but non sexuel qui viserait des objets socialement valorisés. Cela serait rendu possible par la nature même de l’institution : en effet, pour des auteurs comme Mauco, l’intensité des relations à l’école est moins forte que dans le milieu familial. Il serait donc plus facile de mettre à distance les pulsions, de les maîtriser. « Une dédramatisation est ainsi rendue possible en permettant une réduction des tensions angoissantes2 ». Dans cette perspective, comme le

soulignent Lebovici et Soulé,

1 Freud, S. (1962). Trois essais sur la théorie sexuelle. (1ère éd. 1905). Paris : Gallimard, p. 123

59 « lire, écrire, compter, deviennent des substituts du désir de connaître et de comprendre, désir qui a hanté ses premières années et qui a culminé lors de la période œdipienne avec l’angoisse d’un problème à résoudre et d’un mystère réservé aux adultes et dont il se sentait exclu1 . »

C’est pourquoi certains auteurs comme Corman2 avancent que l’école doit prendre

appui sur la pulsion originaire de savoir et proposer des voies de sublimation. Pour cela, il ne faudrait pas, selon lui, réprimer trop directement lesdites pulsions mais les orienter vers le désir de solutionner des problèmes, de réussir.

Ainsi, cette explication psychanalytique du désir de savoir intimement lié au passé de l’enfant nous apprend une chose : le savoir ne peut pas uniquement valoir pour lui-même. Il est un objet au sens psychanalytique du terme qui va rencontrer un sujet à condition que celui- ci autorise son entrée dans son système de représentation. Plus que jamais, acquérir un savoir met en jeu cette opposition dedans/dehors qui peut être si angoissante pour certains. L’école doit donc partir de l’existant qu’est l’enfant pour stimuler son désir de savoir, intimement lié à ses affects. Mais qu’est-ce que le savoir dans cette perspective ?