• Aucun résultat trouvé

Conscience et émotion ne sont pas séparables. Lorsque la conscience au présent, cette conscience-noyau décrite par A.R. Damasio, disparait, l’émotion disparait également : dans les comas, les états végétatifs, les démences à un stade très évolué, les absences épileptiques, l’émotion s’en va en même temps que la conscience, même si l’éveil est préservé. La présence incontestable d’une réaction émotionnelle signe un état de conscience minimale (mais elle est souvent si difficile à interpréter, si fluctuante…), alors que l’absence d’émotion est un corrélat sûr d’une conscience-noyau déficiente1.

1. Emotions et sentiments

Cette étroite relation entre conscience et émotion ne signifie pas que toutes les émotions soient conscientes (Ledoux avait déjà montré en 1986 qu’il y avait une double voie de l’activation des émotions) : les mécanismes qui induisent une émotion restent souvent inconscients et l’émotion peut apparaitre à la conscience apparemment immotivée. Il est également difficile de provoquer volontairement une émotion, ainsi que de la contrôler lorsqu’elle survient. D’ailleurs, la plupart des sites cérébraux responsables de l’induction des émotions sont de localisation sous-corticale (tronc cérébral, hypothalamus, télencéphale basal, amygdale), donc n’appartiennent pas au réseau de la conscience, à l’exception notable de la région cingulaire antérieure et des régions ventro-médianes du cortex préfrontal.

Nous suivrons ici A.R. Damasio2, en distinguant l’émotion, dont le déclanchement est souvent inconscient, qui se manifeste sur le théâtre du corps (elle est publiquement observable) et le sentiment qui suit l’émotion, nécessite la conscience et se joue dans le théâtre de l’esprit : lorsqu’elle apparait à la conscience, l’émotion est ressentie, elle devient un sentiment. On perçoit ses sentiments, à la première personne, mais on ne peut les observer chez quelqu’un d’autre, à la troisième personne, alors qu’on peut voir les émotions d’autrui.

Les émotions, chez l’animal, mais également chez l’homme, constituent une valeur de survie, de signalement du danger, et ont un rôle régulateur dans l’homéostasie de l’organisme. C’est le cas en particulier des émotions primaires : peur, colère, surprise, dégoût, joie, tristesse. La conscience de l’émotion améliore la capacité de l’organisme à répondre par un comportement adapté à une situation donnée. Elle « nous arrache ainsi à la tyrannie automatique et aveugle de la machinerie émotionnelle » : nous pouvons lutter, dans une certaine mesure, pour contrôler nos émotions et nos interactions avec les objets qui causent les émotions. Le sentiment émotionnel s’inscrit alors dans la cognition qui permet de réfléchir et d’élaborer des plans (mais nous dépassons déjà le cadre d’une conscience au présent, pour aborder une conscience plus élaborée qui intègre la mémoire et ouvre sur la liberté). Le lobe préfrontal intervient plutôt dans le déclanchement et le contrôle des émotions complexes, qu’A. Damasio nomme « sociales »3 : sympathie, embarras, honte, culpabilité, orgueil, envie etc.

1

A. Damasio, Le sentiment même de soi, op.cit., p. 106.

2

A. Damasio, Spinoza avait raison, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 31.

3

2. Les pathologies de l’émotion

Les lésions du lobe frontal1 altèrent l’aptitude à ressentir des émotions sociales, comme la sympathie évoquée par un accident survenu à quelqu’un d’autre ou la culpabilité entrainée par un comportement inadéquat, la tristesse entrainée par la perte d’un être proche etc., ce qui compromet le comportement social normal, alors que l’ensemble des fonctions intellectuelles restent par ailleurs normales.

A.R. Damasio et son équipe2 ont également montré que ces lésions altéraient gravement les processus de prise de décision. Dans une situation donnée (choisir une orientation professionnelle, se lancer dans de nouvelles affaires, choisir de se marier ou non etc.), ces patients atteints de lésions frontales, alors qu’ils sont normalement intelligents, capables de résoudre des problèmes logiques, prennent des décisions qui ne sont avantageuses ni pour eux, ni pour leurs proches. On peut parler pour certains patients d’une véritable « sociopathie acquise 3». Le test du jeu de l’Iowa permet d’évaluer les prises de décision en proposant un jeu au cours duquel certains choix permettent des gains importants mais aussi des pertes non moins importantes, d’autres choix permettant des gains moindres mais réguliers et sans pertes. Les sujets normaux réalisent vite que dans le premier cas les gains sont rapidement annulés par les pertes et modifient leur choix en conséquence, ce que ne font pas les patients atteints de lésion du cortex préfrontal ventromédian. L’hypothèse est que ces malades ne parviennent pas à activer une mémoire émotionnelle qui les aurait aidés à choisir parmi plusieurs possibles, les options avantageuses : ils n’utilisent pas l’expérience émotionnelle qu’ils ont accumulée au cours de leur vie (ils sont incapables de décoder ou d’exprimer des réponses somatiques émotionnelles, ce qu’A.R. Damasio nomme les marqueurs somatiques). Il y a un découplage entre l’atteinte du système des émotions (qui n’indique plus, comme en situation normale, la valeur contextuelle et les buts à atteindre) et le système d’élaboration de l’action qui reste intact, d’où une incapacité à évaluer correctement les conséquences futures de ses actions4.

Enfin, A.R. Damasio distingue aussi des émotions « d’arrière-plan » (tension ou relaxation, fatigue ou énergie, bien-être ou malaise) qu’on peut assimiler à l’humeur, lorsqu’elles sont durables, et qui persistent en cas d’atteinte du lobe frontal et même de l’amygdale, mais disparaissent comme les émotions primaires lorsque la conscience-noyau est atteinte.

La production des qualia, ces sentiments subjectifs qui accompagnent nos perceptions et participent à la conscience phénoménale ainsi qu’au sentiment de soi, est étroitement liée à notre capacité à ressentir l’émotion. Le sentiment que nous éprouvons lorsque nous voyons le bleu du ciel, entendons le son du violoncelle ou goûtons un bon vin s’altère en même temps que la conscience, mais

1

Particulièrement du cortex préfrontal orbitaire, au cours de lésions traumatiques, chirurgicales ou dans la démence fronto-temporale. Une « apathie émotionnelle » peut également survenir par atteinte des ganglions de la base, provoquant un découplage fonctionnel du lobe préfrontal.

2

A. Damasio, L’erreur de Descartes, op.cit., pp. 228-275.

3

R. Levy, E. Voile, « Le cortex préfrontal : compositeur et chef d’orchestre des comportements volontaires », Rev Neurol FMC, 2009, F159-F177.

4

aussi lorsque notre réactivité émotionnelle est émoussée (par des drogues, comme les tranquillisants, par un état dépressif ou une lésion de l’amygdale).

L’alexithymie (a : absence ; lexis : le mot ; thumos : l’émotion) désigne un état caractérisé par des difficultés à identifier et à différencier les états émotionnels, à les verbaliser, s’accompagnant souvent d’une vie imaginaire réduite et d’un mode de réaction et de pensée concret ou opératoire face à des situations de stress. Les « compétences émotionnelles » (capacités à identifier, à comprendre, à exprimer, à réguler et à utiliser les émotions) sont donc altérées. On estime que ces compétences ont un rôle protecteur pour la santé mentale et physique et la personnalité alexithymique serait à risque de maladies psychosomatiques1, en raison d’une conscience émotionnelle déficiente. Par ailleurs, des maladies psychiatriques (états dépressif ou anxieux, stress post-traumatique) peuvent s’accompagner d’une alexithymie secondaire. Le cortex cingulaire antérieur semble particulièrement impliqué dans l’éveil émotionnel et par conséquent son hypofonctionnement dans les déficiences de la conscience émotionnelle, qui semblent s’accentuer avec l’âge. Des méthodes psychothérapeutiques ont été développées, destinées à améliorer le niveau de conscience émotionnelle, à faire retrouver des potentialités perdues. Finalement on peut dire, avec C. Malabou, que tout traumatisme, qu’il entraine des lésions cérébrales ou soit purement psychologique, cause une atteinte des sites cérébraux conducteurs d’émotions2, de ce qu’on peut nommer le cerveau affectif. L’indifférence affective est une sorte de mort dans la vie du sujet, qui perturbe profondément son autonomie. Mais attention, souvenons-nous de l’enseignement de Leibniz et ne confondons pas long étourdissement et mort à la rigueur ! L’émotion reste souvent relativement préservée, par un mécanisme faisant intervenir l’inconscient cognitif, alors même que l’accès à la mémoire, à la décision ou au choix délibéré est déjà atteint ; elle constitue alors un mode privilégié d’échange au cours de certaines maladies neurologiques.

3. La conscience émotionnelle, ultime moyen de communication

Il est classique de dire que les émotions sont longtemps préservées dans la maladie d’Alzheimer, alors même que la conscience de soi et l’ensemble des fonctions cognitives sont fortement dégradés. En effet, même lorsque la conscience se limite au présent, lorsque l’identité est altérée, des émotions élémentaires ou plus complexes persistent et sont un guide précieux pour reconnaitre les désirs ou préférences d’un sujet qui a encore un sentiment de soi et une certaine conscience émotionnelle. Cette dernière passe souvent par les circuits de l’inconscient cognitif. Un patient atteint d’agnosie faciale est incapable de reconnaître consciemment les visages et de faire la distinction entre un parfait inconnu et un de ses parents. Mais lorsqu’on lui présente le visage d’une personne familière, on enregistre3 une réponse émotionnelle qui n’apparaît pas pour les visages inconnus. Cette émotion témoigne de la résurgence, hors conscience,

1

S. et S. Consoli, « Le psychosomatique : y croire ou pas ? », conférence du Master de philosophie pratique, 06/04/2011.

2

C. Malabou, Les nouveaux blessés, op.cit., p. 20.

3

d’une connaissance ancienne enfouie dans l’inconscient cognitif, révélant chez ce patient la persistance de l’esprit, dans sa composante inconsciente.

Joie à l’écoute d’une musique agréable ou à l’accueil d’un sourire, tristesse lorsque l’ambiance devient hostile, peur lorsque l’environnement n’est plus familier, cris traduisant l’affolement, honte lors d’une perte de la maîtrise des sphincters…, c’est ainsi que se manifeste l’humain, même parfois au plus profond de la démence, lorsque l’esprit semble éteint, lorsque la pensée semble vide, lorsque le filtre du langage n’est plus opérant :

« Comment "ne pas" "penser l’humain" quand Felicita, qui ne dit jamais rien et dont l’esprit est éteint, soudain fredonne quand elle entend la voix de la Callas ? Comment "ne pas" "penser l’humain" quand Maria, qui ne bouge pas un doigt et dont l’esprit est éteint, mitraille de bises une joue tendue d’un soignant…1 »

La conscience émotionnelle, qui s’adresse ou répond à celle du soignant ou du proche, devient donc un mode privilégié de communication, alors même que parfois le langage a disparu, comme nous le voyons maintenant.