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La conscience-liberté à l’épreuve des maladies neurologiques

Traduisant une atteinte anatomique ou fonctionnelle du lobe frontal ou des circuits sous-corticaux-frontaux, les pathologies de la liberté s’expriment par trois troubles essentiels : une difficulté à faire des choix conscients, une perte de la capacité à anticiper et à élaborer des projets, enfin une dépendance à l’environnement associée à une apathie.

1. Une difficulté à faire des choix conscients

Ce patient de 55 ans présente une maladie d’Alzheimer à un stade modéré, qui l’a cependant obligé récemment à abandonner son travail, car il était trop facilement débordé et perdu lorsque les tâches s’écartaient de situations routinières. Il reste capable de conduire sa voiture, gère ses médicaments mais est très apathique et a quelques persévérations idéiques. On lui propose d’entrer dans une expérimentation clinique à visée de recherche, testant une nouvelle classe thérapeutique intéressante, en double aveugle contre placebo. On lui expose, ainsi qu’à son épouse, les avantages et les inconvénients éventuels du traitement de même que la procédure du double aveugle, en termes simples. Il exprime sa perplexité, se tourne vers sa femme et se déclare incapable de décider.

Ce patient atteint de démence réclame de façon insistante à quitter l’hôpital et à rentrer chez lui, où il vit seul. L’enquête neuropsychologique et sociale semble montrer qu’il ne possède plus les capacités psychiques ni l’entourage social lui permettant de vivre seul. Il ne veut rien entendre, ne mange plus et glisse vers un dangereux refus de vivre. Cette obstination dans un choix déraisonnable et impossible risque de lui coûter la vie.

Face à une situation de choix, la capacité d’une personne à effectuer une délibération, à consentir ou à refuser en justifiant sa décision puis à assumer son choix, c’est-à-dire à agir conformément à sa délibération, définit en grande partie son autonomie. Dans des maladies qui atteignent la conscience, comment s’assurer que le « je » qui consent ou refuse est effectivement en état d’énoncer clairement sa volonté, d’en apprécier les conséquences et de manifester ainsi son autonomie ? A partir de quel moment une personne sera-t-elle estimée incompétente et jusqu’à quel point une décision peut-elle être prise à sa place ? Où placer le curseur entre autonomie et paternalisme ? Comment choisir entre deux risques, celui de la liberté et celui de la sécurité ? Comment apprécier la capacité à consentir à une recherche ?

Dans la maladie d’Alzheimer, la difficulté à effectuer des choix et à prendre des décisions dépend du stade de la maladie et de la complexité du choix. Dans tous les cas, il faudra se référer à un concept d’autonomie tempérée ou accompagnée, à adapter à chaque cas particulier. Plus que d’un consentement, il faudra souvent parler d’une aide à la décision et au choix. La délibération est

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La maladie psychiatrique est également une pathologie de l’être conscient et de la liberté, comme n’a cessé de le répéter H. Ey : « S’il n’y a pas de liberté humaine, il n’y a pas de folie, la folie consistant dans l’abrogation de cette liberté ». L’aliénation, c’est le sujet livré aux forces de son inconscient, c’est l’abrogation de la liberté et le psychiatre se propose de « guérir ce contresens de la conscience de l’homme », La conscience, op.cit., pp. 484 et 489.

difficile, mais la conscience émotionnelle, longtemps préservée, permet parfois de prendre la (bonne ?) décision, comme nous allons le revoir un peu plus loin.

Par contre, dans les maladies dégénératives ou post-traumatiques touchant le lobe frontal, les marqueurs émotionnels sont précocement atteints, comme nous l’avons déjà vu, ce qui peut conduire des patients dont les fonctions cognitives sont encore bien préservées à des décisions inadaptées. Par exemple l’étude du cas EVR1, après celle de Phinéas Gage, montrait que ce patient, dont le quotient intellectuel se situait à 125, était incapable de prendre des décisions par lui-même et que ses choix (ou ses absences de choix) s’accompagnèrent de changements dramatiques dans sa vie (perte d’emploi, divorce) et de décisions malheureuses (association à un escroc, remariage intempestif). Cette difficulté à prendre la bonne décision peut même conduire à la mort : tel ce guide de haute montagne qui, surpris par la tempête dans son ascension du Mont-Blanc, conserve un comportement « balistique » selon les mots de son frère2, ne prenant pas conscience que son salut et celui de sa cliente passait par une descente par le versant français, moins exposé. Quelques années avant, il avait eu un traumatisme crânien grave à la suite d’une chute, passant deux semaines dans le coma. Depuis, il avait repris son activité avec courage, mais restait souvent passif, avait des défaillances, « subissait ». Cette ultime décision, de poursuivre, a été la mauvaise.

2. Une perte de la capacité à anticiper et à élaborer des projets

Cette patiente de 60 ans vit seule depuis le décès de son époux, elle est très jalouse de son autonomie, gère ses comptes, conduit sa voiture, effectue un voyage lointain par an, qu’elle organise elle-même. Mais les oublis se multiplient dans la vie quotidienne, elle a fait des erreurs dans sa déclaration d’impôt, son dernier voyage en Birmanie s’est mal passé, elle craignait de se perdre, de se tromper d’horaire, n’arrivait plus à planifier ses déplacements. Elle a peur maintenant d’envisager un nouveau projet. Le diagnostic de maladie d’Alzheimer est évoqué et confirmé.

A un stade plus évolué, ce patient ne peut faire démarrer sa voiture qui est en panne. Il sort de la voiture, ouvre le coffre, prend la roue de secours et change la roue, bien qu’elle ne soit pas à plat. Il a perdu la conscience de la situation et est incapable de résoudre le problème de la panne. Il s’assoit et attend qu’on lui porte secours.

Dans ces cas, à des degrés divers, la situation demande une adaptation, une stratégie, des décisions, une exécution de l’action, qui doit être contrôlée et vérifiée ; le patient n’a pas dans son répertoire de réponse immédiate et automatique. Or sont défaillants à la fois le compositeur, qui fixe les buts et les adaptent à des besoins variables et à un monde changeant, et le chef d’orchestre qui contrôle l’exécution du programme en fonction de sa connaissance de l’histoire et de l’identité personnelles. Alors le trouble de la conscience et de la cognition altère la liberté de la volonté. L’autonomie est atteinte dans sa capacité à la fois de concevoir le projet et de le réaliser.

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P.J. Eslinger, A.R. Damasio, "Severe disturbance of higher cognition after bilateral frontal lobe ablation : patient EVR", Neurology, 1985, 35, p. 1731-1741.

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3. Une dépendance à l’environnement et une apathie

Les patients atteints de lésions frontales ont un comportement anormal d’apathie, d’utilisation et d’imitation, qui avait déjà été décrit par les maîtres de la neurologie, en particulier F. Lhermitte. L’apathie est le manque de motivation, l’incapacité à agir de soi-même, à initier une action. Par contre celle-ci devient possible si elle est initiée par un tiers. Tel patient restera pendant des heures devant une télévision éteinte, mais sera capable d’utiliser la télécommande si cette action lui est proposée avec une certaine vigueur. Le comportement d’utilisation réfère à l’impossibilité d’inhiber l’utilisation d’objets qui sont à portée, même si cette action est totalement déplacée ou sans signification dans le contexte (prendre un stylo à portée de main et écrire, un verre d’eau et se servir à boire…). Une des patients de F. Lhermitte qu’il avait fait entrer dans une chambre dont le lit était légèrement ouvert, n’a pas pu s’empêcher de le refaire soigneusement, ce qui était totalement inadapté à la situation. Enfin, le patient a tendance à imiter les gestes qu’il voit faire ou à répéter les dernières paroles ou la fin d’une question, en écholalie. Il s’agit donc globalement d’un comportement d’asservissement à l’environnement.

Les lobes préfrontaux sont également en correspondance fonctionnelle très étroite avec les structures sous-corticales, ce qu’on appelle les ganglions de la base. Ainsi, et sous la direction des lobes préfrontaux, les ganglions de la base ont-ils un rôle capital dans l’action libre : auto-activation des comportements dirigés vers un but ; apprentissage de nouvelles règles de comportement ; sélection des comportements pertinents ; inhibition des comportements inadéquats (automatiques, compulsifs ou obsessionnels). Comme nous l’avons vu, D. Laplane a décrit un syndrome de perte d’auto-activation psychique associé à des lésions sous-corticales, qui recoupe ce qui est actuellement désigné sous le nom d’apathie : incapacité de stimulation spontanée, d’initiation de l’action en raison d’un état de « vide mental », alors qu’une stimulation externe suffisamment forte permet à ces patients de réaliser une performance apparemment normale, associée à une libération de comportements stéréotypés ou compulsifs.

Au total, parmi tous les déterminismes qui menacent la liberté de la volonté, le plus terrible est sans doute celui des maladies neurologiques, qui affecte la condition même d’émergence de la conscience, nous ramenant à notre hétéronomie fondamentale, à notre dépendance essentielle à l’égard de la nature et de ses lois. Dans l’ensemble de ces pathologies, l’autonomie est incontestablement altérée par le délabrement des « capacités à la liberté ». Au cogito exalté répond un cogito humilié. Nier cette vulnérabilité serait évidemment amputer la réponse éthique de sa dimension de responsabilité, de sollicitude et d’accompagnement. Mais à la variété des situations cliniques et des niveaux d’altération de la conscience, doit répondre une attitude éthique complexe et nuancée. Pour un soignant, respecter l’autonomie d’un patient, même lorsque sa conscience s’altère, n’est-ce pas d’abord tenter de lui faire regagner de la liberté ? Son rôle n’est-il pas d’accompagner l’autonomie plus que de se résigner à l’hétéronomie ? Tenter de s’affranchir de la nature, qui en l’occurrence est loin d’être toujours bonne, n’est-ce pas devenir véritablement humain ? Lorsque s’altèrent les capacités à délibérer, à choisir ou décider, ne doit-on pas rechercher

ailleurs les capacités à l’autonomie, dans d’autres formes de liberté ? Dans la décision volontaire par exemple, ne faut-il tenir compte que de la délibération consciente, ou considérer que l’intuition, sous-tendue en partie par un inconscient cognitif, constitue aussi une forme majeure du choix autonome ? Autrement dit un patient dont la conscience, et par conséquent les facultés de délibération, s’altère, est-il encore capable d’une décision et d’un choix qu’on pourrait qualifier d’intuitifs, voire d’émotionnels ? Ne doit-on pas enfin s’ouvrir au concept de plasticité cérébrale qui trace un nouveau chemin à la liberté de la conscience ? Est-il finalement possible de faire le pari de la liberté dans les maladies de la conscience ?

IV. Le pari de la liberté est-il possible dans les