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MYTHES BIBLIQUES ET LITTÉRATURE

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 33-39)

Quel est le rapport entre le mythe et le texte littéraire dans lequel il s’inscrit? Quand peut-on parler d’un mythe littéraire et qu’est-ce qui le distingue du mythe tout court?

Phillipe Sellier, dans « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire? », observe que la notion de

« mythe littéraire » a été souvent confondue avec celle de « mythe religieux », les mythes bibliques comme les mythes gréco-latins se rangeant, d’après l’auteur, plutôt dans cette dernière catégorie, alors que la première serait réservée aux mythes issus des textes littéraires proprement dits. Cependant, cette délimitation des récits mythiques nous paraît peu convaincante et réductrice, étant donné que les récits mythiques bibliques ou antiques, même si leur principale finalité est (ou était) d’essence spirituelle et rituelle, ne sont pas dépourvus de valeur littéraire. N. Frye envisage le rapport entre les mythes religieux et la littérature non pas en fonction de

51 M. Éliade, Aspects du mythe, op. cit., p. 194.

52 M. Éliade, Images et symboles, Paris, Gallimard, 1952, p. 222.

l’origine des mythes mais de leur évolution ; il considère que les mythes qui ne sont plus investis d’une croyance, et qui ont ainsi perdu leur vocation rituelle, acquièrent une dimension littéraire : « Les mythes auxquels on ne croit plus, qui ne sont plus rattachés au culte et au rituel, deviennent purement littéraires53 ».

Si les ethnologues définissent le mythe en tant qu’histoire vraie, expression vivante de la spiritualité d’une communauté culturelle et religieuse, un anthropologue comme Claude Lévi-Strauss, dans son Anthropologie structurale, le définit à partir de critères d’ordre linguistique : « On pourrait définir le mythe comme ce mode du discours où la valeur de la formule traduttore, tradittore tend pratiquement à zéro54 ».

Cl. Lévi-Strauss en conclut que le discours mythique s’oppose tout à fait au discours poétique qui reste extrêmement difficile à traduire, alors que la substance d’un mythe subsiste « en dépit de la pire traduction55 ». Nous ne retenons de cette définition du mythe que la première partie, qui évoque le fait qu’un mythe traverse les langues et les cultures sans que ses composantes soient fondamentalement altérées. Mais nous ne pouvons pas souscrire à l’antagonisme établi par le chercheur entre le mythe et la poésie, parce que les mythes bibliques présents dans les œuvres littéraires non seulement ne s’opposent pas à la vision poétique, mais contribuent activement à la forger. Le langage mythique est lui-même un langage poétique, par sa force métaphorique et par la fusion entre l’être et la parole qui le caractérise. Selon N. Frye, il appartient précisément à la poésie, à travers les âges, de recréer ce langage métaphorique qui caractérisait les mythes, en libérant ainsi l’énergie verbale qu’il contient56.

Cependant, peut-on réellement employer le syntagme « mythes littéraires » en parlant des récits bibliques ? Bien évidemment, la Bible, dans son ensemble, ne peut pas être considérée comme une œuvre littéraire, étant donné que certains livres ont un

53 N. Frye, La Parole Souveraine, op. cit., p. 54.

54 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, 1969 [1958], p. 232.

55 Idem.

56 Cf. N. Frye, La Parole Souveraine, op. cit., p. 65.

caractère purement historique, comme les Nombres ou les Chroniques. Toutefois, même si la Bible est constituée d’un ensemble de textes de genres et de styles très différents, certains de ces textes, tels Le Cantique des Cantiques ou L’Ecclésiaste, ont incontestablement des qualités littéraires. En attribuant au mythe le sens établi par G.

Durand – celui d’histoire fondamentale investie d’une croyance, et non sa connotation souvent péjorative de « fiction », d’affabulation, véhiculée par certains critiques (dont Barthes) – et en tenant compte du fait que ces mythes ont comme support le texte canonique des Écritures, il nous semble tout à fait légitime de ranger certains récits bibliques parmi les mythes littéraires, surtout si l’on prend en considération le fait que ces récits fondateurs font inlassablement l’objet des réécritures littéraires, comme c’est le cas, par exemple, chez Anne Hébert.

P. Albouy57 propose, dans la lignée herméneutique fondée sur les archétypes jungiens, une définition générale du mythe littéraire, où celui-ci apparaît comme la reprise d’un récit mythique par un auteur qui se permet de le modifier librement en y ajoutant des valeurs nouvelles :

Je définirais le mythe littéraire comme l’élaboration d’une donnée traditionnelle ou archétypique, par un style propre à l’écrivain et à l’œuvre, dégageant des significations multiples, aptes à exercer une action collective d’exaltation et de défense ou à exprimer un état d’esprit ou d’âme spécialement complexe58.

Les propos de P. Albouy concernant le mythe littéraire conviennent à la situation des mythes bibliques qui, insérés dans l’œuvre hébertienne, évoluent selon la volonté de l’écrivain.

La réflexion de P. Albouy sur la nature et la fonction du mythe dans la littérature débouche sur une analogie entre le mythe et l’acte même de l’écriture, le même principe et le même mode de fonctionnement se retrouvant dans les deux cas :

« signifiant polyvalent et plastique, disant ce qu’il dit et autre chose, se situant toujours sur plusieurs niveaux en même temps, le mythe renferme le mystère et toutes les puissances du langage; emprunté ou inventé, il réanime, chez les grands écrivains, les

57 P. Albouy, Mythes et mythologies dans la littérature française, op. cit., p. 9.

58 Ibid, p. 301.

archétypes les plus profonds, et, par là, permet d’approcher encore du mystère de la création59 ».

Ces affirmations de P. Albouy sont corroborées par celles de M. Eigeldinger qui voit dans le mythe littéraire un langage polyvalent inséré dans le texte et dont le contenu n’est qu’en apparence figé ou dénaturé par l’écriture, dans la mesure où il a cette capacité de renouvellement, d’une époque à l’autre, d’une société à l’autre ou bien selon l’inspiration des écrivains. D’ailleurs, tout comme M. Tournier, M.

Eigeldinger est persuadé qu’un mythe littéraire qui cesse d’évoluer, de se métamorphoser, devient un mythe mort, c’est-à-dire une allégorie, la pluralité de sens qu’il renfermait étant réduite à un sens univoque. Si Cl. Lévi-Strauss oppose le mythe et la poésie en raison de leur résistance plus ou moins grande à la traduction dans une autre langue, M. Eigeldinger annule cette incompatibilité en faisant du mythe un des lieux originels de la poésie. La contiguïté entre le langage mythique et le langage poétique est encore soulignée par Ch. Kerényi qui observe le caractère protéiforme de la matière mythologique qui serait « quelque chose de ferme et de mobile en même temps, de matériel bien que non statique, sujet à transformations60 ».

Les mythes n’étaient pas à l’origine tout simplement des « histoires », des

« fictions », comme on l’entend souvent dire aujourd’hui, mais un véritable mode de représentation et d’appropriation du monde ; ils constituaient, avant l’avènement de l’âge rationaliste et critique, une forme de connaissance pré-logique que N. Frye définit comme une « forme de pensée imaginative et créatrice61 ». En s’appuyant sur la classification de Vico62 qui synthétise les trois âges du cycle historique de l’humanité (l’âge mythique, ou âge des dieux ; l’âge héroïque, ou âge d’une aristocratie ; et l’âge du peuple), N. Frye identifie trois phases historiques du langage : la phase

« hiéroglyphique » qui correspond à une utilisation poétique du langage, la phase

59 Ibid, p. 304.

60 C. G. Jung et Ch. Kerényi, Introduction à l’essence de la mythologie (L’enfant divin. La jeune fille divine), op. cit., p. 15-16.

61 N. Frye, Le Grand Code. La Bible et la littérature, op. cit., p. 79.

62 Ibid., p. 43. L’auteur renvoie à The New Science of Giambattista Vico, trad. angl. de T.G. Bergin et Max Fisch, 1968, §401 sq.

« hiératique » qui utilise un langage allégorique et la phase « démotique » qui est de nature descriptive63. Le langage utilisé dans la littérature homérique, dans les cultures pré-bibliques du Proche-Orient ainsi que dans la Bible, surtout dans l’Ancien Testament, correspond, selon le critique, à la phase « hiéroglyphique », puisqu’il connaît la concentration métaphorique de la poésie où les mots sont chargés de pouvoir créateur.

La Bible a constitué depuis deux millénaires un réservoir inépuisable de mythes, de thèmes, de styles et de genres pour la littérature de l’Occident. Mais comment les mythes, bibliques ou autres, se perpétuent-ils à travers le temps, et quelle est la raison profonde de cette transmission ? N. Frye considère comme insuffisant l’argument jungien qui explique la permanence des mythes par la présence des archétypes dans l’inconscient collectif, archétypes qui s’incarnent à travers des mythes dans un contexte culturel donné. D’après lui, la clé de la persistance des récits mythiques réside dans leur « extraordinaire pouvoir obsédant64 » qui fait qu’un thème primordial est symbolisé par des mythes différents selon les cultures auxquelles ils appartiennent, mais qui expriment le même désir de libérer l’esprit des mystères qui le hantent à travers une histoire exemplaire. C’est ainsi que le mythe du Déluge, à travers l’histoire de Noé dans l’Ancien Testament ou le récit de l’Atlantide chez Platon, peut évoquer la même aspiration humaine vers un modèle social et culturel.

Dans le contexte social, historique et culturel québécois, la culture judéo-chrétienne, manifestée à travers les récits bibliques et le discours liturgique, a joué un rôle essentiel. Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, la religion catholique a été pour les Québécois celle qui leur a permis, à un moment de leur histoire, de se constituer leur identité par rapport à la majorité des anglophones protestants. A l’époque de la domination anglaise, la religion a constitué un appui spirituel précieux pour les Québécois qui ont pu, grâce au soutien de l’Église, conserver leur culture et

63 Cf. N. Frye, Le Grand Code. La Bible et la littérature, op. cit., pp. 43-44.

64 Ibid., p. 80.

leur langue. Vivant dans un climat hostile et étant obligés de faire face à l’oppression de l’Autre, les « Canadiens français » ont puisé leur force morale dans les histoires édifiantes du peuple hébreu, invoquées rituellement par la lecture de vive voix du prêtre pendant la messe.

Comment se fait-il que les Écritures aient à tel point marqué la conscience du peuple québécois si ce n’est par la force « obsédante » de leurs mythes ? Plus tard, à l’époque de la Révolution Tranquille, ces mêmes mythes, associés aux valeurs traditionnelles et à l’image d’un Québec rural, seront perçus comme les symboles d’une vision du monde conservatrice, contraire au progrès et à l’émancipation intellectuelle et morale des Québécois. Les mythes judéo-chrétiens deviendront ainsi les instruments de la propagande cléricale visant à conserver le pouvoir de l’Église dans plusieurs sphères de la société québécoise, comme l’éducation ou la santé ; la religion janséniste appuiera son discours sur la vision d’un Dieu terrible, qui châtie de manière impitoyable les pécheurs ; l’obsession du péché et de la punition divine, les flammes de l’Enfer, le jugement dernier ne sont que quelques-uns des éléments de ce tableau terrifiant et sombre s’appuyant sur les aspects les plus ténébreux des mythes bibliques.

CHAPITRE II

LA BIBLE ET L’ÉGLISE CHRÉTIENNE AU QUÉBEC : CLÉRICALISME

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