• Aucun résultat trouvé

LA RÉVOLUTION TRANQUILLE ET LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 45-51)

LA BIBLE ET L’ÉGLISE CHRÉTIENNE AU QUÉBEC : CLÉRICALISME ET ATTITUDE ANTICLÉRICALE

C) LA RÉVOLUTION TRANQUILLE ET LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE

Le clergé, qui exerçait jusque dans les années trente un pouvoir quasi absolu dans tous les domaines publics, en censurant les écrits trop audacieux à son goût, entre dans sa période de déclin à partir des années quarante jusque dans les années soixante, à l’époque de la Révolution tranquille. Ce mouvement de révolte idéologique, malgré le caractère paradoxal de sa désignation (une révolution peut-elle être

« tranquille » ?), qualifie « la période de réformes politiques, institutionnelles et sociales

réalisées entre 1960 et 1966 par le gouvernement libéral de Jean Lesage75. » C’est à cette période que le gouvernement entame un processus de « décléricalisation » des institutions publiques, notamment des écoles, des hôpitaux et des services sociaux qui seront désormais placés sous la responsabilité de l’État laïc. La société québécoise se tourne vers l’avenir, en essayant d’oublier le passé marqué par une longue domination cléricale.

À partir des années 1960, les critiques envers l’Église et les valeurs morales qu’elle prêche s’intensifient. Les écrivains se sentent enfin libres de remettre en cause une institution religieuse qui, à leurs yeux, a soumis le peuple à son idéologie étouffante, en empêchant le développement des valeurs culturelles authentiques et l’épanouissement intellectuel des individus. Ainsi, l’essayiste Jean Le Moyne fait, dans Convergences, un témoignage poignant de l’écrasant sentiment de culpabilité que la longue domination cléricale avait infligé aux Québécois :

Culpabilité maudite, voix perçue depuis la conscience première, tonnerre de malheur sur le paradis de l’enfance, venin de terreur, de méfiance, de doute et de paralysie pour la belle jeunesse, saleté sur le monde et la douce vie, éteignoir, rabat-joie, glace autour de l’amour, ennemie irréconciliable de l’être, on l’a respirée comme l’air, on l’a toujours entendue comme le vent, on l’a mangée comme une cendre avec toutes les nourritures, et les terrestres et les célestes.76

La Bible et la liturgie chrétienne n’échappent pas au réquisitoire des écrivains et essayistes qui accusent la vision terrible forgée par les représentants cléricaux à partir des aspects les plus ténébreux et les plus terrifiants des histoires sacrées. L’attitude irrévérencieuse envers les écrits testamentaires se fait de plus en plus présente dans les œuvres littéraires québécoises ; les écrivains prennent du recul et exploitent la

« faille », le silence inscrit dans les textes scripturaires. Là où le texte sacré se tait, c’est le texte littéraire qui se met à parler. Et ce n’est pas forcément pour faire l’éloge du premier77 !

75 Paul-André Linteau, René Durocher, Jean-Claude Robert, François Ricard, Histoire du Québec contemporain (vol. II), op. cit., p. 421.

76 Jean Le Moyne, Convergences, Montréal, Éditions HMH, 1962, p. 54.

77 Voir Cécile Hussherr et Emmanuel Reibel, l’Avant-propos à Figures bibliques, figures mythiques.

Ambiguïtés et réécritures, Paris, Éditions Rue d’Ulm / Presses de l’École Normale Supérieure, 2002, p.

XIII).

Les années soixante et soixante-dix, c’est aussi l’époque où naît au Québec une littérature au féminin qui s’avère impitoyable envers la religion et l’Église, en critiquant aussi bien les pratiques religieuses que la vision traditionnelle des textes bibliques. Les femmes-écrivains de cette époque se livrent, dans leurs œuvres, à une contestation globale de l’appareil clérical et de son discours, comme le remarque Lucie Joubert, dans Le Carquois de velours (L’ironie au féminin dans la littérature québécoise 1960-1980) :

La « parole » religieuse, dans un sens élargi qui englobe la Bible, les personnages liturgiques, les fondements mêmes de la religion catholique, dont la pratique laissait peu de place à la participation des femmes, devient alors la cible d’une ironie qui se fait virulente et destructrice78.

L’œuvre d’Anne Hébert ne s’inscrit pas parmi les textes les plus revendicateurs des femmes-écrivains des années soixante, car l’auteure a sa façon à elle d’interpeller les Écritures et la religion, sans vouloir à tout prix imposer une perspective féministe.

Tout en contestant la vision patriarcale des écrits testamentaires, Anne Hébert propose non pas une réécriture féminine mais au féminin des mythes de la tradition judéo-chrétienne, où une place de premier rang est accordée à la parole des femmes. Mais cela ne l’empêche pas d’user du rire, voire de l’ironie et du sarcasme, pour se moquer de l’étroitesse d’esprit, de la méchanceté ou de l’hypocrisie de certains représentants du clergé, hommes ou femmes.

La Révolution tranquille équivaut à une libération symbolique de la société québécoise, émancipée de la tutelle de l’Église catholique et du carcan de sa doctrine janséniste. L’éveil des écrivains à une vie intellectuelle et spirituelle libérée des préjugés religieux aura comme première conséquence une laïcisation de leurs œuvres, l’espace romanesque n’étant plus organisé en fonction du cadre traditionnel constitué par la paroisse, cette structure fondamentale de la vie religieuse jusqu’au milieu du XXe siècle. Cependant, la question de la religion continuera de hanter les œuvres littéraires des auteurs québécois, même si la plupart d’entre eux vont adopter à cette

78 Lucie Joubert, Le Carquois de velours (L’ironie au féminin dans la littérature québécoise 1960-1980), Montréal, Editions de L’Hexagone, 1998, p. 90.

fin un ton ironique, voire sarcastique, comme le montre Lucie Joubert à propos des auteurs féminins et surtout féministes des années 1960-1980. Les représentants cléricaux (prêtres, nonnes, mères supérieures), ainsi que les lieux de culte (églises, couvents, monastères) vont constituer la cible des attaques des écrivains qui dénoncent dans leur œuvre l’hypocrisie, le pharisaïsme des prêtres qui « négocient » avec leurs fidèles le prix du salut et établissent une relation contractuelle avec Dieu.

Cependant, une question persiste dans notre esprit : comment expliquer que les œuvres littéraires continuent à être à ce point imprégnées par la religion même lors même que les contraintes idéologiques disparaissent ? Les sociologues, les historiens, les essayistes et les écrivains ont essayé d’aller aux sources de l’influence cléricale sur les vies et les consciences des Québécois. L’une des hypothèses met en évidence le rapport historique entre l’autorité religieuse et la question identitaire des Québécois : au moment de la conquête anglaise, en 1760-1763, l’Église catholique avait été la seule à soutenir les Canadiens français dans leur volonté d’affirmer leur identité face à la majorité des anglophones protestants. C’est ainsi que, grâce à la religion catholique, les Canadiens français avaient pu conserver, dans un climat naturel et social hostile, à la fois leur langue et leur culture. Anne Hébert a résumé de manière poétique, dans Les Enfants du sabbat, ce destin des Québécois dont l’histoire est intimement liée à la question religieuse :

Nous sommes liés par les promesses et les interdictions. Nous sommes soumis à la dureté du climat et à la pauvreté de la terre. Nous sommes tenus par la crainte du péché et la peur de l’enfer. (ES, 119)

Après la deuxième Guerre Mondiale, l’avènement de l’ère industrielle, l’urbanisation massive et l’ouverture du Québec vers l’étranger sont des coups durs portés à la société canadienne-française traditionnelle, majoritairement rurale et catholique pratiquante. La nouvelle société, fortement industrialisée, laisse peu de place aux activités spirituelles, sa principale valeur n’étant plus la foi mais l’argent. Et comme la religion était profondément enracinée dans la conscience identitaire des Québécois, ce changement social radical équivaut à une perte de repères et une

aliénation des individus. Le rythme et l’organisation de la vie urbaine sont différents de ceux de la paroisse, la ville étant soumise à des besoins économiques et non plus religieux. En outre, la situation de « demi-colonisés79 » et le statut minoritaire dans le cadre de la fédération canadienne contribue à aggraver la crise identitaire des Québécois. Dans les villes, le pouvoir financier est détenu principalement par les anglophones, ce qui rend l’intégration des francophones en milieu urbain plus difficile.

Le sentiment de méfiance des Canadiens français issus du milieu rural face à la ville se retrouve dans l’œuvre de nombreux auteurs québécois, et Anne Hébert évoque elle-même le sujet dans plusieurs de ses écrits. Ainsi, déjà dans la nouvelle Le Torrent, Claudine vit dans un endroit reculé, loin de tout contact avec la civilisation et avec les autres, afin d’isoler son fils François du monde qu’elle lui présente comme n’étant pas

« beau » (T, 17), puisque c’est dans ce monde-là qu’elle a connu un amour coupable dont son fils est le fruit. Dans la pièce de théâtre, Le Temps Sauvage, une autre mère, Agnès, s’est réfugiée avec toute sa famille à la campagne pour élever ses enfants loin de la ville qu’elle désigne comme malsaine :

La ville est mauvaise comme un champ d’herbe à puces. L’air qu’on y respire est pollué, l’eau qu’on y boit sent l’eau de javel et les enfants s’étiolent là-bas comme des oiseaux en cage. (TS, 37)

Ce n’est pas un hasard si la ville est diabolisée et perçue comme un lieu de perdition. Il ne faut pas oublier que les personnages hébertiens, imprégnés des préceptes des Évangiles et de la liturgie catholique, connaissent bien le mythe de la cité de Babylone et son destin tragique. La cité de Babylone, avec sa tour de Babel, a été maudite et détruite à cause de la volonté audacieuse de l’homme de s’approcher de Dieu et d’égaler sa puissance. Symbole des puissances mauvaises, la ville est présentée comme un lieu de perdition qu’il faut éviter, comme le montre l’exemple

79 Jacques Ferron définit le statut du peuple québécois par l’expression « demi-colonial » : « […] la structure qui nous commande, ce statut semi-colonial qui nous a tenu depuis toujours à l’écart du monde, en dehors de l’histoire. » (« Une dizaine de petits innocents », Escarmouches, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1998 [1975], p. 105.)

biblique des deux autres cités damnées, Sodome et Gomorrhe, que Lot et sa famille quittent sur l’ordre des messagers divins.

Pour conclure, l’on peut affirmer que le contexte social, culturel et religieux des années 1930 dans la société québécoise a joué un rôle essentiel dans la constitution de l’imaginaire biblique de l’œuvre hébertienne. Nous avons vu que la forte oppression cléricale a inspiré à l’auteure, ainsi qu’aux autres écrivains de sa génération, une attitude violemment anticléricale ayant pour cible la Bible, les fonctionnaires religieux, le discours liturgique et l’Église elle-même en tant qu’institution. Ces formes de contestation cléricale se retrouvent toutes dans l’œuvre d’Anne Hébert, mais il nous sera impossible d'analyser de manière approfondie chacune d’entre elles ; pourtant, nous y aurons recours à chaque fois que cela s’avérera utile dans l’étude de la vision hébertienne des mythes bibliques.

CHAPITRE III

LA DIMENSION MYTHIQUE ET BIBLIQUE DE L’ŒUVRE

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 45-51)