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Selon Yves Bonnefoy « la mythologie nous apparaît […] clairement un des grands aspects de notre relation à nous-mêmes. »60, l’étude des mythes serait donc un moyen pour l’homme d’apprendre à se connaître. En dépit du fait que nous ayons perdu ce que J. P.

Sironneau qualifie d' « innocence mythique », c'est-à-dire « cette croyance absolue et immédiate dans le sens sacré qu'il [le mythe] véhiculait comme explication du monde et de l'être-au-monde de l'homme »61, il est indéniable que le mythe « demeure à la fois un mode de connaissance, une manière de penser hors des cadres de la rationalité, sur un mode poétique, et un objet de connaissance qui nous éclaire sur des modes de pensées autres que notre temps peut faire sien s'il veut tenter de vivre. »62.

1.1. Approches du Mythe dans ses rapports avec la Littérature

Avant de débuter notre analyse, il nous semble important de rappeler les principales définitions du mythe comme autant de jalons qui nous guideront pour aborder notre étude du monstre fabriqué. Ainsi, selon Mircea Eliade, le mythe :

raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des "commencements". Autrement dit, le mythe raconte comment, grâce aux exploits des Etres Surnaturels, une réalité est venue à l'existence, que ce soit la réalité totale, le Cosmos, ou seulement un fragment : une île, une espèce végétale, un comportement humain, une institution. C'est donc toujours le récit d'une "création" : on rapporte comment quelque chose a été produit, a commencé à être. Le mythe ne parle que de ce qui est arrivé réellement, de ce qui s'est pleinement manifesté. Les personnages des mythes sont des êtres

60 Yves Bonnefoy, Dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique, Sous la direction d'Yves Bonnefoy, Paris : Flammarion, 1981, p. VIII.

61 J.P.Sironneau, Retour du mythe, p. 8, Cité par Siganos, Le Minotaure et son mythe, Préface de Pierre Brunel, Paris : Presses Universitaires de France, 1993, p. 140.

62 Ibid.

Surnaturels. Ils sont connus surtout par ce qu'ils ont fait dans le temps prestigieux des

"commencements". Les mythes révèlent donc leur activité créatrice et dévoilent la sacralité (ou simplement la "sur-naturalité") de leurs œuvres. En somme, les mythes décrivent les diverses, et parfois dramatiques, irruptions du sacré (ou du "sur-naturel") dans le Monde.

C'est cette irruption du sacré qui fonde réellement le Monde et qui le fait tel qu'il est aujourd'hui. Plus encore : c'est à la suite des interventions des Etres Surnaturels que l'homme est ce qu'il est aujourd'hui, un être mortel, sexué et culturel.63

Cette approche du mythe ethno-religieux rend parfaitement compte du caractère spécifique du récit mythique qui constitue un lien entre l'homme et le sacré mais aussi avec la quête originelle en vue de percer les secrets du Monde. De même, dans l'article intitulé « Images et structures dans le langage mythique », Jean Rudhart souligne notamment que les images mythiques sont autant d'articulations unissant « le divin, le monde et l'homme »64. Des articulations qui sont profondément attachées à la forme interrogative, puisque selon Jolles le mythe se définit comme ce qui prend place, « Quand l'univers se crée ainsi à l'homme par question et par réponse »65.

De plus, les travaux d'Eigeldinger permettent de souligner un autre élément essentiel de l'écriture mythique en faisant du mythe le discours du désir. Ainsi, le mythe

ne s'exprime pas à l'aide d'idées ou de concepts et se développe en marge de la rationalité ; il se consacre à dire la vérité psychique [...], à suggérer l'affleurement de l'irrationnel et de l'inconscient, à traduire le contenu du désir et ses relations avec le sentiment 66

L’étude des mythes serait donc également un moyen de comprendre et de dévoiler la vérité de la psyché. Quant à Gilbert Durand, il propose dans Les Structures anthropologiques de l'imaginaire de définir le mythe comme : « un système dynamique de symboles, d'archétypes67 et de schèmes68, système dynamique qui, sous l'impulsion d'un schème, tend à

63 Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris : Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1963, pp. 16-17.

64 Jean Rudhardt, « Images et structures dans le langage mythique », Cahiers internationaux de symbolisme, 1962, pp. 87-109, p. 105.

65 Jolles, 1972, p. 81. Cité par André Siganos, « Définitions du mythe » in Questions de mythocritique : Dictionnaire, Paris : Imago, 2005, pp. 85-100, p. 88.

66 Eigeldinger cité par André Siganos, Ibid.

67 Gilbert Durand définit les archétypes comme les « substantifications des schèmes ». Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, [1969], Paris : DUNOD, 1992, p. 62.

68 Gilbert Durand définit le schème comme une « généralisation dynamique et affective de l'image, il constitue la factivité et la non-substantivité générale de l'imaginaire. », in Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, op. cit., p. 60.

se composer en récit. [...] Le mythe explicite un schème ou un groupe de schèmes »69. Il est bon également de noter que le mythe, ce système dynamique explicitant un ou plusieurs schèmes, n’est pas aisé à disséquer pour en extraire l’unité. En effet, selon Détienne : « [Ses]

images ont pour fonction d'exprimer une part de l'expérience vécue, assez fondamentalement pour se répéter, pour se reproduire et ainsi résister à l'analyse intellectuelle qui voudrait en décomposer l'unité »70.

Pour terminer ce bref rappel emprunté aux mythologues les plus réputés, nous pouvons citer André Siganos pour qui ces définitions ne sont exclusives les unes des autres puisqu'elles

insistent toutes, à des degrés divers, sur la profonde altérité d'un discours mythique conçu comme une narration, sur sa nature spécifique, son lien intrinsèque avec l'originel et le sacré, le caractère inépuisable d'une vérité voilée dont il serait porteur, concernant tout autant le cosmos que la psyché.71

A la suite de ce premier état des lieux sur le sens du mythe, nous poursuivrons notre étude en nous intéressant plus spécifiquement aux relations entre le mythe et la littérature.

69 Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, op.cit., p. 64.

70 Detienne, 1981a, p. 141 ; 1981b, p. 221. Cité par André Siganos, « Définitions du mythe » in Questions de mythocritique : Dictionnaire, op.cit., p. 88.

71 André Siganos, ibid.

1.2. Littérature et mythopoétique : l’émergence du mythe littéraire du monstre fabriqué

Selon Philippe Walter, la littérature a une fonction mythopoïétique, c'est-à-dire qu'elle possède la capacité de créer ses propres mythes. Dans l'article intitulé « Mythologies comparées » il cite pour exemple le mythe du Graal, on pourrait y adjoindre les mythes de Robinson, Dom Juan, Faust et celui du monstre fabriqué dont il est question dans notre étude.

Nous avons rassemblé Frankenstein et ses réécritures sous le titre de mythe du monstre fabriqué plutôt que sous celui du mythe du savant fou auquel pourtant il procède parce que dans notre étude le « point d'irradiation », selon la formule de Pierre Brunel, est le monstre.

D'ailleurs, nous verrons plus loin que la création du monstre ne nécessite pas obligatoirement la présence du savant fou.

Les relations entre la littérature et le mythe72 ont fait l'objet de nombreux travaux critiques dont l'objectif était notamment de clarifier et de préciser leurs rapports. Ainsi, il est important de noter qu'André Siganos opère une distinction entre le mythe littérarisé et le mythe littéraire :

Le mythe littéraire, comme le mythe littérarisé, est un récit fermement structuré, symboliquement surdéterminé, d'inspiration métaphysique (voire sacrée) reprenant le syntagme de base d'un ou plusieurs textes fondateurs. Il s'agira d’un "mythe littérarisé" si le texte fondateur, non littéraire, reprend lui-même une création collective orale archaïque décantée par le temps (type Minotaure). Il s'agira d'un mythe littéraire si le texte fondateur se passe de tout hypotexte non fragmentaire connu, création littéraire individuelle fort ancienne qui détermine toutes les reprises à venir, en triant dans un ensemble mythique trop long (type Œdipe avec Œdipe-Roi ou Dionysos avec Les Bacchantes). Enfin, il s'agira encore d'un mythe littéraire, le plus indéniable celui-là, lorsque le texte fondateur s'avère être une création littéraire individuelle récente (type Don Juan). [...] Mythe littérarisé et mythe littéraire ne seront reconnus comme tels que s'ils fondent, non la réalité comme le mythe qui était tenu pour vrai, mais une lignée littéraire.73

A la lumière de cette définition il nous apparaît clairement que notre analyse des textes doit être envisagée comme l'étude d'un mythe littéraire. En effet, notre corpus obéit aux critères du mythe littéraire définis dans Le Minotaure : notre texte fondateur, Frankenstein, est bien une

72 Concernant la pluralité des études mythologiques dans le champ critique, il est important de se référer à l'article de Véronique Gély intitulé : « Mythes et littérature : perspectives actuelles », Revue de littérature comparée, 2004, pp. 329-347.

73 André Siganos, Le Minotaure et son mythe, op. cit., p. 32.

œuvre individuelle (son auteur est Mary Shelley) dont on peut précisément dater la publication (1818), et il a fondé une lignée littéraire (notre corpus en est une illustration modeste).

Dans la prochaine partie de notre thèse, lorsque nous aborderons l'interprétation à proprement parler des textes de notre corpus, il s'agira de se montrer sensible à ce que Frédéric Monneyron et Joël Thomas désignent comme « le lieu instable et magique d'une rencontre entre la mémoire d'un discours construit dans la longue durée, et la respiration d'un discours en prise sur son temps. »74. Ainsi, le mythe littéraire nous offre la possibilité d'étudier

« le monde et le chant du monde [qui] sont en réversibilité, en structure spéculaire. »75

De plus, il est important d'opérer une distinction entre la mythocritique et la mythopoétique, selon Véronique Gély la première pose « les mythes comme une donnée antérieure et extérieure au texte, que le regard critique aurait pour tâche de reconstituer avant de l'utiliser en tant qu'opérateur dans sa lecture de l'œuvre, » tandis que la seconde « ne postulerait, quant à elle, ni antériorité, ni extériorité des mythes par rapport à la littérature.

Elle s'attacherait en revanche à examiner comment les œuvres "font" les mythes et comment les mythes "font l'œuvre" [...] »76. A partir de L'Invention de la mythologie de Marcel Détienne, Véronique Gély propose ensuite deux principes essentiels pour qu'une fiction devienne un mythe, celui de la mémoire et celui du scandale :

Une fiction devient mythe, [...] quand elle est répétée, mémorisée, quand elle s'intègre au patrimoine culturel d'un groupe donné [...] : quand elle entre dans une mémoire commune.

Mais la répétition n'est pas littérale. La mémoire construit des mythes quand les fictions sont reconnues au sein de variations inventives ; on retrouvera le concept de "flexibilité" défini par Pierre Brunel.77

Dans un second temps, il est question de l'élément scandaleux, en effet, il est indéniable que le caractère choquant participe à la mémorisation d'une œuvre. Véronique Gély affirme donc : « Absurdes ou obscènes, des fictions deviendront plus facilement

74 Frédéric Monneyron, Joël Thomas, Mythes et littératures, Paris : Presses Universitaires de France, coll. « Que-sais-je? », N° 3645, 2002, p. 121.

75 Ibid.

76 Véronique Gély, « Pour une mythopoétique : quelques propositions sur les rapports entre mythe et fiction », Article publié le 21 mai 2006 et consultable sur le site de Vox poetica, bibliothèque comparatiste, [en ligne] URL

77 Ibid.

mythiques si quelque chose en elle gêne l'interprétation, choque la morale, accroche la pensée, appelle l'exégèse. »78. Frankenstein semble obéir à ces deux critères, en effet, le récit du monstre fabriqué initié par Mary Shelley est paru en 1818, il a ainsi ébranlé le siècle positiviste par sa mise en garde contre les dangers du progrès scientifique. De plus, grâce notamment aux nombreuses adaptations cinématographiques dont il a fait l'objet, aujourd'hui encore personne n'ignore les grandes lignes de Frankenstein, l'histoire de ce créateur aux prises avec sa création monstrueuse fait partie de la mémoire collective.

De même, la suite de notre étude s'emploiera à montrer que notre hypotexte remplit bien « l'exigence de trouver un sens symbolique, un éclairage métaphysique et une puissante organisation »79 afin de pouvoir être considéré comme un véritable récit mythique.

Ainsi, selon la définition d'André Siganos et les critères établis par Véronique Gély, il semble bien que notre corpus appartienne au mythe littéraire du monstre fabriqué.

78 Ibid.

79 Ces exclusives ont été formulées par Frédéric Monneyron et Joël Thomas à partir de l'analyse de Philippe Sellier, « Qu'est-ce qu'un mythe littéraire ? », Mythes et littérature, Paris : Presses Universitaires de France, coll.

« Que-sais-je? », N° 3645, 2002, p. 60.

PARTIE 2

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