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Mutation épistémologique et mutation des systèmes de signes

L’espace discursif

I) Mutation épistémologique et mutation des systèmes de signes

Le but explicite de Foucault dans Les mots et les choses est de faire une archéologie des sciences humaines. Pratique d’analyse qui cherche la mise au jour de leurs conditions de possibilité. Lesquelles sont d’une part historiques, mais d’autre part font appel à une constitution obscure qui échappe à la visibilité immédiate. L’archéologie cherche à dégager la « table » sur laquelle peuvent se formuler des discours aussi divers que l’économie politique ou la psychanalyse. Il s’agit pour Foucault de faire émerger l’espace et les règles qui assurent leur coexistence épistémologique et les règles de leur rapport. Cette table, cet espace de solidarité épistémologique et de rapports réglés, Foucault le problématise à travers la notion d’épistémè : « L’archéologie, s’adressant à l’espace général du savoir, à ses configurations et au mode d’être des choses qui y apparaissent, définit des systèmes de simultanéité, ainsi que la série des mutations nécessaires et suffisantes pour circonscrire le seuil d’une positivité nouvelle. »

Foucault présente le problème de l’archéologie comme celui de la compréhension de l’espace intermédiaire qui existe entre le théorique et l’empirique. Lien qui permet de comprendre le rapport obscur du discours et du corps. Cependant, il faut clarifier ce qui constitue pour Foucault cet espace qu’il nomme épistémè. Elle est l’espace générale des discours et de prolifération des énoncés, à la fois le lieu de formation et règle générale des modes d’articulation et un espace relationnel qui se forme par l’articulation des positivités qui à la fois l’occupent et le constituent. Forme économique non unifiée mais qui est produite par des savoirs, par des positivités hétérogènes au moins dans leur surface. Ce qui la caractérise fondamentalement c’est d’être une disposition. Ainsi contrairement à la notion de structure, l’épistémè est ouverte et ne correspond pas à une règle fixe. Espace qui correspond à l’espace de prolifération des énoncés suivant les critères d’analyse de L’archéologie du savoir. Espace de formation et de circulation des énoncés.

A la fois espace de disposition et espace de formation discursive, l’épistémè se présente dans sa profondeur comme système de signe. La description du système de

signe occupe une part importante des Mots et les choses. Passage du système de représentation redoublée à un système d’herméneutique historique. C’est à partir d’une analyse du système de signe que Foucault découvre la solidarité qui unit les positivités de l’âge classique ou le rôle connectif des sciences humaines dans le trièdre du savoir contemporain. Si l’épistémè est l’espace d’articulation et de disposition des savoirs, le système de signe semble se présenter dans Les mots et les choses comme le principe génétique de ces productions.

Cela apparaît clairement si l’on reprend les étapes de l’analyse du savoir à l’âge classique. On s’aperçoit que les positivités reposent entièrement sur le signe comme système de représentation redoublée. L’épistémè classique se construit sur l’exigence de constitution d’un ordre par comparaison et mesure. Analyses en éléments simples et disposition suivant une série hiérarchique des différences par degrés de complexité pour former un tableau. C’est sur cette exigence que se constitue la forme générale du savoir classique comme mathesis universalis et taxinomia, et qui rend possible l’émergence de positivités telles la grammaire générale, l’analyse des richesses et l’histoire naturelle. La mathesis se présente comme cette science de l’ordre et de la mesure.

La première étape de l’analyse est donc la constitution de cette mathesis. C’est une rupture avec le système des similitudes qui la rend possible. Rupture qui va passer par une exclusion de la ressemblance que Foucault voit le plus clairement annoncée par Descartes. Aux ressemblances se substitue la réduction en identité et différences envisagées comme les termes les plus pures. Comparaison qui établit l’ordre et la mesure. Or cette comparaison ne peut se faire que par une analyse comme décomposition en unités comparables. Analyse mathématique qui rend possible l’ordination par la mesure. L’ordre consiste en une organisation par étape des choses de la plus petite à la plus grande. C’est ce qui résulte de l’analyse et permet la réalisation pratique des projets de mathesis universalis et de taxinomia.

Foucault montre le changement radical qui se produit entre la Renaissance et l’Âge classique. Il va dessiner la manière dont, en quelques années, l’épistémè va se détacher complètement de la recherche systématique des similitudes. Le monde de la Renaissance est un enchaînement de cercles concentriques où chacun répond à l’autre

par la lecture de signes fondés sur la ressemblance. C’est dans le Don Quichotte de Cervantès qu’il va percevoir la manifestation de la dissolution du fondement herméneutique du signe. Il écrit : « Don quichotte dessine le négatif du monde de la Renaissance ; l’écriture a cessé d’être la prose du monde ; les ressemblances et les signes ont dénoué leur vieille entente ; les similitudes déçoivent, tournent à la vision et délire ; les choses demeurent obstinément dans leur identité ironique […] »269 Ce traitement herméneutique du signe va tout de même se maintenir à travers deux personnages culturels que sont le fou et le poète. Le fou comme celui qui reste « aliéné dans l’analogie », qui trouve des ressemblances là où elles n’existent pas. Le poète est celui qui retrouve les similitudes par delà la dissolution de leur caractère de signe. C’est d’ailleurs ce qui explique les communications entre folie et poésie. L’événement se matérialise avec Don Quichotte mais Foucault en trouve l’annonce dans les critiques de Francis Bacon. Il admet en effet que bacon vient faire vaciller la légitimité de la ressemblance ; même s’il la reconstitue plus tard. C’est avec le baroque qu’une critique radicale de la ressemblance comme signe sans fiabilité va voir le jour. Elle est une source d’erreur dont il faut se méfier. Si Bacon et Cervantès ouvrent la possibilité de cette dissolution du système de ressemblance, il n’en reste pas moins que pour Foucault c’est Descartes qui va la produire en profondeur. Il va élaborer son projet sur les notions d’identité et de différence, d’ordre et de mesure. Ce sont ces questions qui vont aboutir à la mathesis universalis comme méthode et à la

taxinomia comme résultat de cette démarche. Il s’agit dans un premier temps de pratiquer une universalisation de la comparaison. C’est l’intuition comme acte de l’intelligence pure qui va être le premier élément de cette méthode ; la déduction en sera le complément en tant qu’acte de liaison des évidences acquises. Les deux analyses en termes d’ordre et de mesure suivent le modèle de l’arithmétique, c’est-à-dire la décomposition en éléments. Cette décomposition aboutit à dégager des égalités quantitatives aussi bien que qualitatives. Il ne s’agit plus alors de faire apparaître des similitudes ou de trouver un nouveau mode d’analogie, mais au contraire de découvrir des différences. La mathesis permet de les extraire par l’analyse, la taxinomia est alors le tableau où elles vont s’organiser par ordre croissant. Il s’agit donc d’un passage de l’interprétation à la mise en ordre. Ce changement correspond à un événement dans l’organisation du discours qui amorce le passage d’un système de signe à un autre.

C’est la différence qui va fonder la nature du signe qui se dispose sur la taxinomia. Le premier effet de l’événement est de dissoudre l’identité profonde qui va se tisser entre la chose et le signe.

Cette première étape comprend l’analyse d’un changement du rapport au langage, de la perception de sa nature et de son rôle. Le langage cesse de faire partie des êtres. Il n’est plus ce signe qui appartient aux choses et que la pensée ne cesse d’interpréter comme lien, comme appel du microcosme vers le macrocosme. Le langage devient alors un espace neutre et transparent. Cette mutation est au centre de celle de l’épistémè qui configure le savoir classique. Mais ce changement du langage ne peut être la conséquence que d’un changement dans le système de signes. Foucault écrit : « Car ce qui a changé dans la première partie du XVIIe siècle, et pour longtemps — peut-être jusqu’à nous —, c’est le régime entier des signes, les conditions sous lesquelles ils exercent leur étrange fonction […] »270

. Si cette nouvelle forme du langage peut apparaître, si le savoir peut se former comme

mathesis et taxinomia c’est que le signe devient une représentation redoublée. C’est donc une mutation du système de signes qui permet le passage de l’épistémè de la Renaissance à celle de l’âge classique.

Le problème est maintenant de décider si une mutation du système de signe est toujours consubstantielle de toute mutation et succession d’épistémè. Rappelons que le but explicite de Les mots et les choses est de faire une archéologie des sciences humaines. Si Foucault passe par une analyse de l’épistémè classique, c’est essentiellement pour montrer que le problème de l’homme n’y est pas possible. L’homme se constitue comme objet dans un champ épistémologique récent qu’il est nécessaire d’analyser. C’est le passage à l’épistémè moderne qui assure leur possibilité, et c’est le problème majeur du travail de Foucault. Il faut chercher sui cette seconde mutation dans l’épistémè est elle aussi liée à un changement dans le système de signes.

Or Foucault commence son analyse en soulignant la symétrie entre le passage du savoir de la Renaissance à celui de l’âge classique et celui du savoir classique au savoir moderne. Passage du système d’identités et de différences à celui des analogies

et des successions. Le principal changement est que l’espace du savoir n’est plus le tableau mais l’histoire. Symétrie d’une part par l’aspect événementiel, mais surtout dans la mesure où Foucault laisse entendre qu’il se produit dans le système de signes un profond changement. La première phase se fait dans la configuration des empiricités. Cependant cette réorganisation va affecter le système de représentation redoublée. Dans la biologie, l’économie politique et la philologie, la représentation ne cesse de se lier à son extérieur, à ce qui n’est pas visible ou directement saisissable en elle. C’est la liaison du signe avec son Dehors. L’espace du signe n’est plus possible qu’en puisant sa source dans l’obscurité des profondeurs. Foucault écrit à propos du nouveau signe : « c’est la surface claire et discursive de cette masse secrète mais souveraine que les caractères émergent. »271. Enracinement de la représentation dans l’opacité du langage, de l’organisme, du travail. La première se fait donc bien par une modification du signe. A partir de là on peut affirmer que la mutation se fait par décomposition de ce système de signe. Pourtant, avec l’histoire comme espace général du savoir et l’obscure profondeur des nouvelles empiricités, le signe va prendre reprendre un caractère herméneutique même s’il ne s’agit pas de la recherche du reflet du macrocosme dans le microcosme. Travail d’exploration de formes massives et énigmatiques qui régit les possibilités du savoir. Donc dans cette seconde rupture épistémologique apparaît la mutation en profondeur d’un régime de signe.

Le problème du système de signe est donc central dans l’analyse du savoir dans Les mots et choses. Ce système de signe se présente donc comme la règle génétique des empiricités et finalement de tout discours. Dans L’archéologie du savoir, Foucault va introduire la notion de régularité discursive et d’énoncé. Les premières forment le principe de production des positivités en tant qu’elles sont des groupes d’énoncés. L’archéologie du savoir est une volonté de systématisation a posteriori de la méthode archéologique mise en place dans Les mots et les choses. Il n’y a cependant qu’un rapport lointain entre système de signe et régularité discursives. Il semble que Foucault opère ici un déplacement du problème. On passe du système de signe comme ce qui se dégage de l’analyse à la notion de régularité discursive comme outil d’analyse. Toute référence à la constitution du signe semble avoir disparut dans L’archéologie du savoir. Faut-il y voir une forme de discontinuité dans

l’œuvre de Foucault ? Il apparaît en effet un décrochage, qu’il existe pour Foucault une systématisation qui ne coïncide plus totalement à la pratique, qu’il laisse une certaine inflexion dans ses concepts.