nous assistons à un découplage relatif pour les effets retardés de la croissance supérieure à sa moyenne
historique ; pour le second, le découplage relatif est plus prononcé mais il n’y a pas d’effet retardé. En
revanche, la croissance inférieure à sa moyenne historique induit un découplage absolu à court terme ainsi
qu’à long terme pour le régime néolibéral, alors que c’est seulement le cas à long terme pour le fordisme.
L’effet de long terme de la croissance supérieure à sa moyenne historique est celui d’un découplage relatif
pour les deux régimes et l’ordre de grandeur du coefficient est assez similaire. Les coefficients, dans
l’ensemble sensiblement plus élevés pour la période fordiste que pour la période néolibérale, pourraient
traduire deux choses : d’abord une composition du tissu productif plus dense en secteurs directement
émetteurs de CO2, ensuite un taux de croissance moyen plus élevé ayant des effets d’entraînement
plus importants sur les émissions. Toutefois, dans le régime fordiste, la discordance entre les signes
des coefficients de court et de long termes pour la croissance inférieure à sa moyenne historique peut
interloquer. Une piste d’explication pourrait être que la croissance inférieure à sa moyenne historique
serait plutôt tirée par les activités à moindre gains de productivité, en particulier le secteur tertiaire qui
est moins émetteur direct de CO2. Cela expliquerait l’effet négatif de long terme, traduisant les mutations
4.5. Discussion : mise en perspective et robustesse 129
du tissu productif et la substitution entre les secteurs. À court terme, toutefois, une accélération de la
croissance inférieure à la moyenne peut stimuler l’ensemble des secteurs de l’économie et pas seulement
le secteur tertiaire : il en résulterait donc une hausse des émissions de CO2. Creuser cette interprétation
nécessitera de décomposer le PIB en fonction des secteurs d’activités pour quantifier précisément l’effet
de composition. Pour expliquer l’effet de long terme de la croissance du PIB supérieure à sa moyenne
historique qui est légèrement plus élevé dans le néolibéralisme que dans le fordisme, nous pouvons faire
l’hypothèse que les forts taux de croissance étant rares dans le régime d’accumulation néolibéral, leur
effet d’entraînement sur les émissions de CO2 est plus important à long terme. Cela est confirmé par
le terme d’ajustement du CO2 qui est moins élevé dans le néolibéralisme, ce qui peut traduire un effet
d’hystérèse : le CO2 met plus longtemps à s’ajuster aux variations du PIB et réagit moins aux écarts de
court terme.
Lorsque l’on inclut le prix du pétrole en variable de contrôle, l’ajustement est encore plus prononcé
sous le fordisme que sous le néolibéralisme. Pour le premier, les résultats sont confirmés pour la croissance
supérieure à sa moyenne historique ainsi qu’à court terme pour la croissance inférieure à sa moyenne
historique. Pour cette dernière, ils sont en revanche sensiblement atténués à long terme même si l’on
est toujours en présence d’un découplage absolu. L’effet-prix du pétrole est faible. Une interprétation
possible est que l’effet-prix direct des chocs pétroliers sur les émissions de CO2 est modeste, mais qu’il
est important via la médiation du PIB10. Évidemment, une telle interprétation implique un certain
degré de colinéarité entre variables de PIB et prix du pétrole, ce qui n’est guère surprenant. Toutefois,
l’algorithme utilisé contrôle la présence de colinéarité et omet automatiquement les variables concernées
en cas de colinéarité. Les résultats présentés ici sont donc robustes à ce problème11. Pour le régime
d’accumulation néolibéral, l’effet de court terme est celui d’un découplage relatif pour la croissance
du PIB mais il est faible et les effets de long terme disparaissent, ce qui contredit les résultats de la
régression sans le prix du pétrole. Alors que PIB et CO2 sont fortement liés pendant la période fordiste,
cette absence de significativité peut indiquer un découplage relatif de long terme entre PIB et émissions
de CO2 pendant la période néolibérale. Cela pourrait traduire le poids croissant de la tertiarisation de
l’économie française ainsi que de la délocalisation des industries lourdes fortement émettrices de gaz
à effet de serre. Toutefois, le test de co-intégration est largement significatif mais l’ajustement est lent.
Cela interroge malgré tout la plausibilité d’une courbe de Kuznets environnementale pour la France en
matière de CO2 : l’absence d’effet positif à long terme semble plutôt bon signe mais l’absence d’effet
négatif dément l’existence d’un découplage absolu entre production et émissions. Nous semblons donc ici
hors d’un scénario de type CKE : ainsi, dans la spécification sans prix du pétrole, les effets dépendent-ils
du rythme de la croissance du PIB et ne sont pas univoques alors que dans la spécification avec prix du
pétrole il n’y a plus d’effet négatif à court et à long termes.
En approche consommation, l’ajustement des émissions de CO2 dans le néolibéralisme est deux fois
plus rapide que pour la spécification avec le CO2 en approche production avec le prix du pétrole. En
10. À ce titre, une régression auxiliaire pour quantifier l’effet de ces variations sur les variables de PIB permettra d’affiner
l’analyse dans le cadre d’une future publication de ce chapitre.
11. Par ailleurs, le diagnostic de colinéarité effectué au moyen de la commandecollinde Stata et portant surpibsup,pibinf etoil
indique des valeurs pour leVariance Inflation Factorde 2,57, 4,08 et 2,22 respectivement, ce qui indique qu’il n’y a pas de problème
particulier de colinéarité entre ces variables-là.
130 CHAPITRE 4. Carbone et régimes d’accumulation
revanche, la prise en compte des émissions en approche consommation indique que l’ajustement des
émissions aux variations du PIB est de même magnitude qu’en approche production sans le prix du
pétrole. Nous observons des effets positifs de court et de long termes pour la croissance supérieure à
sa moyenne historique, ce qui indique l’absence de découplage. Nous n’observons pas d’effet pour la
croissance inférieure à sa moyenne historique. Cela tend à confirmer les réserves sur la pertinence d’une
analyse en termes de courbe de Kuznets environnementale pour la France : il ne suffit pas que le PIB
augmente pour qu’il y ait baisse des émissions. Une hypothèse plausible serait que les hausses du PIB
inférieures à la croissance historique soient tirées par les secteurs les moins directement émetteurs de
gaz à effet de serre tels que les services, qui sont aussi les secteurs les moins délocalisés. Leur effet sur
les émissions en approche consommation serait donc faible à la hausse comme à la baisse. À l’inverse,
les fortes hausses du PIB stimuleraient non seulement les émissions domestiques mais également les
importations donc les émissions importées — ce qui accroît l’empreinte CO2 de la France. Cela pourrait
donc traduire l’importance des délocalisations des émissions de CO2 qui seraient dès lors moins sensibles
aux règlementations nationales en matières d’émissions de gaz à effet de serre de même qu’aux évolutions
du tissu productif. L’inclusion du prix du pétrole efface tout découplage relatif à court terme et confirme
l’absence de découplage à long terme. Ces résultats tendraient donc à indiquer que l’économie peut non
seulement croître à un rythme faible sans augmenter l’empreinte carbone de la France mais également
que cette dernière ne se réduit pas avec un ralentissement de la production et de la consommation.
Comme nous le suggérons dans le cas des émissions domestiques sans prix du pétrole, cela pourrait
indiquer un effet d’hystérèse de l’empreinte CO2 de la France dans le néolibéralisme : dès lors qu’elle
a crû, elle ne décroîtrait pas en dépit d’un ralentissement de la croissance, hors effet-crise dû à la crise
économique mondiale, donc pas propre à la France. Ce possible effet d’hystérèse est cohérent avec le
fait que les séries de CO2 tendent à êtreI(1) : il s’agit de processus à mémoire et les chocs ont un effet
permanent sur ces dernières. C’est effectivement ce que montre la trajectoire des émissions en approche
consommation pour la France (figure 4.2 page 110). Décomposer le PIB du côté des dépenses tel que
Y =G+C+I+X−M permettra d’approfondir l’interprétation afin de mieux isoler les effets de la
consommation et de la balance commerciale.
Au-delà des pistes de recherche qu’ils ouvrent, ces résultats illustrent l’importance d’analyser la
relation CO2-PIB en différenciant les régimes d’accumulation : nous voyons que chacun d’eux incorpore
une relation de co-intégration, mais que celle-ci est moins évidente sans les différencier car elle change
d’intensité d’un régime à l’autre, un résultat qui rejoint ceux d’Apergis(2016). Nous observons aussi
une rupture nette entre fordisme et néolibéralisme quant aux dynamiques de court terme bien plus
prononcées dans le premier que dans le second. Ce constat tendrait à renforcer l’interprétation en termes
d’hystérèse pour le régime néolibéral : les émissions évoluent surtout à long terme et essentiellement à la
hausse. Par ailleurs, lorsque l’on analyse la relation avec les émissions de CO2 mesurées au prisme de
la consommation, la relation de co-intégration existe bel et bien dans le néolibéralisme mais disparaît
dès lors qu’on ne différencie pas les régimes d’accumulation car elle n’existe pas dans le régime fordiste.
Il est bien évident cependant que la combinaison de deux séries statistiques distinctes pour le régime
fordiste (approche production de 1951 à 1969 puis approche consommation de 1970 à 1980) ajoute un
4.5. Discussion : mise en perspective et robustesse 131
bruit conséquent dans l’estimation qui nécessiterait des données harmonisées pour être véritablement
robuste. Il ne s’agit donc là que d’une première impression.
Si l’on reprend la typologie esquissée au chapitre 3, le fordisme apparaît comme un régime extensif
Dans le document
La soutenabilité de l’accumulation du capital et de ses régimes : Une approche macroéconomique en termes de soutenabilité forte
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