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Économistes écologiques et marxistes ne s’accordent pas non plus sur la définition du capital : pour les premiers, le capital est un stock statique alors que pour les seconds il est la valeur en mouvement

(Blauwhof, 2012). Cette définition du capital comme stock est revendiquée parCostanza,Cumberland

5. Daly et Lawn identifient le socialisme au soviétisme et le définissent comme un système où l’État détient les moyens de

production, planifie la production, les prix et la distribution des biens et services. Les marxistes définissent le socialisme comme un

système économique démocratique et sans classe basé sur des associations libres de producteurs (impliquant notamment la gestion

démocratique des unités de production) (Blauwhof, 2012). La question de l’éco-socialisme, qui apparaît aussi dans la controverse,

va au-delà de l’objet de ce chapitre.

1.3. La négation du capitalisme 39

et al.(2015). Le capital y est défini comme un « stock, accumulation ou héritage » (p. 129) et peut prendre

quatre formes : le capital construit, le capital humain, le capital social et le capital naturel. Nous pouvons

noter l’absence du capital financier dans ces quatre formes. Selon les auteurs, c’est une conceptualisation

du capital « bien plus large que celle associée au capitalisme » (ibid., p. 129), sans préciser cette dernière.

Pourtant, dans sa conception marxiste, le capital peut également prendre différentes formes jusqu’à

sa réalisation sous forme argent une fois la plus-value réalisée : comme valeur en mouvement, il peut

être ressource naturelle, force de travail, marchandise ou connaissance.Costanza,Cumberlandet al.

(ibid.) parlent bien d’accumulation, mais n’en discutent pas le processus ni les implications en termes de

croissance économique. La conceptualisation du capital comme un ensemble de stocks statiques empêche

de concevoir un cadre analytique liant entre elles ses différentes formes dans un processus dynamique

d’accumulation. Par conséquent, les rapports sociaux qui sont la source et le produit de ce processus sont

également absents de l’analyse.

1.3.3 Un relativisme institutionnaliste excessif

L’article deLawn(2011) est une réponse à la critique de R.Smith(2010a) et aux travaux éco-marxistes

qui concluent à l’insoutenabilité du capitalisme. Il constitue sans doute le traitement le plus achevé

de la question du point de vue de l’Économie écologique. Sa thèse centrale est qu’un capitalisme sans

croissance est parfaitement possible dès lors qu’il a été institutionnellement pensé pour l’être. Selon

l’auteur, la loi d’airain du capitalisme n’est pas de « croître ou mourir », mais de faire des « profits et

mourir » (Lawn, 2011, p. 9). Des institutionsà la Dalyrendraient ainsi parfaitement possible un système

dont la fin demeure la réalisation d’un profit tout en étant compatible avec les limites écologiques de

la planète : un système decap-and-tradegénéralisé assurerait que l’économie ne dépasse pas un seuil

imposé par l’État pour l’utilisation des ressources naturelles ; un système d’État employeur en dernier

ressort assurerait le plein-emploi tout en agissant comme outil de discipline des salariés pour éviter une

trop forte pression haussière sur les salaires ; un contrôle de la masse monétaire en circulation par les

autorités publiques serait instauré pour éviter l’impératif monétaire de croissance (auquel Lawn croit6).

Le tout s’articulerait avec des réglementations concurrentielles et industrielles adéquates pour éviter que

les acteurs de marché n’acquièrent trop de pouvoir. Le gouvernement s’assurerait également que tous les

individus ont accès aux services de base et que la propriété du capital est équitablement répartie, une

idée que l’on retrouve également chezDalyetFarley(2010) et T.Jackson(2015)7.

Cette vision est partagée par T.Jackson(2011, 2015) pour qui l’important est l’agencement

institu-tionnel du capitalisme et non le capitalisme lui-même. S’appuyant sur l’approche en termes de diversité

des capitalismes, T.Jackson(2011) souligne qu’il existe plusieurs types de capitalisme parmi les nations

industrialisées (les économies de marché libérales et les économies de marché coordonnées) : s’ils ont tous

en commun d’être articulés autour de la croissance économique, le contenu de leur croissance diverge.

Il s’appuie ensuite sur les quatre capitalismes deBaumolet al.(2007) — le capitalisme coordonnée

6. L’existence d’un impératif monétaire à la croissance fait l’objet d’un débat à part entière en Économie écologique et est traitée

au chapitre 2.

7. Ces auteurs mentionnent la répartition équitable du capital telle une mesure de politique économique comme une autre sans

paraître voir qu’il s’agit,grosso modo, du problème central des sociétés capitalistes depuis leur apparition.

40 CHAPITRE 1. Le capitalisme et la soutenabilité

par l’État, le capitalisme oligarchique, le capitalisme des grandes entreprises et le capitalisme

entrepre-neurial — pour conclure que le capitalisme n’est pas nécessairement articulé autour de la croissance.

Cependant, Jackson va plus loin : selon lui, l’existence d’actionnariat salarié ou de contrôle par le secteur

public dans les économies contemporaines rend inopérante la distinction classique entre capitalisme et

socialisme. La principale conclusion de la discussion du capitalisme chez Jackson est donc... qu’elle n’est

pas pertinente puisque le capitalisme peut être aussi bien un système en croissance qu’un système en

stagnation et que sa nature est incertaine. Daly, Lawn et Jackson réduisent donc l’état stationnaire à une

question d’architecture institutionnelle sans prise en compte aucune des rapports sociaux qui fondent le

mode de production capitaliste. Chez ces auteurs, la question est purement technocratique, elle n’est

ni historique ni théorique : le capitalisme peut être n’importe quel système où existent un marché et la

propriété privée et il peut être soutenable à condition d’avoir les bonnes institutions.

Il s’agit là, selon nous, d’un relativisme institutionnaliste excessif qui expose ces auteurs à la critique

adressée parBrenneretGlick(1991) à la Théorie de la Régulation : une prise en compte insuffisante des

rapports sociaux capitalistes invariants qui forment la base des différentes configurations institutionnelles

qui, elles, les régulent et donnent corps aux différents types de capitalisme. L’accumulation du capital

est régulée par les différents arrangements institutionnels du capitalisme mais elle ne naît pas dans ces

institutions : elle naît au cœur des rapports sociaux qui fondent ce mode de production. La généralisation

du rapport marchand induit un rapport de concurrence entre possesseurs du capital qui, pour rester

concurrentiels et accumuler du capital, doivent réinvestir une partie du surplus approprié sous forme de

profit. La généralisation du rapport salarial induit un conflit de répartition du surplus entre salariés et

possesseurs du capital qui n’est soluble que dans la croissance de la richesse produite. Celle-ci permet une

augmentation du revenu de chaque classe sociale, même en situation de répartition inégale. Elle donne

les moyens de participer à la société de marché et permet de fonder un compromis social incarné dans un

cadre institutionnel stabilisé. Il faut donc distinguer entre les effets dus aux médiations institutionnelles

et les effets dus aux rapports sociaux invariants du capitalisme. C’est ce que Lawn ne voit pas lorsqu’il

explique que

« la nature d’un système capitaliste dépend de l’architecture institutionnelle qui le sous-tend et lui

donne sa forme. [...] Malheureusement, beaucoup d’observateurs échouent à voir que l’actuel "impératif

de croissance" est le résultat de systèmes capitalistes partout pensés institutionnellement pour croître »

(Lawn, 2011, p. 1).

On retrouve la même confusion chez T.Jackson(2011). En affirmant que les faibles taux de

crois-sance des mauvais capitalismes deBaumolet al.(2007) prouvent que le capitalisme peut parfaitement

fonctionner sans croissance, l’auteur confond intention et résultat : les institutions de ces « mauvais »

capitalismes n’ont, bien sûr, pas pour but d’atteindre la stagnation. Il est donc abusif de mobiliser les

analyses institutionnalistes pour conclure que la question du capitalisme dans une perspective d’état

stationnaire n’est pas pertinente8. Historiquement, les capitalismes sans croissance sont des capitalismes

de crise, fragiles économiquement et instables socialement et politiquement (Harribey, 2011).

8. A fortiorisi l’on considère également d’autres cadres d’analyse institutionnaliste non mobilisés par Jackson, tel que celui des

cinq capitalismes deAmable(2005) ou l’analyse en termes de régimes d’accumulation de la Théorie de la Régulation (Boyer, 2015).

Tous fournissent une analyse des cadres institutionnels de la croissance dans différents types de capitalisme. Il n’existe pas de

tradition institutionnaliste qui permette à Jackson de tirer la conclusion que capitalisme et croissance sont dissociables.

1.3. La négation du capitalisme 41

Les économistes de l’état stationnaire ne voient pas les invariants du capitalisme : sitoutes les

architectures institutionnelles du capitalisme sont articulées autour de la croissance, les déterminants

fondamentaux de l’impératif de croissance (et non de la croissance) se situent ailleurs que dans ces

architectures elles-mêmes. Les institutions régulant le rapport salarial ont muté entre fordisme et

néolibéralisme mais le rapport salarial demeure. De même, les institutions régulant l’intensité de la

concurrence et l’étendue des marchés ont muté sur la même période mais les rapports de concurrence

entre propriétaires du capital et le rapport marchand généralisé demeurent. Différentes configurations

institutionnelles peuvent engendrer des taux et des compositions différenciés de l’accumulation du

capital et de la croissance, mais les rapports sociaux de base qui les engendrent demeurent. Ils ne

constituent pas une option parmi d’autres : ils sont constitutifs du capitalisme et lui sont spécifiques. Les

économistes écologiques ont donc tort de dire que croissance et capitalisme ne vont pas nécessairement

de pair.L’impératif de croissancedoit se comprendre non pas comme une garantie de croissance dans

un système capitaliste mais comme unbesoinde croissance. Ce dernier est une propriété émergente

des rapports sociaux capitalistes et non celle d’une configuration institutionnelle déterminéea priori.

Même fortement régulés, conserver les rapports sociaux capitalistes signifie donc conserver au cœur de

l’organisation de la production les racines de l’insoutenabilité des sociétés actuelles.

1.3.4 Réconcilier contrainte physique et contrainte marchande?

À l’appui de son argumentation, Lawn affirme qu’il serait tout à fait possible de continuer à faire

croître les profits, donc d’accumuler du capital, tout en maintenant constant le PIB réel. C’est le PIB en

valeur qui croîtrait par une hausse des prix via un développement qualitatif des biens et services et une

meilleure efficacité dans l’usage des ressources (même si celle-ci est limitée par les deux premières lois de

la thermodynamique)9. À condition d’avoir les bonnes institutions, croissances de l’empreinte physique

et du PIB réel ne seraient donc pas des caractéristiques intrinsèques du capitalisme, mais seulement des

options parmi d’autres. Autrement dit, il serait possible de réconcilier contrainte physique et contrainte

marchande en conservant les invariants du capitalisme.

Ce raisonnement se heurte à deux problèmes. Premièrement, augmenter les profits dans une économie