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Hollywood Ending : le seul titre du troisième film de ce deuxième groupe remettant en jeu le personnage allénien comme personnage prinicipal induit une atmosphère de fin de partie. Il fait certes référence à la « fin heureuse » de cette comédie du remariage qui voit la réconciliation du protagoniste et de son ex épouse. Mais dans la mesure où cette fois-ci Woody Allen retrouve un personnage de réalisateur, on peut aussi le lire comme l’annonce explicite d’un crépuscule. Quelque chose nommé « Hollywood » s’achemine vers sa fin, toute la question étant de savoir ce que c’est, ici, que « Hollywood ». Si cela désigne de manière très générale la production américaine de films, on peut interpréter ce titre dans le sens d’un aveu d’abandon du devant de la scène par le personnage allénien : Woody Allen renoncerait à jouer le rôle du « héros » dans ses films. On peut même penser à un effacement au box-office, les films ne suscitant plus de réel engouement du public, même en Europe278. Pourtant, ces interprétations, sans être fausses, ne satisfont qu’à demi l’analyste pour qui Woody Allen se définit en partie comme l’antithèse du réalisateur hollywoodien, avec pour image celle d’un cinéaste indépendant ancré à l’est des Etats-Unis, et parfois même plus européen qu’américain. En d’autres termes, si le titre annonce une fin pour Hollywood, il n’est pas certain que le réalisateur participe du mouvement. Le film qui montre les démêlés d’un cinéaste new-yorkais, ex gloire du septième art, avec un producteur californien lui offrant une occasion de revenir au premier plan, condamne par le biais de la satire la marchandisation de la création et démontre qu’il est impossible de concilier une conception purement mercantile du cinéma et la production artistique. La chanson du générique fait entendre une voix prenant congé et annonçant « I’m going Hollywood », et le film, à la suite des deux précédents, se présente comme une comédie plus légère que Deconstructing Harry ou Celebrity. S’agirait-il de traiter de la tentation d’un cinéma plus commercial ? Le réalisateur diégétique pactisant avec le diable est frappé de cécité et élabore un produit invisible. Le spectateur ne parvient pas à reconstruire un tout cohérent à partir des bribes qui lui sont communiquées, il n’en voit guère plus que le réalisateur lui-même. Etrangement, le film renvoie dos à dos art et commerce, puisque la satire vise aussi bien les conceptions mercantiles du cinéma que les créateurs condamné à l’invisibilité par leur refus de tout compromis, tout en s’achevant sur une réconciliation entre le réalisateur et son ex épouse. Cette dernière, exaspérée par sa

278 “Allen’s box office is so dead in the UK that he cannot find a distributor for his films.” FITZGERALD, p. 92.

posture d’artiste maudit, l’avait, jadis, trahi pour Hollywood en devenant la maîtresse d’un patron de grand studio avec lequel elle se fiance au début du film279. Alors, fin heureuse, ou fin tout court ? La première interprétation ne pouvant se faire que dans une perspective ironique, étant donné le pessimisme foncier de l’auteur, le film pourrait bien se lire comme un aveu d’impuissance, une perte de foi dans la capacité à ouvrir des voies nouvelles et à offrir autre chose qu’un constat négatif. Toutefois, le film n’a rien d’un naufrage : Ellie est séduite à nouveau. Mais le spectateur l’est-il, et par cet avatar du personnage allénien et par le film ?

En tout état de cause, le film associe clairement les relations entre Val (Woody Allen) et son ex épouse Ellie280, et le succès des films et de leur auteur : « Everything was fine with you until I started losing my audience. » Si au début du film ils sont très éloignés l’un de l’autre, ne serait-ce que géographiquement, l’un à New York, l’autre en Californie, c’est bel et bien le désir d’Ellie de voir Val diriger The City That Never Sleeps qui lance l’action. Les stratégies plus ou moins conscientes des personnages en vue d’établir, préserver ou rétablir un lien affectif que ce soit entre homme et femme ou entre père et fils, constituent la trame du film qui alterne éloignements et rapprochements et qui s’achève sur une réconciliation aussi générale que miraculeuse. Le troisième film de ce groupe reprend la question de la séduction, et nous pouvons nous demander s’il apporte sinon des réponses, du moins des éclairages nouveaux aux différentes interrogations que l’on se pose quant à la capacité d’un auteur et de son personnage à provoquer encore l’adhésion du spectateur. Au-delà, le titre du film suggère que l’on touche à une fin : pouvons nous pour autant l’interpréter comme un adieu au personnage de comédie qu’a inventé et développé Woody Allen ?

Val Waxman : cet homme de cire est clairement modelé à l’image de son créateur, le déguisement de la personne en personnage passant par d’autres moyens que le costume ou le statut professionnel, social et culturel, contrairement aux deux films précédents. On retrouve les fortes coïncidences caractérisant certains avatars majeurs du personnage allénien, en particulier deux figures de réalisateurs, Sandy Bates dans Stardust Memories et Cliff Stern dans Crimes and Misdemeanors, ce qui, en dépit du ton léger qui caractérise ce film-ci, nous encourage à y trouver des enjeux plus profonds qu’il y paraît. Nous l’avons dit, il pose la question de la tension entre création artistique et cinéma commercial, et plus largement celle du compromis et de la réussite, comme le faisaient déjà les deux films précités. En termes de réussite sociale et de succès de leurs films, les trois réalisateurs occupent des positions bien

279 Comme souvent chez Allen, l’importance de cette trahison est soulignée par une allusion au nazisme et à la Seconde Guerre Mondiale : « He’s a philistine and she’s a Quisling. It’s a… religious conflict. »

280 Une fois de plus, Allen se montre fidèle à la tradition de la comédie américaine, puisque c’est le prénom de l’héroïne de Frank Capra dans It Happened One Night.

différentes. Le premier, Sandy Bates, se remet en question et ose la noirceur alors qu’il connaît la gloire grâce à la production d’œuvres au goût du public, mais accepte quand même d’achever son film sur un baiser de fin…« Hollywood Ending » ? Le deuxième s’interdit tout compromis, se condamnant à l’échec tant artistique que sentimental puisque l’élue de son cœur lui préfère son exacte antithèse. A l’homme de sable (Sandy), insaisissable, inclassable, ambigu, se risquant à provoquer l’antipathie, hanté, au bord de la psychose qu’évoque son patronyme281, dont les doutes parviennent toutefois à porter à l’écran une œuvre controversée mais dense, marquante et source de satisfaction paradoxale, succède l’homme falaise (Cliff) que sa sévérité (Stern) minérale rend incapable de la moindre perméabilité, et que son inaptitude foncière au compromis condamne à être inaudible et invisible tant il décourage les meilleures volontés. Le rapprochement entre ces deux figures de réalisateurs tendrait à faire pencher la balance du côté du compromis, puisque Sandy Bates produit un film applaudi et continue d’entretenir des liens avec « ses femmes », qu’il s’agisse de compagnes, de personnages féminins ou d’actrices les incarnant, quand Cliff Stern en est réduit au silence artistique et à la solitude. « L’homme de cire », quant à lui, entre dans le film en associant des traits caractéristiques de Sandy et de Cliff. A l’instar du premier et contrairement au second, il a connu le succès auprès du public comme auprès des femmes (il en a épousé deux, a eu un fils de la première), mais contrairement à Sandy, il n’a pas choisi la voix du compromis au moment de la crise. Il s’est au contraire raidi dans sa posture de créateur intransigeant282, et se retrouve aussi isolé que Cliff. Il n’apparaît physiquement dans le film qu’à la deuxième scène, après une présentation oblique dans la première, où il est le sujet d’une conversation entre différentes instances productrices du « film dans le film », The City That Never Sleeps, qui rappellent les voix et les silhouettes commentant le dernier projet de Sandy Bates au début de Stardust Memories. Lorsqu’Ellie suggère qu’il serait le réalisateur idéal, on se récrie de concert : « He’s a raving, incompetent psychotic. (…) They should lock him up and throw away the key. And please, don’t take that the wrong way. » La séquence d’introduction joue pleinement son rôle de présentation du nouvel avatar, avec des condamnations quasiment unanimes et le plaidoyer de celle qu’il avait su séduire et qui demande qu’on lui laisse une dernière chance, arguant de son amour du cinéma, et de son talent naturel : « But Val cares about movies and he was born to do this material. » La scène suivante propulse brusquement ce personnage aux abois à l’écran, après un dernier renseignement sur la précarité extrême de sa situation : « I’m told he’s in no position to be fussy. »

281 Pourrait-il être le petit frère du Norman Bates de Hitchcock, le « héros » de Psycho ?

282 “His pictures were ten years ago. Then he became an ‘artiste’.”

C’est bien le cas, puisque le plan suivant nous transporte en plein blizzard pour une séquence de conversation téléphonique qui offre au personnage l’occasion de proposer à nouveau aux spectateurs de le suivre dans un film qui ne doit pas manquer d’importance puisque le protagoniste y fait le même métier que l’auteur. On saisit d’entrée de jeu que la persona allénienne est fidèle à elle-même, le ton est à la fois geignard et vindicatif, et une fois de plus le ciel tombe sur la tête du schlemiehl que l’adversité réduit à tourner dans le Grand Nord un film publicitaire pour un déodorant. Ce nouvel avatar ne craint pas de revêtir quelques oripeaux chaplinesques dignes de The Gold Rush, jouant sur le décalage et l’incongruité dans cette scène comme dans la scène de son retour où il rapportera des fourrures marchandées auprès d’un trappeur (« I traded pelts »). La référence à Chaplin place clairement le film dans le domaine de la comédie et annonce la part non négligeable qu’occupera le comique physique et visuel (!) dans les scènes où Val aveugle tâche d’évoluer dans le décor en dissimulant son handicap. Le personnage reprend donc les masques sérieux de Sandy Bates et de Cliff Stern, mais pour en donner une version dérisoire : impossible de ressentir autre chose que de l’amusement283 à propos de cette figure qui va pourtant être frappée du pire mal qui soit pour un réalisateur, et qui est déjà en bien piteuse posture. « You know, one day you look up and realize that laughs are not enough, » déclare Ellie à la scène suivante, lorsqu’elle revient sur les raisons de sa rupture avec Val, offrant une explication de l’échec de leur couple contredisant celle avancée pour l’échec de la carrière de Val, puisqu’il semblerait bien que ce soit ses tentatives de faire un cinéma plus profond et sérieux qui lui ont été reprochées. Le rire que pouvaient déclencher Sandy ou Cliff résultait de la satire visant aussi bien leur posture d’artistes tourmentés et leur aveuglement (déjà !) que les exigences des milieux de la production et de la réception de leurs films, mais le ton grinçant et la misanthropie dominante donnaient au propos une noirceur et une agressivité absentes ici. La dépossession progressive d’un personnage de plus en plus dérisoire se marque par une atténuation et une dévalorisation des éléments constitutifs de la persona. On retrouve un grand nombre de traits caractéristiques de personnages antérieurs, mais affaiblis. Ainsi, la deuxième séquence fait découvrir un « Woody Allen au Canada » qui peut rappeler les déplacements dans l’espace ou dans le temps des premiers films, mais dont l’immobilité et la frontalité évoque davantage Alvy Singer au début de Annie Hall. La farce n’est pas ici aussi physique que dans Love and Death, et loin d’interpeller directement le spectateur, les premières paroles de Val sont pour sa compagne du moment. En d’autres termes, la scène n’est ni spécialement drôle hormis son incongruité, ni prenante, car rien n’est fait pour

283 Ou de l’exaspération pour ceux qui se sont définitivement lassés du personnage.

susciter une quelconque sympathie pour ce personnage déplacé et dépassé pour lequel on éprouve au mieux une espèce de pitié amusée. En comparaison, les vicissitudes de Charlot au Klondike étaient d’autant plus hilarantes que le froid, la faim, et le danger de mort avaient une tout autre prégnance. Ici tout est sous le signe du dérisoire et on n’y croit à aucun moment. La crainte du personnage, c’est de périr sous la dent d’un élan (« Are mooses carnivorous ? »), et le jeu des plans alternés mettant en images la communication téléphonique le réinstalle dans son appartement douillet d’intellectuel new-yorkais. Décidément, Woody Allen fait partir son personnage avec un lourd handicap : arriverons-nous à éprouver autre chose qu’un amusement poli ? A l’autre bout du fil, le personnage de Lori témoigne également de cet affaiblissement : sa grande jeunesse peut bien rappeler Tracy dans Manhattan, sa vulgarité Linda dans Mighty Aphrodite ou ses exécrables prestations dramatiques Olive dans Bullets Over Broadway, Lori existe à peine. D’ailleurs, elle disparaît du récit pendant la majeure partie du film, à tel point que lorsqu’elle réapparaît de nombreux spectateurs réagiront certainement comme Ellie : « I forgot she existed. » La liaison avec Lori n’est en aucun cas un enjeu du film, dans lequel le personnage allénien, autre affaiblissement, renonce à la sexualité explicite que représente cette bimbo décolletée. Sa seule fonction pourrait bien être dramatique, puisque pour se débarrasser d’elle Val va précipiter la réconciliation avec Ellie en l’annonçant avant qu’elle ne soit effective, ce qui ne va guère troubler Lorie tant qu’elle

« reste dans le film »284 . N’est-ce pas là, effectivement, la seule ambition de tout personnage qui se respecte ? Finalement, Lorie n’est pas si superflue que cela, puisque cette innocente formule ce qui finalement importe à tout personnage, et donc à « Woody Allen » lui-même, soit continuer d’exister dans des films en dépit de l’inéluctable usure de la routine.

Pour clore ce cycle de trois films, Woody Allen ne craint pas de s’inscrire dans la tradition typiquement américaine de la « comédie de remariage » : l’idylle avec le spectateur va-t-elle reprendre aussi bien qu’entre Ellie et Val ? Nous venons de le voir, le personnage au début du film n’est que l’ombre de ce qu’il a pu être, et le film va aller très loin dans son amoindrissement. La proposition de départ, soit donner une dernière chance à un « has been », paraît bien futile et arbitraire. Qui irait confier la réalisation d’un film au funeste individu évoqué dans la première scène, en dépit de son passé et du lien qui l’unit, à l’instar de l’auteur, à la ville qui est au cœur même du projet285 ? A deux ou trois reprises toutefois, une explication des plus matérialistes est donnée : Val Waxman, aux abois, n’est pas cher, et

284 « You can’t stay here, because Ellie and I have gotten back together. » / « Am I still in the movie? OK, I’m fine with personal rejection... »

285 Dans la scène où Val se rend chez son agent qui lui propose le film comme taillé sur mesure pour lui (« It has, you know, a really good Manhattan feel to it. »), il passe devant l’affiche d’un film ayant pour titre Manhattan Moods.

dans son cas, se montrer difficile relèverait du suicide. Au début du film, il n’est quasiment plus rien, ayant été débarqué de son invraisemblable tournage dans le Grand Nord. La proposition inespérée du grand studio californien, via Ellie, le sauve in extremis de l’anéantissement286, sans pour autant lui offrir de possibilité de renouvellement puisque, comme il l’avouera lui-même beaucoup plus tard à son analyste, il s’agit de tourner un remake d’un film de gangster des années quarante. La cécité va rendre un tel retour impossible.

Dès lors, si nous regardons le film en termes de perte et de gain, son issue paraît des plus ambiguës. Comment, à terme, « s’en sort » le personnage ? La fin semble à première vue tenir la promesse du titre : les anciens époux réconciliés s’embarquent pour cette Cythère allénienne qu’est Paris, et même le film trouve son public, les Français qui lui font un triomphe (« Here I’m a bum but there I’m a genius. Thank God the French exist! »). Cette fin heureuse pousse à son paroxysme le motif du triomphe paradoxal et hautement improbable tant elle accumule les miracles. Val va jusqu’à renouer avec un fils qui pourtant affirme haut et fort leur irréductible différence et son renoncement à une quelconque filiation, puisqu’en punk pur et dur il refuse tout passé (le fils de « l’homme de cire », devenu sac poubelle, s’est lui-même nommé « Scumbag X ») et tout avenir287. L’aveu d’amour paternel « malgré tout » (« I love you, Scumbag. ») déclenchera l’ultime miracle, soit la guérison de l’aveugle, où Allen renoue étonnamment avec la tradition du mélodrame hollywoodien, dans la lignée de Magnificent Obsession288, « grand mélo où la foi délivre de toutes les cécités »289. Mais nous sommes chez Allen et pas chez Sirk, et bien sûr, ce dont Val peut se repaître, une fois sa vue recouvrée, c’est de la beauté et de sa ville et de sa femme, puisque le miracle a lieu alors qu’il se promène à Central Park avec cette dernière. A l’arrière plan, la ligne de crête des gratte-ciels éclairés par la lumière dorée du couchant rutile contre le bleu du ciel au dessus du vert des frondaisons dans un contraste de chromo digne des mélos les plus flamboyants.

L’artificialité revendiquée, au-delà du contrepoint ironique s’amusant des invraisemblables dénouements hollywoodiens, montre qu’une fois encore Allen avance en funambule entre un scepticisme et un pessimisme à la limite du cynisme, et l’acceptation d’un bonheur fragile mais possible. On a souvent reproché à Allen sa vision édulcorée d’un Manhattan sans crasse ni délinquance ; notre position sera que cette indéniable idéalisation permet paradoxalement l’expression de la croyance sincère dans ce qu’Allen englobe sous le terme de « magie ». La

286 Le souhait d’Ellie va lui redonner un désir de cinéma, alors que Lori le condamnait à la rumination stérile :

«You’re going to sit around the apartment, talking about the good old days. »

287 Pour la représentation de la paternité dans les films de Woody Allen, voir page 120sqq.

288 Douglas Sirk, Magnificent Obsession / Le Secret magnifique, Universal, 1954.

289 Guillemette Olivier-Odicino, Télérama n° 2894, 29 juin 2005, p. 99.

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