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La morphologie urbaine sud-africaine: un modèle colonial exacerbé, une singularité mondiale ? singularité mondiale ?

Des processus singuliers irréductibles ?

3.1. La morphologie urbaine sud-africaine: un modèle colonial exacerbé, une singularité mondiale ? singularité mondiale ?

La séparation des populations dans la ville sud-africaine n’est pas l’œuvre du régime d’apartheid. Bien avant l’arrivée du Parti National au pouvoir, un encadrement législatif par le Native Urban Act en 1923, instaure la ségrégation dans les villes (cf. chapitre 2). Les populations africaines (non-blanches) sont tenues à l’écart des quartiers blancs25. Elles se concentrent dans les locations, aux conditions de vie précaire et que l’on peut définir comme les ancêtres des townships, ou dans les compounds des zones minières. Cette loi réduit de plus fortement les libertés et mobilités des populations avec la mise en place d’un pass26.

Le modèle de la ville de ségrégation pré-existe donc à l’arrivée du pouvoir national, selon des critères classiques et observables dans de nombreux autres contextes territoriaux soumis à des processus de colonisation (ou pas). Cette situation n’est donc pas unique car d’autres villes montrent cette forte division de l’espace intra-urbain. De nombreux débats ont déjà eu lieu sur les différences entre ce modèle colonial classique et le modèle de la ville d’apartheid. Sans les décrire précisément, je pense comme de nombreux autres spécialistes que l’arrivée du Pouvoir National ne représente pas une réelle rupture mais plutôt une exacerbation du modèle colonial et ségrégatif déjà à l’œuvre depuis de longues décennies.

Au final, l’apartheid n’apparaît pas comme de nature différente de la ségrégation telle que pratiquée par le gouvernement sud-africain entre 1910 et 1948, mais uniquement de degré. Cela apparaît aussi spatialement, la comparaison entre le modèle de la ville de la ségrégation et celui de la ville d’apartheid faisant apparaître avant tout les similitudes – et donc les continuités entre l’apartheid et les périodes précédentes, coloniale (1642-1901) et ségrégative (1901-1948). L’apartheid, dit Fanon (1961, cité dans Giraut 2005) « n’est qu’une modalité de la compartimentation du monde colonial », et dans sa forme spatiale « une poussée à l’extrême » (Gervais-Lambony, Landy, & Oldfield 2003), un « paradigme de la ségrégation spatiale », dont il « n’est qu’une version particulièrement aboutie »

25 Je fais ici référence à la classification raciale rigidifiée et sophistiquée sous l’apartheid et qui divise la population en quatre catégories : Blanc (White), Noir (Bantou ou Black), Asiatique ou Indien (Asian, Indian) ou « Métis » (Coloured). En dépit de la fin de l’apartheid et de ses principes ségrégatifs, ces catégories sont encore utilisées aujourd’hui et chaque habitant peut se déclarer dans une des quatre catégories lors des recensements. Le terme de « Noir » ou « Black » désigne de plus en plus dans la nouvelle Afrique du Sud, l’ensemble des « non-Blancs » (Gervais-Lambony, 1997).

26 Le système du Pass (cf. note 18) n’est pas très bien respecté au début dans la mesure où la période de développement minier suivie par celle de l’expansion industrielle créent un besoin très important de main-d’œuvre dans les villes, d’où la baisse d’influence de « l’influx control » dans la plupart des villes. Le texte est par la suite renforcé par un amendement en 1937.

(Gervais-Lambony 2003), ou plutôt un idéal-type réalisé, inscrit par la force dans un espace et une société. (Houssay-Holzschuch, 2010)

Si singularité il y a, elle s’exprime donc dans ce caractère extrême du renforcement absolu du développement séparé des populations comme il apparait dans la modélisation de l’organisation (Figure 32) proposée par R. Davies (1981). J’avancerais qu’il s’agit ici d’une induration d’une situation qui a pu s’hybrider ailleurs, comme ce fut le cas du modèle aux États-Unis par exemple.

Pour qui étudie la ségrégation urbaine, les villes d'Afrique du Sud constituent à la fois un cas privilégié et un terrain miné. En effet, l'apartheid a fait de la ségrégation un principe de planification urbaine (contrôle des citadins et d'organisation de l'urbanisation), qui la rende très lisible dans les paysages de la ville. Cette forme radicale de la ségrégation dans la ville, ainsi que l'arsenal bureaucratique et institutionnel de construction et de contrôle d'espaces séparés pour les groupes différenciés, sont à l'origine de la notion de « ville d'apartheid » au caractère exceptionnel autant que monstrueux. Pourtant, la question se pose de la spécificité de cette ségrégation d'apartheid: forme exacerbée ou forme exceptionnelle de la ségrégation urbaine ? Il ne s'agit évidemment pas de contester l'irréductibilité du système d'apartheid dans son expression politique, mais de questionner la notion de « ville d'apartheid », dont l'usage actuel jette un doute sur le contenu, et, éventuellement, de tirer les leçons du cas sud-africain pour l'étude de la ségrégation urbaine, en particulier dans celle de la production institutionnelle des ségrégations, puisqu'elle y fut organisée et systématisée. (Bénit, 1998)

Une autre interprétation de la ville d’apartheid est celle de la considérer comme une utopie, soit un non-lieu ou un « nulle-part », répondant à « une volonté de rejeter à l’extérieur ce qui permet le fonctionnement de la société mais que l’on veut cacher » (Dagorn, Guillaume, 2002). L’utopie de la ville d’apartheid rappelle aussi par cette volonté d’enfermement l’irréalisme du projet socio-spatial, et permet d’appréhender les différents mécanismes qui engendrent son délitement progressif (Baffi, 2016). Cette idée d’une ville mais aussi de tout espace, spécifiquement lié à la population africaine, est bien évoquée par Mandela dans son autobiographie27.

27 To be an African in South Africa means that one is politicized from the moment of one’s birth, whether one acknowledge it or not. An African child is born in an African Only hospitals, taken home in an African Only bus, lives in an African Only area, and attends African Only schools. If he attends school at all. When he grows up, he can hold African Only jobs, rent a house in African Only townships, ride African Only trains and be stopped at any time of the day and night and be ordered to produce a pass, failing which he will be arrested and thrown in jail. His life is circumscribed by racist laws and regulations that cripple his growth, dim his potential, and stunt his life (Mandela, 1994)

Figure 32. Modèle de la ville d’apartheid (d’après Davies)

Source : Davies, 1981

Figure 33. Les différentes échelles de la ségrégation dans le Grand Apartheid