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modernité de l’empreinte Paris : Editions de Minuit, 2008, Cité p 149.

Dans le document Ghosts (Page 45-54)

transformations d’apparence et d’identité. Il en résulte une œuvre où la lisibilité ardue des images questionne si ce qui est montré, exposé est le négatif ou effectivement bien le positif.

En effet, les images déformées possèdent ce caractère qui renvoie à l’étrange. Les images sont difficiles à appréhender, on se perd rapidement dans ce jeu de lignes

complexes et pour beaucoup imperceptibles. Alors que l’image d’origine n’est pas donnée à la compréhension, le spectateur se voit pris dans le labyrinthe de ces entrelacs que sont les masques. Les visages comme les lieux sont empiétés, pris en otage sous cet amas de fils. L’incompréhension suscitée rejoint ce que Freud appelait l’inquiétante étrangeté, quand ce que nous voyons ne nous fait pas accéder à une compréhension immédiate alors que nous distinguons des éléments que nous sommes susceptibles de reconnaître : « L'inquiétante étrangeté sera cette sorte de l'effrayant qui se rattache aux choses

connues depuis longtemps, et de tout temps familières.40 » Il s’agit d’un état d’inconfort qui

oppose le fait de connaître à cette curiosité de quelque chose qui ne nous rappelle rien. Ces images en sont un exemple pur. Parce que le cliché, facilement identifiable, a été « vandalisé » pour qu’il ne le soit plus, l’œuvre amène le spectateur à se confronter à des images d’un style nouveau en proposant ces fantômes, nous montrant leur nouvelle vie dans le monde de l’onirique et du fantastique. Et donc hors de notre réalité.

« L’étrangement familier crée (…) une réalisation de l’imaginaire, une extension du réel au delà de ses limites ordinaires.41 » Freud nous le dit ici: le recours est alors permis à

l’imaginaire par cet effet d’inquiétante étrangeté, par cette difficulté de « voir ». Problème de perception, difficulté de raisonner devant ces différents clichés habités qui ne se

laissent voir que couverts de leur masque, vêtus, déguisés non-identifiables. De plus, il va sans dire que la solarisation et la « noirceur » omniprésentes dans la première série procurent un sentiment inconfortable, renforcent cette idée de monde onirique, d’étrange. Elles ont jeté leur voile sur la plus grande partie, et laissent planer le mystère autour d’elles. Qui sont ces personnages, ces lieux ? Que nous disent-ils ? Les photos

40 Freud, Sigmund. « L’inquiétante étrangeté » dans Essais de psychanalyse appliquée. Paris :

Gallimard, Idées, 1976. Cité. p. 165.

41 Freud, Sigmund. In Ancet, Pierre. Phénoménologie des corps monstrueux. Paris : Puf, Science,

paraissent à la limite de l’informe, entourées de ce halo qui empêche une lecture directe, facile. Le spectateur doit se concentrer pour « voir ». L’image se présente comme un tout, personnages et masques entremêlés, traces et empreintes, positif et négatif, et interroge à la fois sur le processus et sur la lecture. Intrigué, le spectateur peut aller d’une image à l’autre, pour appréhender les différents fantômes, et sentir cet univers fantastique.

« La fantasmagorie est étymologiquement l’ “art de faire parler les fantômes“.42 »

Ou encore l’art de faire parler les morts, voire l’art de parler au-delà de la mort à ceux qui survivent. L’instant en question n’est plus. Il est mort. Il est devenu autre. Il est passé dans un monde métaphorique, passé et présent confondus. Le masque est venu apposer son empreinte sur l’image et l’a délivrée, lui a ouvert une nouvelle porte. C’est le proche et le lointain réunis. La question de l’aura. « Qu’est ce à dire que l’aura ? Un étrange tissu d’espace et de temps : l’apparition unique d’un lointain, aussi proche soit-il.43 » Walter

Benjamin nous soutient qu’un instant précis, la vue d’un paysage, et les sentiments qui s’y rattachent, ne sont pas reproductibles ; que c’est donc cette impossibilité de la

reproduction qui fait la spécificité de l’œuvre d’art. Ici, par l’empreinte, le contact du cliché original avec les masques, j’ai donné cette impossibilité de reproduction à mes œuvres. Oui, la photographie passe par la reproduction technique, mais en rajoutant la matière textile, j’ai annihilé cet effet. L’aura telle que décrite par Walter Benjamin est présente dans l’œuvre et par l’œuvre. Elle réunit lointain et présent ; c’est même son but et son processus. Mais surtout, elle en devient unique. S’il en va de soi pour le tulle intégré par évidement, le masque intégré par empreinte pourrait questionner il est vrai : pourquoi ne serait-il pas reproductible ? Cependant, la solarisation, cette toute dernière étape du processus est une technique instable, et la reproductibilité du tirage n’est pas acquise. Didi Hubeman, quant à lui, nous parle de l’importance du contact, que c’est par lui que l’aura est toujours possible.

Voilà peut être ce que Walter Benjamin n’a pas su voir dans son fameux texte sur la reproductibilité des images : que l’élément du contact

42 Clair, Jean. Hubris : La fabrique du monstre dans l’art moderne : Homoncules, Géants et Acéphales.

Paris : Gallimard, Coll. Connaissance de l’inconscient, 2012. Cité p.147.

demeure une garantie d’unicité, d’authenticité et de pouvoir -donc d’aura- par delà sa reproduction même. 44

Cette empreinte, ce contact présent dans les deux méthodes d’insertion, est une garantie de cette aura, qui se lit, se vit et finalement qui donne à penser que c’est « l’image qui lève les yeux sur nous.45 » Qu’elle nous divulgue son savoir, son secret.

Auratique(…)serait l’objet dont l’apparition déploie, au-delà de sa propre visibilité, ce que nous devons nommer ses images, ses images en

constellations ou en nuages, qui s’imposent à nous comme autant de figures associées, surgissant, s’approchant et s’éloignant pour en poétiser, en ouvrager, en ouvrir l’aspect autant que la signification, pour en faire une œuvre de l’inconscient. Et la mémoire bien sûr sera au temps linéaire ce que la visualité auratique est à la visibilité “ objective “: c’est-à- dire que tous les temps y seront tressés, joués et déjoués, contredits et surdimensionnés. 46

Didi-Huberman nous dit ici que cette image non reproductible est à la frontière du temps. En elle, les temporalités existent toutes. L’image se dresse face au continuum,

anachronique. Comme ces images mortes puis revenues à la vie et qui survivent autrement. Cette notion de survivance est hors du temps, parce que tout le temps

présente mais renvoyant à d’autres époques. Edgar Wind rapporté ici par Didi Huberman47

nous la définit :

Lorsque nous parlons de la « survivance » de l’Antiquité » nous entendons par là que les symboles créés par les Anciens ont continué

44 Didi-Huberman, Georges. La ressemblance par contact : archéologie, anachronisme et modernité de

l’empreinte. Paris : Editions de Minuit, 2008. Cité p. 72-73.

45 Ibid. Cité p.80

46 Didi-Huberman, Georges. Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Paris : Editions de Minuit, 1992.

Cité p.105.

47 Didi Huberman, Georges. L’image survivante ; Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby

d’exercer leur pouvoir sur des générations successives. (…) » Et Wind d’indiquer que la survivance suppose tout un ensemble d’opérations où jouent de concert l’oubli, la transformation de sens, la retrouvaille inopinée, etc…

La survivance est donc selon Wind cette capacité à exister au-delà du temps de son époque, comme ici de l’Antiquité, pour palier à l’oubli. La survivance est un embrouillage des temps, parce que présente partout à la fois. Ici, Il y a donc le passé, le Host (le cliché en son entier qui accueille), le présent, le Guest (le masque mortuaire qui se crée aussi à un instant précis, prend forme, s’esquisse, se brode, se vit et s’invite sur l’image. Et enfin l’adjonction des deux avec tout ce qui est caché plus ses lignes, ses courbes qui relient les deux temps tout en les reniant pour ne se concentrer que sur sa survivance ; mêlant présent au passé renié, absous et anachronique pour nous offrir un fantôme, telle une renaissance.

« Parce qu’elle est tissée de longues durées et de moments critiques, de latences sans âges et de brutales résurgences, la survivance finit par anachroniser l’histoire. Avec elle, en effet, s’effrite toute notion chronologique de la durée.48 » La survivance parce

qu’elle est issue d’un passé oublié, pour ressurgir à un moment propice, unique se trouve donc sans attaches avec l’histoire. Didi Huberman nous en parle ainsi, elle ne suit pas l’histoire, elle s’en détache par sa capacité à réapparaitre. Les images passent d’archives affectives à fantômes. Initialement référencées à leur date et leur emplacement, les œuvres se retrouvent dans un entre-deux. Elles n’ont plus vraiment de temporalité. De clichés, les images deviennent œuvres, qui, au terme de ce processus visuel comme introspectif, se retrouvent délivrées de ces questions affectives et temporelles. Elles existent pour et par elles-mêmes, authentiques, uniques. Elles sont la mort et la vie à la fois, retour sur soi comme la volonté de s’en défaire. Paradoxales, elles réunissent

plusieurs entités, plusieurs concepts qui se jouent les uns des autres. C’est ce qui fait leur complexité mais qui leur donne aussi une âme. Ce sont des photographies, originellement, et aussi des sentiments. Une nostalgie mais aussi l’envie de se défaire de ce passé.

Est-ce cela la photographie aujourd’hui ? L’envie d’avancer dans la sphère de l’art, d’exister en tant qu’art (car depuis sa création, le médium a des relations mitigées avec ce

domaine), en essayant de se débarrasser du poids de son passé, de son discours, de sa véracité ? Tout en tenant tête à la numérisation absolue, où tout est happé par

l’ordinateur, reproductible à l’infini, sans contrôle et envahissant. Ici, l’œuvre se veut sensible, touchante, mais aussi inquiétante, angoissante même. L’œuvre survit, ou du moins essaye, dans ce monde alentour oppressant d’images. Elle se veut une sorte de réponse à la question sur la raison d’être de la photographie aujourd’hui mais aussi une sorte d’hommage au passé, celui de la photographie argentique, et aussi le mien.

Conclusion

L’image originelle se trouve dans ce travail, sacrifiée, scarifiée pour qu’une nouvelle réalité surgisse. L’apparition de ce ghost, de cette esthétique particulière qui transcende le

souvenir, fait de ce travail un immense rite funéraire à tous ces instants passés dans une vie antérieure.

Mon approche a été de renouer avec le côté traditionnel de la photographie en utilisant le médium argentique, en travaillant d’après des images de mon propre vécu tout en

essayant de le renier, de faire évoluer le côté personnel et affectif relié à ces images. En élaborant un protocole de développement photographique, j’ai voulu donner à ces photos un hommage : hommage à ces instants passés, aux sujets de ces photographies, en les amenant dans le monde de l’art, tout en leur disant un dernier au-revoir. Par le jeu de soustraction, par la destruction de la réalité photographique, les images acquièrent l’aura propre à l’œuvre d’art tout en étant délivrées de cette attache particulière au continuum temps. De la prise photographique machinale et compulsive comme base du souvenir à l’altération par l’ornementation des photographies au travers des différents masques confectionnés, l’image s’est trouvée transformée dans mon travail pour échapper au temps qui passe, pour devenir une œuvre à part entière. Les différents masques en broderie, créés par et pour l’altération de l’image, s’insèrent par empreinte et par

évidement afin se fondre dans la photographie, fusionner avec elle et déjouer le temps, en faisant apparaître ce « ghost », mélange de cet attachement au passé et d’une nouvelle réalité. Le cliché devient œuvre au terme de ce processus ; il est une des nouvelles voies possibles de la photographie actuelle, alors que cette dernière cherche à se sortir de sa liaison trop étroite avec la réalité.

« La photographie doit se libérer de ce carcan de réel. La photographie ne dit pas le vrai, elle fait croire au vrai. 49»

Les diverses manipulations que l’on peut opérer sur une photographie, en numérique comme en argentique, répondent à ce besoin de dévoiler des images « hors-normes ».

L’image photographique devient hybride. Elle vient se mélanger à d’autres medias, d’autres méthodes pour proposer une version de réel.

“En supprimant la vérité, nous atteindrions les images. »50Que ce soit à la main ou par

ordinateur, les diverses interventions sont autant d’altération comme de nouvelles

propositions, de nouvelles possibilités de notre quotidien en contraste total avec ce qui fut autrefois la photographie. Sommes-nous rentrés dans le monde de la post photographie ?

50 Marzo, Jorge Luis. 2014. « Supprimez les images » dans Camouflages, Joan Fontcuberta. [en ligne].

Paris : Maison Européenne de la photographie.

Bibliographie

Dans le document Ghosts (Page 45-54)

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