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Texte intégral

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Ghosts

Mémoire

Alexia Roch

Maîtrise en arts visuels

Maître ès arts (M. A.)

Québec, Canada

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Résumé

La photographie argentique est receleuse de traces et de mémoire. C’est dans cette optique que j’ai travaillé avec des clichés de mon passé et que j’ai choisi de les altérer afin de les décharger de leur cette charge affective et de cette notion de passé qui leur étaient reliées. Comme dans un rite funéraire, je crée des masques mortuaires pour chacune des mes photographies en utilisant tulle et broderie, pour ensuite insérer le masque selon différents moyens : par empreinte superposée à la photo et par ajout concret sur une forme découpée. Le masque apparaît alors sur l’image. Il se confond dans les traits et les détails de cette dernière et y fait apparaître un fantôme ; forme fantasmagorique qui fait état de survivance, entre le passé et le présent. La nature intrinsèque du cliché est changée, elle n’est plus trace d’un passé et le cliché passe d’image à œuvre.

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Table des matières

Résumé

III

Table des matières

V

Liste des figures

VII

Remerciements

IX

Avant propos

XI

Introduction

1

Chapitre 1 : Photographie

3

1.1. Photographie et mémoire personnelle

3

1.2. L’impossibilité du Temps en photographie

8

Chapitre 2 : Altération

11

2.1. La nécessité de l’altération

11

2.2. Création des masques

12

2.2.1. Le recours à la monstruosité 16

2.2.2. L’ornementation dans le masque 18

Chapitre 3 : Insertion et apparition

23

3.1. Apparition du fantôme

23

3.2. Insertion dans la photographie

24

3.2.1. L’insertion par empreinte 24

3.2.2. L’insertion par évidement 29

3.3. L’inquiétante étrangeté et l’aura du ghost

34

Conclusion

41

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Liste des figures

1-Maurizio Anzeri. Yvonne. Broderie sur impression. 25x19,5 cm. 2011 p.13 2-Maurizio Anzeri. Yvonne. Broderie sur impression. 25x15,5cm. 2011 p.13 3-Hilton III. Photographie argentique. 28x35 cm. 2013 p.20 4-Bresse I. Photogrpahie argentique. 21x27cm. 2013 p.21 5-Melissa Zexter. Schoolgirls. Impression, fil. 50,8x60,96 cm. 2013 p.21 6-Lyon I. Photographie argentique. 12x20cm. 2014 p.27 7-Hilton I. Photographie argentique. 12x20cm. 2014 p.28 8-Vue d’exposition Ghosts. Galerie Visual Voice, Montréal. 2014 p.30

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Remerciements

Je tiens à remercier Nicole Malenfant qui dirigea mes études et m’apporta son appui durant ces recherches.

Ainsi que la galerie Visual Voice et Bettina Forget sans qui cette exposition n’aurait pas été possible.

Et enfin, je tiens à remercier Antoine Lortie et Anne Joëlle Roch pour leur soutien, leur patience et leur investissement.

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Avant propos

Partir et mieux se départir. Faire des choix qui en impliquent d’autres. Se dépayser pour mieux se retrouver. Au départ, il y a un voyage, des découvertes, tant de nouveautés qu’elles entrainent un sentiment de perte de tout le reste et demandent une nouvelle construction ou une reconstruction de soi. Il est important de mentionner que cette maîtrise s’est effectuée loin de mes repères habituels en France. Loin de chez moi, je ne pouvais que me questionner sur ce que j’avais perdu, sur ce qui me restait là-bas et sur ce que j’avais emporté avec moi. Les souvenirs étaient la seule voie pour me ramener vers mes proches, pour vivre et revivre encore avec eux. Mais ici, je n’ai plus le contexte, les objets ni les lieux qui puissent être les moteurs de ces projections. Partagée entre deux cultures, deux pays donc, d’autres nouveautés sont également apparues ; comme passer d’une formation technique à un milieu théorique en arts visuels. Au travers de tout ceci, je ne pouvais que proposer un travail hybride, entre l’avant et le maintenant, entre ce qu’il me restait et ce que je pouvais faire avec. Entre ces clichés que j’avais pris

compulsivement et leur signification. L’altération des photographies s’est donc vite imposée au gré des expérimentations. Rajoutons à cela la transformation que subit la photographie depuis quelques années. La disparition de la photographie argentique au profit du numérique « change fondamentalement l’acte de la prise photographique. 1» Une

autre perte est à considérer. Les images ici permettent de dire au-revoir ; non pas pour oublier mais pour officialiser leur inadéquation avec cette nouvelle vie. Détruire pour mieux survivre.

« There can be no image that is not about destruction and survival, and this is especially the case in the image of ruin. We might even say that the image of ruin tells us what is true of every image: that it bears witness to the enigmatic relation between death and survival, loss and life,

destruction and preservation, mourning and memory. 2

1 Béchet, Jean Christophe In Regarder Voir : Où s’arrête la photographie ? Brigitte Patient. France

Inter, 2013

2 Cadava, Eduardo. "Lapsus Imaginis: The Image In Ruins(*)." October 96 (2001): 35. Academic Search Complete. En ligne. Consulté le 18 Mar. 2014

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Introduction

« Where artists do still wield cameras, there’s certainly a sense that merely taking photography is no longer enough, with the artist’s hand continually intervening to go beyond the traditional image and photography taking a materialist turn’ (…) to create a fresh tensions between image and object. Art photography is not dead but it is being hybridized.3 »

La photographie arrive dans certains cas à une sorte d’impossibilité. Elle capture la réalité, sans nous restituer tout à fait le vécu, l’instant. Elle se situe souvent dans un entre-deux, entre le passé et le présent, entre le souvenir et l’oubli. C’est dans cet espace qu’il convient de se questionner. Subissant moi-même ce fossé avec mes différentes vies, différentes pratiques, ces deux approches se conjuguent en moi mais laissent aussi un horizon, infra-mince, sorte d’entre deux dans lequel je me partage, je subis

alternativement l’écart entre ces deux mondes. Les souvenirs, mes souvenirs, ceux de chacun des deux côtés de cet océan, me ramènent alternativement à l’une comme à l’autre de ces réalités. Il faut alors trouver des solutions, des voies pour que la

photographie devienne autre chose, non plus juste un témoignage, mais un hommage à ce passé, afin de lui donner une autre forme, transcender son esthétique pour arriver à une nouvelle réalité.

Photographie et mémoire sont pour moi intrinsèquement liées. Mes photographies sont pour moi des actes de mémoire. Traces, souvenirs, et bien plus encore, l’image originelle issue de mon quotidien, est gardienne de parties de ma vie. Elle se donne comme la base du projet tout comme la surface du souvenir à oublier, à laisser derrière soi.

Suivant la piste de l’hybridation, j’ai trouvé par l’ornementation une voie possible… un masque funéraire créé pour chacune d’entre elles… Altérer mes photographies pour enlever cette mimésis qui me dérangeait, pour soustraire la photographie au temps. Une ornementation textile qui insuffle une nouvelle vie à ces photographies ainsi qu’une

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nouvelle réalité, pour qu’elles ne soient plus ces témoins du passé, mais les porteuses d’une mémoire voilée.

Voilée, car en effet, le masque pose son empreinte sur le cliché. Il annihile des bribes de réalité. Fin de mon rite d’adieu, l’insertion fait apparaitre une esthétique particulière, sorte de fantôme, parce que l’image appartient avant tout au passé mais se donne comme hors du temps, puisqu’une fois altérée elle n’est plus tout à fait ce passé. Une image hybridée par différentes pratiques, et dans laquelle se retrouvent entremêlés le temps et l’espace.

Le fruit de ce travail est cet hommage à l’écart, à l’incohérence des temps qui m’empêche d’être des deux côtés à la fois ; et aussi un hommage au souvenir des instants passés, aimés et chéris dans une vie antérieure. D’une vie à l’autre, d’un continent à un autre, d’une pratique à l’autre ; soustraire ces images d’instants vécus au continuum temps tout en leur rendant hommage, leur dire au-revoir tout en les transformant en œuvres.

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Chapitre 1 : Photographie

1.1. Photographie et mémoire personnelle

« J’ai la mémoire de toutes mes photos, elles forment le tissu de ma vie… 4».

En tant que photographe, j’accorde une importance particulière à l’instant, à ce présent qui me surprend et qui me donne envie de le faire passer à la postérité par une photographie. Ce réel fait de toutes choses qui nous entourent, ce tissu sensible qui enrobe la vie de tous les jours dans une continuité ineffable, est ainsi appelé à être tronqué en photographie, cette dernière restituant un petit bout de vécu, de réalité

capturée à un instant donné. La vie, ma vie, est faite de ces multiples instants. Et, comme l’a dit Walter Benjamin, mon seul rôle a été celui du chirurgien qui vient découper dans ce grand corps céleste pour n’en extraire que ce qui me paraissait l’essentiel, la substance du vécu.5

« Faire de l’expérience vécue une proie pour l’objectif.6 » Comme Walter Benjamin

nous le dit mon expérience est à la base de mes photographies. Ces dernières ont toutes été découpées dans le tissu du réel, ce tissu qui enveloppe toutes choses, ce continuum perpétuel de la vie qui dessine, au gré de moments clés d’instants décisifs, des jeux de lumières différents selon le déroulement des différentes saisons, des heures de la journée, mais également enrichis, transcendés, par une vie, une identité. Alors que le temps chronologique rythme la vie du commun des mortels, en tant que photographe je

4 Ronis, Willy. Ce jour là… St Amand Montrond : Mercure de France, Coll. Folio, 2011. Cité p. 146

5 Benjamin, Walter. . L’œuvre d’art à l’époque de la reproductibilité technique. Paris : Editions Allia,

2012. Cité p. 68

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subis le tempérament de la lumière, de ses différents spectres qui m’amènent et me conduisent à prendre ces différents clichés. Simultanément à ce chrono météorologique, entrent aussi en compte une part d’émotion, un ensemble de circonstances, une attitude envers l’instant ; le moment de la photo où interagissent un ou plusieurs sentiments qui porteront l’envie, le désir plus fort que tout d’appuyer sur le déclencheur. Comme Robert Doisneau l’exprime si bien : « la photo pour moi, ç’a été ce moment de bonheur, on est dilaté devant ce qui vous entre par les yeux, on veut le conserver.7 »

Il convient tout d’abord de définir ce qu’est la photographie. Le mot désigne autant le procédé que la pratique. En grec, photographie signifie écriture de la lumière (du préfixe photo = lumière et du suffixe graphie = écriture). Cette étymologie a son importance : par la lumière vient se graver sur une surface sensible des traits, des formes qui sont autant de visages, de paysages. Ce que nous obtenons alors est une véritable empreinte du réel. Capter des instants de réalité revient à les transcrire sur un support. Ils s’impriment d’eux même par le biais du procédé photographique. Cette notion de trace, d’empreinte joue un rôle essentiel. À la lecture de ces traces, c’est une archéologie du passé qui se donne à lire.

Le critique Roland Barthes a beaucoup réfléchi sur la photographie. Pour lui, elle n’est que passé. Elle ne révèle qu’un instant, déjà révolu au moment même où la photographie est prise. Elle atteste de ce qui s’est passé, le « ça a été » étant en quelque sorte son emblème selon Barthes. De fait, on parle de quelque chose qui n’est plus, mais qui se conjugue à l‘infini dans les limbes d’une mémoire. Pour lui, la photographie est même synonyme de mort. En devenant spectre sur la pellicule, chacun vit comme « une micro expérience de la mort.8 »

7 Doisneau, Robert. In Cazenave, Agnès. 1994. « Doisneau, la fin d’un monde », La Vie. [En ligne].

N°2537. < http://www.lavie.fr/archives/1994/04/14/doisneau-la-fin-d- un-monde,1026803.php> (Consulté le 12 avril 2013).

8 Barthes, Roland. La chambre claire : note sur la photographie. Paris : Gallimard, Cahiers du cinéma,

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Cependant, Barthes venait d’une époque déjà elle aussi révolue. Le critique et son livre, La chambre claire, appartiennent en effet au siècle passé. Force est de constater que l’évolution technique a rendu caduque cette conception de la photographie. Avec l’avènement de la photographie numérique cette notion de traces n’existe plus. On a maintenant affaire à un système d’équations, de données, de formules mathématiques obscures qui sont autant de différentes reproductions du réel. C’est pourquoi, je choisis d’opérer avec la photographie argentique, car cette dimension de traces, de réel capturé, imprimé, présent sur la photographie, est dominante dans mon travail. Les nouvelles technologies ont tout à fait dépassé les méthodes dites artisanales de la photographie argentique ; il est donc intéressant de remarquer que, à l’heure où j’explore la sensation de passé, de nostalgie, de souvenir en photographie, le médium de la photographie argentique est lui-même en devenir d’être relégué au passé.

Mes photos sont les témoins d’instants aussi divers, aussi courts les uns que les autres. Leur seul véritable point commun est la passion qui a animé leur prise, la volonté de possession de cet instant précis, l’expérience que l’on veut éternité. Prendre une photographie est ici une façon de se souvenir. C’est une action de mémoire. Les photographies sont un peu comme des archives affectives. Un point de repère, un pic ancré qui permet de ne pas totalement oublier, une surface qui sert à se remémorer. Garder et agrémenter ces images joue le même rôle qu’une bibliothèque au sens large du terme sur une courbe espace-temps. Même dans la pratique, chaque image est un négatif qui côtoie les autres instants capturés cette même journée, cette même semaine… Les négatifs sont référencés (date, jour etc.). Chaque image se range à une place, un endroit précis ; pour ne pas oublier, emmêler ; pour pouvoir retrouver plus facilement ; mais aussi pour se remémorer. La conception de la mémoire de Walter Benjamin est décrite ici par Didi-Huberman et se donne comme une sorte de fouille archéologique, où l’objet trouvé est toujours référencé au lieu où on l’a découvert :

Walter Benjamin comprenait la mémoire non pas comme la possession du remémoré– un avoir, une collection de choses passées–, mais comme une approximation toujours dialectique du rapport des choses passées à leur lieu, c’est-à-dire comme l’approximation même de leur avoir-lieu. Décomposant le mot allemand du souvenir, Erinnerung, Benjamin dialectisait alors la particule er – marque d’un état naissant ou

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d’une arrivée au début– avec l’idée de l’inner, c’est dire de l’intérieur, du dedans profond. Il en déduisait (…) une conception de la mémoire comme activité de fouille archéologique, où le lieu des objets découverts nous parle autant que les objets eux-mêmes. 9

Les différentes photographies sont une accumulation de traces, traces de ce passé qui n’est plus. Comme un journal intime de ces différents instants d’autrefois, immortalisés par la prise compulsive des photographies, je range, je garde, me constituant un musée des instants de ma vie.

Chaque cliché deviendra le cœur d’un souvenir, un support sur lequel me projeter pour retrouver un peu de cet autrefois. Mais toutes ne seront pas utilisées pour le projet. Il va falloir choisir, garder et rejeter. Les photographies avec lesquelles j’ai décidé de

travailler, d’ornementer, sont des photographies « fortes » pour moi, qui me parlent, qui possède une densité nostalgique, tant par le contexte que ce qui est présent. Le choix est indéniable, je ne travaille qu’avec ce qui me touche émotionnellement, ce qui est capable de me projeter, de me ramener des bribes de ce passé, de cet autre quotidien. Je dis autre en raison de mon déplacement de France au Québec dans le cadre de mes études, me faisant opérer un changement de vie radical. Ces photographies sont donc, en grande partie, celles de cet « avant » en France. En outre, c’est grâce à la distance émotionnelle et affective avec le moment de la prise de photo que je peux les retravailler en les

modifiant et ainsi m’en détacher. En effet, la distance face au « choc » qui a initialement généré la prise de la photographie permet de se remettre de ce choc pour enfin

comprendre le cliché :

« The camera gives the moment a « posthumous shock ». In linking the experience of shock to the structure of delay built into the photographic event, he (Walter Benjamin) suggests what for him is the latency of experience ; namely the distance between an event and our experience or understanding of it.10

9 Didi-Huberman, Georges. Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Paris : Editions de Minuit, 1992.

Cité p.130

10 Cadava, Eduardo. Octobre 2001"Lapsus Imaginis: The Image In Ruins(*)." dans Academic Search

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http://web.b.ebscohost.com.acces.bibl.ulaval.ca/ehost/detail?sid=574ada9b-En effet, une photographie prise la veille me serait impossible à dénaturer, parce que trop proche de moi dans le souvenir, dans les gestes et dans le temps. Mon travail ayant pour but de me délester de la charge émotive, et d’exprimer un ultime au-revoir, je choisis des photographies prises pour la plupart il y un an ou plus. En effet, je ne suis prête à cet au-revoir que pour un passé plus lointain, et surtout qui se démarque de mon quotidien actuel. Travailler sur l’image d’un lieu ou d’une personne que je vois tous les jours serait hautement perturbateur, dans le sens où je ne voudrais, ni ne pourrais déjà lui « dire au-revoir ». C’est donc à ce moment que la conception de « l’avoir-lieu » de Walter Benjamin citéé plus haut, prend une autre dimension. Cette conception se retrouve notamment dans mon travail avec le titre des œuvres, chacune correspondant au lieu où elle a été prise. Ainsi une fois la transformation complétée, le titre de l’œuvre restera le seul indice pour me souvenir ; le chemin de lieu à temps qu’il me faudra parcourir pour me remémorer.

Ces photographies d’un ailleurs sont donc la voie vers ma mémoire. La photographie reste comme dans la citation qui suit. Patrick Vauday évoque :

L’image est un reste, étymologiquement, du latin restare et stare, ce qui s’arrête, demeure, et tient debout : arrêt devant quelque chose qui retient l’intérêt et force le regard, trace qui demeure fidèle à l’événement de cette rencontre, monument dressé à la verticale du temps. 11

Comme des vestiges, mes photographies demeurent un passage à emprunter pour faire un retour vers moi-même, mes origines. Pour retrouver au mieux ce passé, pour le reconstruire… La réminiscence est ici activée entre autres grâce à l’effet du punctum

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que nous décrit Barthes comme un appel qui excite et questionne plus loin que le simple cliché. « Le punctum est un peu comme une sorte de hors champs subtil comme si l’image lançait le désir au delà de ce qu’elle donne à voir.12 » Le punctum, c’est cette piqure que

provoque en nous une photo. Cet élément saisissant, qui, tel une longue pique que l’on vient de nous lancer en plein cœur, vibre et permet de remonter jusqu’à la mémoire. Ce punctum est capable, en nous atteignant, de nous faire revivre l’instant, de ramener en nous un souvenir très clair, limpide de réalité. Par le jeu de la mémoire volontaire qui nous démontre ses réseaux et ses associations, je suis capable de faire émerger le souvenir. Ce punctum est le signal du chemin à emprunter puisque je suis touchée, puisque mes plaies sont à vif. Le labyrinthe du temps peut ainsi se parcourir. Barthes voyait dans le punctum l’inadéquation avec le temps qui passe. « Le punctum n’est pas seulement le détail. C’est le Temps, c’est l’emphase déchirante du noème “ça-a-été”, sa représentation pure.13 »

1.2. L’impossibilité du Temps en photographie

Mais le Temps, voilà le problème qui s’impose à nous. Car le cliché originel en tant que tel ne fait que souligner encore plus que le temps passe, qui file toujours plus loin et nous échappe. La photo nous démontre son incessante course et nous rappelle cette emprise du temps sur nous. Ce simili-passé qu’est la photographie ne se conjugue pas totalement dans mon présent. C’est d’ailleurs ce que précise Eduardo Cavada : « But what we call time is precisely the image’s inability to coincide with itself.14 » Bref et momentané,

tel est le souvenir évoqué par la photographie. Ancré dans le passé, il ne peut venir se

12 Barthes, Roland. La chambre claire : note sur la photographie. Paris : Gallimard, Cahiers du cinéma,

1980. Cité p. 93

13 Ibid. Cité p. 148

14 Cadava, Eduardo. Octobre 2001"Lapsus Imaginis: The Image In Ruins(*)." dans Academic Search

Complete. [En ligne]. N. 96 < http://web.b.ebscohost.com.acces.bibl.ulaval.ca/ehost/detail?sid=574ada9b-

8c1e-4712-8432-c17dc8a26696%40sessionmgr115&vid=1&hid=114&bdata=JnNpdGU9ZWhvc3QtbGl2ZQ%3d%3d#db=aft&A N=504934936> (Consulté le 10 Mar. 2014)

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déployer totalement, ni me donner une vraie reviviscence de l’instant, dans l’atmosphère et le contexte du moment avec tout ce qui l’entourait.

C’est que le bonheur que j’éprouvais ne venait pas d’une tension purement subjective des nerfs qui nous isole du passé, mais au contraire d’un élargissement de mon esprit en qui se reformait, s’actualisait ce passé, et me donnait, mais hélas ! momentanément, une valeur d’éternité. J’aurais voulu léguer celle-ci à ceux que j’aurais pu enrichir de mon trésor. 15

Dans cette citation, Marcel Proust nous parle de cet état que procure le souvenir, mais également de son caractère bref et succinct. On sent dans la citation ci-dessus ce sentiment que le souvenir se perd, s’échappe et refait surface. La reviviscence dont il nous parle est le fait de revivre pleinement un instant, un moment précis, dans le présent, lorsque les deux temporalités, présent et passé, peuvent parfaitement se juxtaposer. On l’expérimente par exemple dans le cas du souvenir involontaire tel que Proust l’a si bien décrit. Francis Ponge nous parle très bien de ce paradoxe de la photographie. Après le décès de son père, il ne supportait plus de voir les photographies de ce dernier :

C’était parce que cela ne me paraissait correspondre à rien de réel. À ce propos, il me semble qu'il ne serait pas mal de continuer à photographier après la mort, de photographier le cadavre

proprement dit, de photographier la suite. Ce n'est pas très drôle, il y a un mauvais moment, le moment de la décomposition, mais après cela il y a un petit long moment, quand les vers se chargent de nettoyer tout très bien, et ensuite cette image : quand les os sont dans la boîte, bien propres, il ne me semble pas que ce soit une image intolérable. Pour moi, je la juge beaucoup plus rassurante, pour l'esprit de celui qui la regarde, qu'une ancienne photographie. Cela, c'est vrai, et n'est pas intolérable. 16

La photo en effet reste figée, prise à un moment donné, elle est fixée dans le temps et elle a également figé le temps, telle une empreinte de l’instant, comme un masque mortuaire

15 Proust, Marcel. Le Temps retrouvé. Paris, Gallimard folio, 1989. Cité p. 179

16 Francis Ponge, Tentative orale, in Le Grand Recueil, Méthodes, Paris, Gallimard, 1961. Cité p.

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de ce moment. A l’instant même de l’action de photographier, la photographie est un déjà-passé, non-encore dévoilé, mais déjà témoin d’un moment révolu. Comme dans un futur présent, elle ne sera non plus vraiment ce passé qu’elle évoque, la photographie se situe dans un espace-temps dichotomique ne pouvant nous rejoindre tout à fait dans le présent pour se révéler. Serge Tisseron en parle ici de cette impossibilité à retrouver le passé en photographie. «L’image photographique est signe et référence à un passé devenu

inaccessible.17 »

Toujours dans un imparfait-passé, le temps ne cesse de se dérober sous mes pieds, la photographie pure n’est que la surface aride qui ne peut plus coïncider avec les variations auxquelles je suis soumise, avec celles que le temps fait subir à mon souvenir, à ce qu’il impose à mon autre vie en France, qui n’est plus vraiment d’actualité depuis que je vis maintenant ici au Québec.

« The image testifies not only to its own impossibility but also to the disappearance and destruction of testimony and memory (…). If the past is experienced in terms of loss and ruin, it is because it can never be recovered.18 »

17 Serge Tisseron, Le mystère de la Chambre Claire: photographie et inconscient. Paris: Flammarion,

2008. Cité p.165

18 Cadava, Eduardo. Octobre 2001"Lapsus Imaginis: The Image In Ruins(*)." dans Academic Search

Complete. [En ligne]. N. 96 < http://web.b.ebscohost.com.acces.bibl.ulaval.ca/ehost/detail?sid=574ada9b-

8c1e-4712-8432-c17dc8a26696%40sessionmgr115&vid=1&hid=114&bdata=JnNpdGU9ZWhvc3QtbGl2ZQ%3d%3d#db=aft&A N=504934936> (Consulté le 10 Mar. 2014)

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Chapitre 2 : Altération

2.1. La nécessité de l’altération

Ainsi je ne suis plus, cette personne de là-bas, d’autrefois. Et afin de pouvoir avancer, il faut me délester de la charge affective que j’entretiens avec ces photos et la faire évoluer. Moi aussi, il me faut grandir, aller vers l’avenir. Anéantir le passé, lui dire définitivement au-revoir.

Pour ce faire, je choisis l’altération. C‘est une manière de nier la photographie en elle-même, de lui arracher son rôle de témoin, de détruire sa fonction d’être et son adhérence au passé. L’altération c’est avant tout effacer la ressemblance, la véracité. Le but de mes photographies est de ne plus être indexicales. Selon Barthes l’indexicalité « pointe un certain vis à vis19 », la réalité, la vérité. Or la photo tronquée, découpée

redevient juste une image qui ne doit donc plus partager exactement les mêmes éléments avec l’instant de la photographie d’alors. « The process of cutting, pasting and layering (…) images creates yet another juxtaposition : that of contemporary reality with a distant, magical past.20 » Dans cette citation, Laura Allsop nous parle de la possibilité de cet

entremêlement des temps dans la photographie abîmée. L’image détériorée n’est plus que le simulacre d’un souvenir, d’un passé. Elle peut alors devenir autre chose. Mais alors que l’altération me permet de me détacher de la photo pure, de mon passé et des instants qui y sont liés, je décide de les endommager en les sublimant ; de leur rendre un dernier hommage. L’altération se donnera donc comme élogieuse. La mort par l’hommage. Je vois mon intervention comme un rite funéraire. La nouvelle vie comme la mort de ces photographies ; j’envisage la mort de ces photographies pour leur donner accès à une

19 Barthes, Roland. La chambre claire : note sur la photographie. Paris : Gallimard, Cahiers du cinéma,

1980. Cité p. 16

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nouvelle réalité. Le cliché a besoin dans mon travail de dépasser son rôle pour devenir œuvre.

Alors que la photographie argentique est déjà considérée par certains penseurs comme une sorte de masque mortuaire21, je choisis de renforcer cette conception en

venant appliquer moi-même ma trace, mon empreinte sur le cliché en créant mon propre masque mortuaire. Dans les traditions funéraires, ce dernier sert à mouler le visage des morts, le mien vient surtout l’ornementer. C’est un véritable masque carnavalesque qui vient cacher et travestir les contours du visage. Il décore, pare et déguise ce qui est dessous. Il sert de paravent à la lecture de l’image, la dévie. Il filtre la lumière de

l’agrandisseur pour changer fondamentalement la nature et l’identité du cliché. Il deviendra œuvre par altération de ce cliché originel.

C’est donc par et pour l’altération que l’exposition peut se concevoir comme les funérailles de chacune de ces images. Les interventions sur les diverses photos sont autant de masques mortuaires destinés à fixer ces instants, ces personnes, ces lieux très précis. Vie et mort liées ensemble. Ou plutôt la mort pour une renaissance.

2.2. Création des masques

Pour exemple, l’artiste Maurizio Anzeri qui ramène ses sujets à la vie. « Anzeri brings the anonymous subjects of his pieces back to life by weaving them into a new story for our modern-day consumption.22 » Il est en effet bien question d’une sorte de

renaissance.

21 Sontag, Susan. La Photographie. Paris : Seuil, 1979. Cité p. 182.

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Maurizio Anzeri Round Midnight Broderie sur impresion 2009

62x45cm

Maurizio Anzeri Yvonne

Broderie sur impression 2011

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Maurizio Anzeri est un artiste d’art actuel qui travaille avec cette altération des images. Il récupère des images dans divers marchés aux puces et autres sources et il les retravaille afin d’en changer l’essence. Son intervention est de venir broder sur la photographie même. L’artiste travaille principalement aves des portraits. Il fait passer ses portraits retravaillés à la postérité, mieux à l’éternité, employant même les appellations de dieux et déesses pour ces sujets. « Anzeri turns ordinary people into works of fiction as though they were god and godesses.23 »

En brodant directement sur ces photographies, l’artiste opère une altération physique sur l’image. Les trous laissés par le passage de l’aiguille témoignent de cet acte d’altération directe. Les personnages sur les photographies sont amenés dans un univers fictionnel. Il explique que son point de départ est généralement l’œil du personnage qu’il entoure et remet en valeur, pour ensuite construire son dessin sur le visage du

personnage. « It’s like a mask-not a mask you put on, but something that grows out of you.24 »

C’est un peu de la même façon que je vois mes masques prendre forme. Masque qui grandit autour et à l’intérieur du personnage pour envahir petit à petit le cliché. Mais alors que Maurizio Anzeri brode son masque sur la photo, les miens sont des confections en broderie sur tulle qui recouvrent les différents clichés. Ils s’imposent, prennent place, cachent, détruisent le passé, l’image, le vécu, pour créer et recréer.

Pour organiser de belles funérailles, il faut avoir aimé ; c’est donc un hommage que l’on vient rendre. Le mien est graphique. Le masque est travaillé en fonction de chaque image avec chaque fois un rapport fond/forme. Il se compose de lignes fortes, qui concentrent et re-soulignent les traits figuratifs des clichés. Le dessin préalable se

compose des formes dites globales. Arabesques, entrelacs, elles se concentrent tout d’abord autour du punctum affectif de l’image, ce qui excite mes sens, mes émotions, comme le dit ici Barthes : « car punctum, c’est aussi piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure - et aussi coup de dés. Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui me point

23 Ibid

(26)

(mais aussi me meurtrit, me poigne).25 » Le punctum est donc directement rattaché au

souvenir. C’est donc par le souvenir que le dessin commence. Comme Bergson le prétend, la somme de nos souvenirs nous accompagne dans tout et dans toutes choses, et c’est par la perception que l’on se souvient:

Nos perceptions sont sans doute imprégnées de souvenirs, et inversement un souvenir, comme nous le montrerons plus loin, ne redevient présent qu’en empruntant le corps de quelque perception où il s’insère. Ces deux actes, perception et souvenir, se pénètrent donc toujours, échangent toujours quelque chose de leurs

substances par un phénomène d’endosmose. 26

Le cliché original est la surface sur laquelle venir projeter ces instants

d’autrefois. C’est une façon d’y replonger tête baissée. Le rapport émotif au cliché et à ce qui s’y trouve refait surface et me permet de revisiter mon passé. C’est le reste de l’image, à entendre comme le contexte, qui va m’envahir. Patrick Vauday nous en parle en

introduction de son livre, La matière des images, où il évoque Stendhal qui, se promenant dans Rome et dans ses anciennes ruines, fait renaître en esprit la Rome d’alors.

Le reste de l’image peut s’entendre au sens de la ruine qui porte à imaginer l’ensemble disparu, ainsi que fait Stendhal dans ses

Promenades dans Rome, moins comme on pourrait s’y attendre, pour en entretenir la nostalgie que pour le faire renaître de ses ruines encore “chaudes” et en célébrer dans le présent la puissance éternelle. 27

Car il est clairement question de mémoire ici. C’est même tout le propos. C’est par la mémoire que l’intervention se fait. Dans cet élan de souvenir pour finalement se

détacher, lorsque la métamorphose sera complète. Chaque image a son histoire, son

25 Barthes, Roland. La chambre claire : note sur la photographie. Paris : Gallimard, Cahiers du cinéma,

1980. Cité p. 48-49.

26 Bergson, Henri. Matière et Mémoire : essai sur la relation du corps à l’esprit. Paris : Presses

Universitaires de France, 1982. Cité p. 60

(27)

contexte. Et le dessin veut faire ressurgir ces émotions. Dans les visages (les portraits sont nombreux), l’attention est souvent donnée à l’œil. Ce dernier recèle énormément, communique avec l’appareil photographique. Il raconte, nous parle. Les formes sont donc souvent amenées à l’entourer, le mettre en valeur, le faire ressortir. Et, petit à petit, les formes s’imposent, laissent l’œil ouvert, recouvrent le nez, soulignent la bouche, la racine des cheveux, s’échappent de ma main et de mon contrôle, redescendent, traversent le cou, se confondent dans les plis des vêtements. Le dessin suit les traits vestimentaires, s’insère dans les éléments du décor, les cache, en rehausse d’autres. Il s’évade. Il est fin, précis. Son but premier est vraiment de mettre en valeur certains éléments essentiels de la photographie au détriment d’autres. C’est un peu comme une sculpture. Je redessine le visage, les lieux, les éléments du cliché. Gaston Bachelard nous dit dans son livre, La

Terre et les Rêveries de la volonté 28que les mains des sculpteurs font « un modelage où

les émotions coulent en quelques manières dans la pâte modelée et donnent des

croissances que le contrôle des formes par la vue réduirait. La monstruosité formelle peut être une vérité dynamique. » C’est un peu cela que je recherche, la vérité dynamique, celle qui rendra au mieux hommage au personnage, le déguisant, le déformant, pour arriver à une autre lecture. Le monstre, créé par les diverses lignes qui viendront agrandir les éléments formels du visage, participe de la vérité parce que le dessin est lié au

contexte du cliché. La création du masque se fait dans la nostalgie du souvenir, sculpté pour l’honorer.

2.2.1. Le recours à la monstruosité

Des monstres. La déformation des lignes du corps et du visage, la sculpture que j’opère sur les traits, sur l’apparence générale, peut donner à la transformation un

caractère monstrueux. Monstres par des visages non-identifiables, ravagés par les lignes et ornementations, par ces formes qui prolongent, accentuent, empêchent la lecture du visage. Des lieux sont également représentés. Et leur altération procède des mêmes interrogations; l’absorption du réel pour contrer la mimesis, le retour au souvenir pour créer le masque. Le monstre est créé et apparait en fonction des divers éléments présents sur le cliché original pour le dénaturer.

(28)

Etymologiquement, monstre vient de monstrum en latin qui lui même vient de

monere. « Mais monere c’est aussi, de manière tout aussi inattendue, et dans un sens

apparemment contradictoire, conserver le souvenir, la trace, la mémoire.29 » nous dit

Jean Clair. C’est donc par le jeu de la mémoire qu’on arrive à la monstruosité comme nous l’avons vu plus haut. Parce que le rappel du souvenir participe à créer cette monstruosité. Monstrueux parce qu’hybride. Parce que non-reconnaissable. Parce qu’inconnu.

« Le “ monstre “ désigne d’un point de vue subjectif un être dont le statut perceptif est instable et inacceptable. Il reste entre l’humain et l’inhumain entre la forme familière et l’informe.30 » Manuel Didier évoque cet impossibilité perceptive du monstre qui le met

dans une position d’entre-deux, entre deux statuts, entre deux « formes ». Les masques apportent cette qualité de l’informe, parce que non-reconnaissables. Ils se perdent dans les traits pour détruire l’apparence physique. C’est uniquement dans cette considération de l’informe que cette comparaison prend valeur. L’irrégularité des traits, la perception difficile, due au procédé semblable à la solarisation, dans une grande partie des travaux, l’attention que le spectateur doit porter à l‘image pour percevoir les détails, appréhender et essayer de deviner, s’il le veut, la personne en dessous. Car il faut un ancrage dans le réel, le spectateur doit pouvoir deviner qu’il s’agit d’une personne, le personnage que cela a été avant.

« Si l’excès va au delà de toute reconnaissance possible, il n’y a plus de

monstruosité.31 » Manuel Didier souligne ici cette distinction. Il faut reconnaître le monstre

pour lui attribuer ce qualificatif, si la forme est impossible à reconnaître elle devient autre. En effet, il faut que certains éléments puissent ramener le spectateur dans une certaine

29 Clair, Jean. Hubris : La fabrique du monstre dans l’art moderne : Homoncules, Géants et Acéphales.

Paris : Gallimard, Coll. Connaissance de l’inconscient, 2012. Cité p. 9.

30 Manuel, Didier. La figure du monstre : phénoménologie de la monstruosité dans l’imaginaire

contemporain. Sous la direction de Didier Manuel. Nancy : Presses Universitaires de Nancy, Coll.

Epistémologie du corps, 2009. Cité p. 25.

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réalité afin qu’il ait une base pour « comprendre » ces images. C’est pourquoi les œuvres mélangent photo et tissage sur tulle, et c’est pourquoi je parle de masques. Masques qui filtrent et déguisent les images, mais qui laissent percevoir certains éléments ; qui

annihilent le concept même de la photographie-témoin, mais laissent apparaitre d’autres traits des visages, d’autres éléments des lieux. Le masque, comme tout masque dans la plupart des cultures, travestit le personnage, le dénature. En partie du moins, étant donné qu’ici le masque est créé en fonction de la réminiscence du moment. Et le masque, tissé/ brodé sur tulle recouvre tout en dévoilant une dimension profonde. Il vient comme une seconde peau définir une nouvelle apparence physique à mes personnages.

2.2.2. L’ornementation dans le masque

Le dessin se forme en deux temps ; les formes globales et les motifs de remplissage. Les formes dites globales, sont inspirées par et reliées au souvenir qui entoure ces photographies. Elles inscrivent la photographie dans un autre contexte, la remodèlent, lui donnent une autre portée. Les formes dans Hilton III rejouent cette journée si particulière où Sébastien m’emmena à Evian, où le soleil nous incitait à l’insouciance et à la naïveté éphémère que tout était possible. Les formes globales nous donnent un dessin aérien, ailé, tout en finesse, qui, pour moi, rejoint ce moment d’extase. Ce portrait ne peut se lire qu’en rapport avec cette après midi précise.

Dans Bresse I, Chloé est adossée à cette ancienne maison en pierre, me regarde sans me voir, happée dans ses rêveries. Elle est surprise par l’appareil, se sent gênée, n’aime pas beaucoup les photos. Elle se laisse néanmoins faire, alors que nous fumons tranquillement en cette matinée. La soirée de la veille encore en tête, et la pensée du départ qui approche. Un peu d’appréhension: il va bientôt falloir se dire au revoir et se quitter. Le dessin laisse son œil expressif libre. Une forme entoure sa tête, joue dans ces cheveux, remonte sur le nez qu’il recouvre, redresse son sourcil bien rond, remonte encore pour s’évader dans le décor de la rue, s’en emparer tout tranquillement. Ce dessin illustre bien ce moment de détente matinal, les pensées qui s’évadent, le retour du

dimanche en perspective, la fatigue, la tête farcie de nouveaux souvenirs du week-end qui se termine plein la tête.

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Puis les formes se remplissent tout doucement. Elles doivent cependant laisser place au support, être présentes mais discrètes et fines. Les motifs viennent asseoir les formes, leur donner une consistance. Il est important qu’ils n’altèrent pas leur lecture ; les formes sont rondes, les ornementations intérieures vont donc jouer sur de fins traits, pour

contraster. Les motifs agrémentent juste les formes, en les chargeant picturalement, ou à l’inverse les laissent plus pures. Et pour que les ornementations ne prennent pas trop le dessus sur la photographie, je choisis la répétition de motifs, l’accumulation, pour que la multiplicité soit moins dérangeante pour l’œil. L’artiste Ellen Hove parle de répétition pour la totalité car elle unifie le tout en débarrassant de sens les éléments qui seuls prendraient une valeur différente. « Repetition is debasing. It empties things of meaning. A figure that is multiplied automatically loses its unique identity, its value. …. in some strange way repetition also has an idealizing and unifying effect.32 »

Dans cette photographie Bresse I, trois sortes de motifs sont utilisées. L’un composé de lignes, plus strictes, couvrent la base du nez, la bouche, descendent dans l’écharpe et remontent sur le côté de la tête. Puis de petits arcs de cercles empilés dessinent le nez, le front et s’évadent du visage pour arriver au troisième motif, plus pointu, fait de brindilles en tous sens qui dépassent le cadre de la porte et sortent dans le décor. Les différents motifs ne signifient rien et signifient tout. Par cette même

reviviscence, ils viennent d’eux-mêmes, ou plutôt dirigés par mes pensées, s’inscrire dans la totalité. C’est une sorte de cosmologie personnelle, mue par la nécessité d’ornementer ces photos. C’est ce que disait Vishner, qui nous parlait de cette volonté interne de faire apparaître notre vie intérieure par l’ornementation.

« In order to account for those forms which represent nothing, yet Vishner felt exhibited beauty, he developed a special theory of symbol which he defined as that process in which « following an inner necessity of the nature of our soul, we attribute a mental disposition to the abstract forms of appearance (…) so that our inner life appears to meet us in them.33 »

32 Hove, Ellen. 2010 « The magic of repetition ». Ceramics: Art & Perception. No. 80. P. 103

33 Morgan, David. 1992. « The idea of abstraction in German theories of the ornament from Kant to

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Hilton III

Photographie argentique 28x35cm.

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Bresse I Photographie argentique. 21x27cm. 2013 Mélissa Zexter Schoolgirls Impression, fil 50,8 x 60,96 cm 2013

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La texture du tulle permet l’hésitation entre broderie et tissage. L’entrelacement des fils et de la membrane, le dessin qui se forme, c’est un peu comme tisser ses souvenirs. Un peu comme la Pénélope d’Ulysse. Tisser le récit, les émotions de ces journées, de ces instants, dans la durée, repasser, ressasser et revivre pendant le tissage dans le but de ne pas oublier. « Tisser la trame des récits pour échapper au rigor

mortis. »34 Car, en effet, une fois le masque terminé et la transformation de l’image

achevée, c’est la mort de l’image en tant que surface de projection au souvenir qui s’impose. Tisser enfin, tâche dont la lenteur permet de dire au-revoir, de relier ensemble les souvenirs comme les synapses du cerveau. Etablir les connexions, recréer par le masque une nouvelle apparence aux choses. Le tulle, comme un immense filet, capture à la fois l’image et le souvenir. Jean Clair, en parlant de cette Pénélope nous dit : « Elle rappelle ce que le mot français regarder veut dire, une réitération, un retour en arrière, une rétrospective vers un regard antérieur.35 » Regarder vers le passé. L’introspection est

lente, due à la complexité de la tâche, aliénante parce que presque machinale et, par dessus tout, méditative. L’artiste Melissa Zexter travaille elle aussi avec des images brodées (cf figure 5 p. 24). Elle considère que par la lenteur de la tâche, c’est le temps lui-même qui s’en trouve altéré, que cela lui permet de revivre et de se repositionner par rapport à cette photographie. « Hand sewing alters the time. It allows me to react to a moment-the photograph and alter and adjust the memory.36 »

C’est bel et bien un au-revoir. Le masque est terminé, la métamorphose vient à son terme. Il va falloir l’insérer, dernière étape de ce processus. Le cliché originel va pouvoir ré-apparaître sous nos yeux, transcendé par ce masque qui vient le cacher et le travestir. Transformé, il va renaître, devenir œuvre et fantôme.

34 Clair, Jean. Hubris : La fabrique du monstre dans l’art moderne : Homoncules, Géants et Acéphales.

Paris : Gallimard, Coll. Connaissance de l’inconscient, 2012. Cité p.24.

35 Ibid

36 Zexter, Melissa. In Dessanay, Marguerita « Art and Craft :an embroidered web : Following the

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Chapitre 3 : Insertion et apparition

Phantosia phainomnai ; il s’agit, chez les Grecs, d’image et d’imagination,

mais il s’agit aussi de représentation. L’un et l’autre terme parlent de venir à la lumière, de mettre au jour, de faire paraître à la lumière, d’apparaître au jour, de rendre visible, présent à l’œil et à l’esprit, ce qui d’ordinaire reste caché. C’est un fantôme, une apparition, dont on ne sait trop si ce qui se manifeste est vu ou bien imaginé. 37

3.1. Apparition du fantôme

Apparition en effet puisqu’ il est vrai que quelque chose d’autre apparaît sur l’image. L’addition du masque sur le cliché révèle une autre présence : le masque

déforme les traits, s’insère, prend son ampleur, marque l’image de son sceau et par là, en propose une nouvelle lecture. Il permet de voir différemment puisqu’il anéantit ce côté de « miroir du réel » que le cliché porte en lui.

C’est pourquoi l’étape finale du processus en vient à « tuer », détruire l’image de base qui se retrouve au-delà du souvenir, détachée de l’instant initial. Le lot affectif n’est plus présent de la même manière lorsque l’on regarde l’image finale. De « base mémorielle » elle est devenue œuvre.

Mais elle est aussi devenue une sorte de fantôme. Tout d’abord, un fantôme d’elle-même car elle n’est plus l’image-témoin. Son rôle a été annihilé. Fantôme aussi, parce qu’elle est ici d’un autre temps, puisque le cliché est toujours rattaché au moment où il a été pris. Fantôme encore, parce que ces lieux et personnages ne sont plus, ne se reconnaissent plus en tant que tels. Fantôme enfin dans l’apparition de cette nouvelle forme qui se dessine sur l’image. Alors que cette dernière cherche à s’affranchir du Temps, passé et présent confondus, et de sa charge affective, le paradoxe ici est qu’elle se fait détruire pour renaître, avec une nouvelle fonction pour une nouvelle vie dans un

37 Clair, Jean. Hubris : La fabrique du monstre dans l’art moderne : Homoncules, Géants et Acéphales.

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nouveau monde. Le fantôme est la résurgence de l’image. L’image a dû mourir, disparaître. Le fantôme représente ce qu’il en reste.

3.2. Insertion dans la photographie

3.2.1. L’insertion par empreinte

La dernière étape du processus, l’insertion, est créatrice de cette apparition. Dans ce travail, j’ai utilisé deux méthodes différentes pour ajouter le masque dans le cliché. La première se fait par empreinte. Le masque est ici mis en contact avec le papier afin de laisser sa trace s’imprimer au moment de la révélation. Le masque laisse donc son empreinte sur le cliché. C’est en cachant, ôtant certaines parties de la photographie originelle à la lumière de l’agrandisseur, et donc à la révélation, qu’il prend sa place. Il laisse ainsi certaines parties du papier vierges et donc blanches. C’est une impression en négatif comme en négation. Un témoin de réalité peu fiable, occultant des bribes

d’instants. Le masque altère le cliché par sa présence.

« L’empreinte est donc prédatrice, elle garde ce que nous perdons, elle nous isole, et même, nous déchires de notre ressemblance. 38 » nous dit Didi-Huberman. Le masque

vient apposer son empreinte en négatif, dans cette photographie tirée en positif. En se déposant, il occulte certaines parties de réel. Ces dernières ne sont donc pas présentes sur l’œuvre finale. Le négatif, laisse des marques blanches, en creux. L’empreinte est double ; empreinte de réel par la photographie, mais empreinte par photogramme du masque.

Et pour que le masque s’inscrive encore mieux dans la photographie, que sa marque, son empreinte soit encore plus visible, et que parallèlement, la photographie originelle rompe avec son statut de témoin, de la ligne espace/temps à laquelle elle appartenait, j’inverse les tonalités par le biais d’un effet similaire à la solarisation dans une

38 Didi-Huberman, Georges. La ressemblance par contact : archéologie, anachronisme et modernité de

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logique d’empreinte/contre-empreinte, ce qui donne de la profondeur à cette empreinte. Cette dernière se fige alors en faisant évoluer la photographie autour d’elle. Au moment où il devrait rester dans le noir, le cliché est amené à la lumière. Les tons, les contours, la photo se muent peu à peu. Un voile dense apparaît sur l’image et les différents tons de gris, suivant leur densité, s’éclaircissent ou s’assombrissent. La balance de l’image s’en trouve changée et l’empreinte du masque passe de blanc à noir, remplissant ces bouts de papier vierges par le noircissement. L’empreinte devient figure, s’inscrit dans ce qui est maintenant devenu une œuvre. C’est à ce moment-là que le fantôme apparaît. Le photogramme prend forme petit à petit en se revêtant de noir. Il s’incarne. Il se mêle au cliché. Cet effet rend plus imperceptibles les différents détails de l’image. En posant son voile de noirceur sur l’image, il change complètement son apparence, joue avec les différentes nuances de gris et plonge le spectateur dans une réelle interrogation devant ces images si denses.

Dans Lyon I, la couleur de fond est plutôt grise. La photo a été prise à contre-jour et cela apparaît lors de cet ultime changement. La silhouette d’Héloïse s’est couverte de ce même gris, un peu plus foncé toutefois. La pièce du fond, elle, s’est parée d’une teinte de blanc. On aperçoit même la fenêtre d’où provenait le rayon de lumière.

Mais les éléments sont difficilement reconnaissables… que ce soit le personnage, Héloïse, ou bien le décor. Tout semble figé, arrêté, recouvert par ce voile de nuances de gris qui redessinent les formes de l’image ; on distingue un petit liseré blanc tout autour du personnage, qui renforce sa présence, nous donne une sorte de perspective. Le masque quant à lui, s’étale, prend sa place. Les formes enlacent la silhouette, s’étirent vers le plafond. Les traits sont noirs, dans de multiples teintes. Certains sont plus présents, ressortent sur le cliché, alors que d’autres encore se fondent, se cachent dedans, se confondent avec lui dans cet effet de solarisation. Mais surtout, la membrane prend son ampleur. La texture du tulle se fait ici blanche, elle contraste donc

particulièrement bien. On voit la trame du tissu qui s’étire, se recroqueville parfois, se pose; les plis du tissu, ces mouvements sont perceptibles, comme au sommet de la photo où l’on se rend compte de l’ondulation dans la matière. Le spectateur ressent cet aspect du recouvrement, cette chose délicate qui a posé son voile sur le cliché, qui cache, ou qui peut avoir l’air de protéger, tant les traits sont fins. Et même s’il a du mal à deviner qu’il s’agit de broderies, il peut sentir l’apposition, la texture. Il résulte de ces clichés comme un

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aspect matériel. Le masque funéraire enveloppe le cliché de sa trame, et le décore, l’embellit pour le métamorphoser en fantôme.

Il est à noter que, suivant les photographies, j’ai quelquefois décidé de laisser un bout de texture s’égarer dans l’image ; pour d’autres, j’ai choisi de couper autour des formes globales du masque, de centraliser la lecture de l’image, afin que l’œil ne se perde pas dans cette membrane. C’est le cas dans Hilton I. C’est la vue intérieure/extérieure d’une piscine. Le masque s’insère en bas à droite de la photographie. Il devient, il incarne une forme, et le fait de ne pas laisser la membrane apparente autour d’elle permet de rediriger le regard sur cette forme qui a l’air de sortir de l’eau pour venir se fondre dans le décor, puis dans les arbres au loin. Ne pas laisser de membrane alentour permet à la forme de mieux exister, de n’être plus qu’elle même.

La photographie n’est plus ce « ça a été, » elle a évolué en « cela » (elle a évolué). Elle existe parallèlement à nous. Le fantôme y a fait son apparition et se

manifeste à nous. Dans cette série que j’appellerais par « empreinte », (comme l’image a été transformée par contact, par empreinte) ne reste du masque que sa trace. L’œuvre est donc plane, en deux dimensions. Elle existe en tant qu’image et photographie dans le sens où le résultat est de composante photographique ; papier photographique tiré par l’action de la lumière. Ce qui renvoie à l’étymologie de photographie (cf partie 1).

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Lyon I

Photographie argentique 13x18cm

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Hilton I

Photographie argentique. 12X20cm.

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Ces fantômes se retrouvent dans l’exposition « Ghosts » présentés à la galerie Visual Voice sous une forme de mosaïque. La présentation choisie les propose comme une grande constellation. Chaque photographie existe par elle-même tout en faisant partie d’un ensemble ; elle vient réalimenter de ce fait cette sorte de mythologie personnelle, faite d’altération de vécu, de transformation de souvenirs, de mutation de « ça a été ».

Dans la salle de la galerie, deux des murs sont alloués à cette fresque fictionnelle mais également commémorative, au sens de son attachement initial à mon passé. Les images se dispersent et se regroupent sur ces deux murs comme un pôle d’attraction/répulsion sous une forme elliptique. Cette dernière cherche à retrouver l’intime, la rondeur qui rappelle le nid, le confort, la chaleur et le rapprochement que j’entretiens avec tous ces instants. Cette notion d’intimité est très forte au sein de l’installation, sous forme

d’invitation lancée au spectateur pour rentrer dans mes fictions personnelles, venir jouer avec et déjouer les embrouillages transformatifs apposés aux photographies. Cela se retrouve notamment dans le petit format de la majorité des œuvres qui, tant par leurs sujets que par leur taille, ne se prêtent pas facilement à la lecture et renforcent ce caractère du cocon, cette impression d’entrer dans une sphère intime et privée. De même, c’est dans cet esprit qu’il m’a semblé important de jouer avec la mise en lumière de cette installation. En effet, pour rajouter au côté intimiste et fragile, j’ai encadré chaque photographie de plexiglas, et, en créant une distance au mur, j’ai pu jouer avec un éclairage dirigé qui a permis d’ornementer chaque photographie de sa propre ombre. Cette ombre vient rehausser chaque image, lui attribuant une place précise au sein de cette mythologie, lui redonnant son importance, soulignant sa singularité au milieu de cet agglomérat

de souvenirs. Ce phénomène d’attraction/répulsion de chaque photo face à l’ensemble, rend bien à mon sens la pluralité des Ghosts et de chaque fiction, chacune avec son histoire propre au sein de cette fresque, elle-même reflet de l’histoire qu’ont été ma vie, mon expérience de maitrise et cette exposition au Québec.

Le spectateur se trouve face à cet enchevêtrement de souvenirs, chacun ayant sa propre force, et pouvant se lire de façon singulière autant que dans sa globalité. Afin de lui faciliter l’appréhension de chaque photo, des seuils de lecture lui ont été aménagés. Les cadres bénéficient d’une distance au mur pour favoriser la formation des ombres, mais ces distances ont été réalisées chacune différemment, afin que certaines photos soient exposées plus en avant que d’autres, créant ainsi un système de décalages. Cette

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accumulation de souvenirs, qui apparait comme « désordonnée » tant par les différents paliers de lectures et la mise en relief au mur que par les différences de tailles et de formats tendent à redonner à chaque image sa place au sein de cette constellation, soulignant l’aura de chaque oeuvre, sa propre vie, sa propre histoire, tout comme l’ode à sa transformation.

Dans cette installation intimiste chaque photo « brille » par sa noirceur en guise d’hommage à la Photographie et à mon passé.

Vue d’exposition Ghosts Galerie Visual Voice, Montréal, 2014

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3.2.2. L’insertion par évidement

La deuxième méthode est inverse. Elle utilise l’évidement. Ici le masque vient remplacer différents éléments de la photographie. La technique consiste à découper dans la photographie originelle et à insérer le masque dans ces béances. Découper une

photographie peut paraître une hérésie. Surtout pour moi qui décide de laisser ce fameux cadre noir autour de chacune d’elle afin d’attester, à la manière de Henri Cartier Bresson, que je n’y retouche pas, que le cliché est tel qu’il a été pris, authentique donc. Venir jouer dans l’image même pour en ôter certaines de ses parties est venu d’une nécessité de la tuer. Je le répète : tuer l’image pour mieux la ressusciter. Et, alors que ce cadre noir atteste de l’instant, je choisis de venir jouer avec les éléments formels au cœur de la photographie. Le cliché, amputé de certains éléments, est alors la chair à vif. Découper une photographie est un acte fort. Un peu comme se scarifier, renier son passé, trancher dans la chair. Armée du cutter, oser trancher dans cette image, dans mon image et dans mon passé. Inciser, découper, tel un chirurgien je procède dans ce témoin de réel. La découpe se fait selon les formes « globales ». Dans la même intention que celle du dessin décrite plus haut, j’ai imaginé les formes globales pour qu’elles viennent jouer avec les traits de l’image. Le cliché originel joue donc le rôle de moule. Il y a une notion de positif et de négatif ; le cliché, positif du développement argentique, qui devient moule, pour faire renaitre une forme en tulle , préalablement tracée selon le négatif du cliché originel, donc négatif qui redevient positif en s’y insérant.

Dans Serraval V, il fallait jouer avec les doigts de la main qui s’entrelaçaient. Les traits sont confondus avec les phalanges avant de remonter découper la lèvre supérieure, le nez et laisser un œil apparent. Cette forme tout en rondeur vient redessiner la

physionomie de Julien, dans cette idée de monstruosité. La technique du découpage a donc consisté à recréer cette forme pour revenir jouer avec l’image. Julien ainsi

raccommodé n’est plus reconnaissable. De même le paysage a subi des coupes, bribes de cet instant perdues à jamais, reléguées au passé.

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Serraval V

Photographie argentique et tulle brodé 60x80 cm

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Le masque se substitue alors à certains éléments de l’image. Il prend corps dans la photographie, la transcende. Les ornements se déploient au cœur de l’image, s’étirent et s’incarnent. Il s’ensuit un travail de couture à l’intérieur des béances laissées par l’évidement et que le masque vient combler ; il faut l’étirer, pour qu’il prenne place et s’adapte correctement ; puis raccorder. Comme un chirurgien, j’effectue des petits points de sutures pour panser les plaies, refermer les blessures. L’aiguille pique de part et

d’autres de la découpe, assemble le masque au cliché. L’image est raccommodée, entière à nouveau. Négatif et positif à nouveau assemblés par ce petit travail de couturière, visant à réparer. L’image est ainsi parée de ses nouveaux attraits. Elle renaît, ressuscite, habitée par le fantôme qui joue avec les traits du cliché original. Le masque fait partie de l’œuvre, y fait son nid pour changer la lecture de l’image.

Mais cette dernière a maintenant un verso, puisque la membrane laisse apparaître ce qu’il y a de l’autre côté (le derrière de l’image). L’intégration du masque par évidement lui donne une autre profondeur et une autre dimension. L’œuvre n’est plus plane comme dans la première série. Ici, l’image se rapproche de la sculpture. Les questions de moule, forme et contre-forme nous y renvoient. De plus, l’image a une autre matérialité que les images par empreinte. Elle devient objet concret. Le verso « agrandit » l’image, joue avec les concepts de transparence et de perspective. D’autant plus que l’œuvre n’est pas simplement accrochée au mur, elle est décalée, laissant un jour, un espace entre le mur et elle, qui va donner au masque l’utilité de sa transparence, lui réaffirmer son statut d’œuvre en trois dimensions tout en laissant parler sa matérialité. Cette double-matérialité devrais-je même dire. L’œuvre combine en elle, en effet, la matérialité du motif, comme la

matérialité du cliché photographique, lisse, et faisant référence à une autre réalité que la sienne propre. Chacune appartient à des espaces temps différents qui se retrouvent entremêlés pour l’éternité ; le passé dans le présent pour s’offrir, chacune se donnant au regard de deux façons différentes. L’intégration du masque, non par contact, mais dans sa totalité, donne envie de toucher, suscite la curiosité. Le fantôme est hybride, résultat de deux procédés.

Dans les deux séries, les oeuvres sont hybrides, faites de textile brodé et de photographies. Les deux procédés communiquent et se rejoignent ; la photo, pour la base, le souvenir, et l’altération comme affirmation du présent de l’oeuvre. Dans l’exposition, les

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deux séries se répondent et dévoilent à elles-deux l’intégralité du processus. Alors que dans la série des empreintes le masque n’est qu’apparent, il se dévoile entièrement dans la série par évidement. Au spectateur maintenant de comprendre le processus, de deviner ce qui a été pour l’une, ce qui manque pour l’autre.

3.3. L’inquiétante étrangeté et l’aura du ghost

Au travers de ces explications, j’emploie, et c’est par cette citation que je nomme l’exposition, la formule de Marcel Duchamp : A Guest + A Host = A Ghost. Ici nous avons explicitement le « Guest », ce souvenir du passé, le cliché originel, et le « Host » qui vient s’y insérer, s’octroyer sa place pour détruire la photographie, les deux réunis donnant naissance au ghost. Ghost car apparition ; mais le Ghost n’est possible que parce que l’image s’est trouvée détruite, est décédée. Didi Huberman nous l’explique dans son livre

La ressemblance par contact, en nous parlant du travail de Marcel Duchamp et de sa

conception de l’apparition qui donnait alors au jeu de mots une toute autre ampleur :

Quand il écrit : A Guest + a Host = a Ghost, il nous parle strictement - et dialectiquement - d’une opération visuelle, puisque recevoir et être reçu donnent en cette logique apparaître (tel un fantôme). Cela pourrait être une définition de l’aura. Mais Duchamp, comme on le sait, nommait

l’apparition un moule, « natif » et « négatif » : l’aphorisme nous parlait

donc de la réversibilité de l’empreinte.39

Réversibilité de l’empreinte en effet. Dans ces deux séries, il est question de remaniement de formes, qui de positifs en négatifs et inversement, amène l’incertitude et pour finir l’apparition dans la dissolution de ce qui est montré.

Dans la première série tout d’abord où empreinte de réel et empreinte du masque se trouvent confondues, le cliché devenant une sorte de négatif, alors que le photogramme devient positif par la solarisation. Réversibilité de l’empreinte également dans la deuxième, où c’est par inversement des moules (et donc par empreinte renversée d’une certaine façon) que le masque vient s’insérer et prendre sa place dans le cliché, pour que le fantôme nous apparaisse. De négatif en positif, l’image est métamorphosée, subissant

39

Didi-Huberman, Georges. La ressemblance par contact : archéologie, anachronisme et

(46)

transformations d’apparence et d’identité. Il en résulte une œuvre où la lisibilité ardue des images questionne si ce qui est montré, exposé est le négatif ou effectivement bien le positif.

En effet, les images déformées possèdent ce caractère qui renvoie à l’étrange. Les images sont difficiles à appréhender, on se perd rapidement dans ce jeu de lignes

complexes et pour beaucoup imperceptibles. Alors que l’image d’origine n’est pas donnée à la compréhension, le spectateur se voit pris dans le labyrinthe de ces entrelacs que sont les masques. Les visages comme les lieux sont empiétés, pris en otage sous cet amas de fils. L’incompréhension suscitée rejoint ce que Freud appelait l’inquiétante étrangeté, quand ce que nous voyons ne nous fait pas accéder à une compréhension immédiate alors que nous distinguons des éléments que nous sommes susceptibles de reconnaître : « L'inquiétante étrangeté sera cette sorte de l'effrayant qui se rattache aux choses

connues depuis longtemps, et de tout temps familières.40 » Il s’agit d’un état d’inconfort qui

oppose le fait de connaître à cette curiosité de quelque chose qui ne nous rappelle rien. Ces images en sont un exemple pur. Parce que le cliché, facilement identifiable, a été « vandalisé » pour qu’il ne le soit plus, l’œuvre amène le spectateur à se confronter à des images d’un style nouveau en proposant ces fantômes, nous montrant leur nouvelle vie dans le monde de l’onirique et du fantastique. Et donc hors de notre réalité.

« L’étrangement familier crée (…) une réalisation de l’imaginaire, une extension du réel au delà de ses limites ordinaires.41 » Freud nous le dit ici: le recours est alors permis à

l’imaginaire par cet effet d’inquiétante étrangeté, par cette difficulté de « voir ». Problème de perception, difficulté de raisonner devant ces différents clichés habités qui ne se

laissent voir que couverts de leur masque, vêtus, déguisés non-identifiables. De plus, il va sans dire que la solarisation et la « noirceur » omniprésentes dans la première série procurent un sentiment inconfortable, renforcent cette idée de monde onirique, d’étrange. Elles ont jeté leur voile sur la plus grande partie, et laissent planer le mystère autour d’elles. Qui sont ces personnages, ces lieux ? Que nous disent-ils ? Les photos

40 Freud, Sigmund. « L’inquiétante étrangeté » dans Essais de psychanalyse appliquée. Paris :

Gallimard, Idées, 1976. Cité. p. 165.

41 Freud, Sigmund. In Ancet, Pierre. Phénoménologie des corps monstrueux. Paris : Puf, Science,

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