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modernité » L’évolution de deux traditions historiographiques distinctes Si je propose de me référer désormais au prochain tournant conceptuel dans

l’historiographie de la Renaissance comme à un « long XIXe siècle », c’est parce que la période englobée sous ce terme dépasse en vérité de beaucoup les années 1800 à 1899. Cette appellation servira à recouvrir deux traditions distinctes. Bien qu’elles aient toutes deux consolidé, à leur manière, le réflexe discursif qui consiste à rechercher dans la Renaissance l’origine des « qualités » ou des « tares » des sociétés occidentales modernes, celles-ci n’ont cependant pas contribué dans la même mesure à faire de la Renaissance une période spécifique, comportant des particularités qui la distingueraient nettement de la civilisation médiévale et de l’époque classique.

La première tradition dont il sera question ici est en lien avec la rhétorique illuministe dont l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations de Voltaire constitue un cas de figure particulièrement parlant, puisque l’Histoire universelle que tente de relater cet ouvrage ne porte pas uniquement sur les changements civilisationnels qui auraient

transformé le « monde connu » depuis l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle112. Voltaire s’évertue également à dévoiler – derrière le chaos apparent des changements de règne, des guerres et autres tumultes de toutes sortes –, la progression sous-jacente des arts et des sciences qui devrait permettre à l’humanité de déboucher sur un ge raisonné, tolérant et policé, conformément à une perspective qui mêle l’Histoire à la philosophie.

Cette tradition discursive a fait l’objet de nombreuses critiques au cours du XXe siècle, dont l’examen détaillé me conduirait trop loin de mon objet d’étude113. Le bref exposé que je ferai des débats situés dans la lignée de l’historiographie voltairienne ne visera donc qu’à donner un aper u des modalités selon lesquelles la reconceptualisation de la période renaissante a pu s’exprimer au cours des deux derniers siècles, au-delà de l’axe strictement historiographique qui a constitué jusqu’ici le cadre de mon analyse. Ces modalités incluent entre autres un axe pédagogique qui interroge les spécificités des études humanistes telles qu’elles se sont développées depuis le Quattrocento, ainsi qu’un

112 « Le monde connu » est ici à comprendre en lien avec l’état des connaissances géographiques qui

circulaient en rance au moment de la rédaction de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (1756).

113 Certains critiques se réfèrent à cette tradition, plus philosophique qu’historiographique, comme à une

« querelle » qui opposerait les partisans de l’humanisme à des penseurs dits « anti-humanistes ». Cette controverse trouve son point d’origine dans la Lettre sur l’humanisme (1946), dans laquelle Heidegger critique la conception sartrienne de la liberté telle qu’elle s’exprime dans L’existentialisme est un

humanisme, paru la même année. Pour en savoir davantage sur la généalogie de cette controverse,

j’inviterais le lecteur à consulter l’analyse de Pierre Aubenque dans son essai intitulé : « Du débat de Davos (1929) à la querelle parisienne sur l’humanisme (1946-1968). Genèse, raisons et postérité de l’anti- humanisme heideggerien » (Bruno Pinchard (dir.). Heidegger et la question de l’humanisme: faits,

concepts, débats, Paris, PUF, 2005, p. 227-238 ; dorénavant : H.Q.H.). Dans cet article, Aubenque lie le

décentrement du sujet des années 1950 et 1960 au refus heideggérien de définir l’homme selon ce qu’il appelle une « métaphysique de la subjectivité ». Pour ce faire, l’auteur retrace la genèse du rejet heideggérien des systèmes de valeurs issus d’une métaphysique platonicienne, qu’Heidegger identifie comme étant la source de tout humanisme, et qu’il tient indirectement pour responsable des idéologies les plus meurtrières du XXe siècle. Ces considérations n’ont bien entendu que peu de choses à voir avec

l’humanisme de la Renaissance : à cet égard, plusieurs commentateurs de la Lettre sur l’humanisme ont remarqué, à l’instar d’Emmanuel Faye, que « la façon dont Heidegger caractérise philosophiquement ce qu’il nomme la « Renaissance » ne donne pas à penser qu’il ait une connaissance directe et approfondie des textes philosophiques de cette époque » (« Métaphysique et humanisme : raisons cachées d’un déni heideggérien », H.Q.H., p. 35-46). L’évolution de cette querelle demeure donc essentiellement distincte des réévaluations dont la notion de Renaissance a fait l’objet au cours des mêmes années dans le champ des études historiques.

axe philosophique qui assimile l’« humanisme » à une pensée rationaliste immanente centrée autour de l’Homme.

1) L’humanitas et la philanthropia : problèmes étymologiques de l’historiographie voltairienne

Lorsqu’on cherche à expliciter les liens entre ce que j’ai appelé les deux « traditions historiographiques » de la Renaissance, il convient de noter que l’une des premières difficultés auxquelles l’on se heurte est d’ordre étymologique. L’évolution historique du terme « humanisme », selon ses différentes acceptions pédagogiques et philosophiques, a effectivement suivi un parcours dont la chronologie est contre-intuitive. Celle que j’ai établie dans les deux premières parties de ce chapitre peut porter à croire que l’humanisme – entendu au sens des studia humanitatis –, aurait tout d’abord été défini comme un mouvement pédagogique opposé à la scolastique avant d’être ultérieurement confondu avec la pensée des Lumières, alors que c’est au contraire l’usage « dix-huitiémiste » de ce terme qui a émergé avant celui que l’on associe aujourd’hui à l’humanisme de la Renaissance.

Dans un article présentant les débats autour de l’humanisme à partir d’une reconstruction étymologique de ce terme, Vito Giustiniani souligne qu’en latin classique, le terme humanus était associé à deux sens à présent disparus dans les langues vernaculaires, lesquels liaient le concept d’humanité à celui de bienveillance et d’érudition114. Plusieurs dictionnaires laissent à présent de côté ces acceptions passées

114 Vito R. Giustiniani, “Homo, Humanus, and the Meanings of ‘Humanism’”, op. cit., 1985. Dans son

hors d’usage115, ce qui permet difficilement de comprendre comment les studia humanitatis du Quattrocento – lesquelles consistaient tout d’abord en un mouvement d’érudition cultivant un intérêt particulier pour l’étude de l’éloquence et de la philologie classique – ont pu donner naissance entre le XVIIIe et le XXe siècle à une « philosophie de l’homme », dont le « logocentrisme » et l’« anthropocentrisme » ont fait l’objet d’une déconstruction suite à la controverse ouverte par la Lettre sur l’humanisme de Heidegger (1946)116. En réalité, tout porte à croire qu’un tel passage de l’umanesimo à l’umanismo117 n’a jamais eu lieu, puisque la création de ces néologismes s’est effectuée de manière tout à fait indépendante à partir des acceptions latines qui liaient l’humanus d’une part à l’accumulation d’un certain savoir (érudition), et d’autre part aux vertus que permettrait de développer l’étude de ce qui est humain (bienveillance)118.

Il est d’usage courant d’attribuer la naissance du substantif « humanisme » sous sa forme allemande à l’éducateur riedrich Immanuel Niethammer (1808), qui a lui-même emprunté à Friedrich Nicolai (1784) l’adjectif allemand dérivé d’humanista pour désigner

115 Par exemple, à l’article « humanisme », le Dictionnaire des termes littéraires (Paris, Honoré Champion,

2005, p. 239) définit humanus comme signifiant en latin « ce qui est propre à l’homme ».

116 Martin Heidegger, Lettre sur l'humanisme, Roger Munier (trad.), Paris, Éditions Montaigne, 1957. La

première publication, parue sous le titre originel de Brief über den 'Humanismus', date de 1946.

117 Par commodité, étant donné l’absence d’un terme marquant adéquatement la différence entre les deux

types d’humanisme en fran ais, il pourra être utile de recourir à l’italien qui permet l’usage de deux termes distincts, afin d’éviter de répéter qu’il s’agit d’une part de l’humanisme de la Renaissance et de l’autre, d’une philosophie de l’homme héritée des Lumières. C’est pourquoi j’ai décidé de reprendre ici une convention adoptée par Vito Giustiniani, qui nomme le premier type d’humanisme umanesimo et le second,

umanismo. Giustiniani précise toutefois qu’une telle distinction entre umanismo et umanesimo est

artificielle, raison pour laquelle elle n’est actuellement pas généralement acceptée en Italie : “Attempts have been made in Italy to distinguish between umanesimo (Italian revival of classical antiquity), and

umanismo (philosophy of man), cf. e.g. M. [Matteo I]annizzotto, Saggio sulla filosofia di Coluccio Salutati

(Padoue, [éd. Antonio Milani] 1959), [p.]30. As seen above, -ismus has given birth in Italian to two allotropes : -ismo (in learned words) and -es(i)mo (in vernacular words). But a distinction between

umanesimo and umanismo would be arbitrary and artificial, since it cannot be extended to other cases, e.g. cristianesimo vs. cristianismo. Actually it has not been accepted” (op. cit., p. 183).

118 Bien que ces acceptions aient pu se rejoindre par la suite dans le développement d’une rhétorique

favorable à l’étude des humanités classiques (par ex. chez Stéphane Toussaint), elles renvoyaient originellement à des sens très différents du terme « humanisme », qui ont connu un développement distinct.

les écoles où l’enseignement était surtout basé sur l’apprentissage du grec et du latin119. En rance, près de vingt ans avant la publication de l’ouvrage de riedrich Nicolai, l’on constate toutefois déjà l’émergence d’une acception différente de ce terme dans un texte anonyme du XVIIIe siècle (1765), lequel proposait d’appeler « humanisme » une vertu qui consisterait en « l’amour général de l’humanité » grâce auquel les artistes, les savants et les hommes de lettres contribuent à l’enrichissement de ce qu’on appellerait aujourd’hui le patrimoine mondial de l’humanité120. Bien que les termes français et allemand puissent désormais être employés indifféremment en tant que synonymes d’umanesimo ou d’umanismo, à partir des deux sens d’humanus renvoyant à l’érudition pour dénoter une connaissance de la littérature antique, ou renvoyant à la « bienveillance » pour dénoter une philosophie de l’homme, Giustiniani estime que ces néologismes ont longtemps connu une évolution parallèle. Cela contribuerait à expliquer les confusions qui ont par la suite résulté de l’interpénétration des considérations pédagogique et philosophique liées à l’humanisme « historique » (renaissant) et

119 Friedrich Immanuel Niethammer, Der Streit des Philanthropinismus und des Humanismus in der

Theorie des Erziehungs-Unterrichts unsrer Zeit, Iéna, Friedrich Frommann, 1808. Pour l’attribution de la

paternité du terme Humanismus à Niethammer, voir Paul Oskar Kristeller, The Classics and Renaissance

Thought, Cambridge (Ma), 1955, p. 9 : « Le terme Humanismus a été créé en 1808 par l’éducateur

allemand .I. Niethammer pour exprimer l’emphase accordée aux classiques grecs et latins dans l’éducation secondaire, en dépit de la demande croissante d’une formation plus pratique et plus scientifique ». (Ma traduction). Plus loin, Kristeller précise que le terme umanista, à partir duquel Friedrich Nicolai avait également formé l’adjectif Humanistische (dans l’expression „Humanistische Schulen“ ou « écoles humanistes »; Fr. Nicolai, Beschreibung einer Reise durch Deutschland und die Schweiz, vol. IV, Berlin, éd. Stettin, 1784), trouverait son origine dans l’argot des étudiants d’universités italiennes. Ces derniers auraient calqué cette appellation sur celle des spécialistes d’autres disciplines, telles que le droit, la jurisprudence et le canon religieux (legista, jurista, canonista). L’umanista désignait donc originellement le professeur des studia humanitatis, ou des études humanistes.

120 Éphémérides du citoyen, ou Bibliothèque raisonnée des sciences morales et politiques no 16, I, 1765,

p. 241-256. Le numéro est disponible en ligne (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1040022v/f1.image, consulté le 08/01/2018). Voir en particulier le paragraphe qui introduit l’emploi du terme humanisme, p. 246-247 : « En deux mots, que les Savants, les Hommes de Lettres, les Artistes se proposent pour but, d’enrichir […)] agréablement l’humanité, la Patrie & eux-mêmes. Rien n’est plus juste ni plus avantageux au jugement de la vraie Philosophie, qui sert de base à la vraie politique. Malheur aux États […] si l’amour propre ne marche pas de concert avec le patriotisme, & c’est avec cette vertu qui n’a point de nom parmi nous (l’amour général de l’humanité) que nous oserions appeler humanisme, puisqu’enfin il est temps de créer un mot pour une chose si belle, si nécessaire & qui devrait être si commune. » Mes italiques.

« transhistorique » (c’est-à-dire métaphysique, lié à une vision anthropologique positive ou négative de l’homme).

Les rapports entre l’humanisme et l’humanitarisme ou la philanthropie constituent un exemple caractéristique de ces confusions. Celles-ci débouchent couramment sur un questionnement que j’ai brièvement eu l’occasion d’aborder à partir de mes commentaires sur le Dictionnaire de Bayle et sur l’Essai de Voltaire, lequel consiste à se demander si l’humanisme aurait encouragé le développement d’une attitude sceptique et/ou athéiste des Italiens du Quattrocento et du Cinquecento à l’égard des dogmes religieux. Je démontrerai plus tard que cette problématique occupe une place importante dans La Civilisation de la Renaissance en Italie de Burckhardt (1860).

Il est curieux de constater qu’en fran ais, le terme « humanitarisme » a pris au XIXe siècle le sens d’« amour général de l’humanité » qu’un texteanonyme du XVIIIe siècle avait tout d’abord attribué à l’humanisme dans les Éphémérides du citoyen, en dépit de la distinction qu’il avait cherché à établir entre ce courant de pensée et la philanthropie121. L’auteur de cet article précise que le savant, l’homme de lettres ou l’artiste humaniste peut être préoccupé par les problèmes de l’existence humaine tout en aspirant « égoïstement » à la célébrité, c’est-à-dire sans agir de manière désintéressée, et sans que de telles réflexions n’impliquent qu’il faille effectuer des actions visant à soulager la misère humaine en procurant par exemple de l’aide aux plus démunis. Ce qu’il appelle l’« amour » de l’humanité ne trouve donc aucunement sa justification dans une pensée religieuse, en vertu de laquelle les actions caritatives s’expliquaient

121 Voir l’article « Humanisme » dans le dossier « Renaissance » du dictionnaire Larousse en ligne

(http://tinyurl.com/kexbwj8, consulté le 08-01-2018) : « Humanisme […] se trouve essayé dans notre langue en 1765, au sens d’« amour général de l’humanité », signification qu’il a perdue au profit d’humanitarisme, apparu en 1837 ».

traditionnellement à travers l’amour de Dieu, inextricablement lié à la notion de charité (caritas)122.

Le problème se pose de manière différente dans le cas de l’Humanismus, quoique Niethammer ait également défini ce néologisme en opposition avec ce qu’il appelle la philanthropie, et ce, d’une fa on beaucoup plus explicite que le contributeur anonyme des Éphémérides du citoyen. L’ouvrage dans lequel apparaît pour la première fois ce néologisme sous sa forme allemande porte en effet sur la querelle dite « du philanthropisme et de l’humanisme » (des Philanthropinismus und des Humanismus) dans lequel Niethammer oppose le modèle d’éducation humaniste fondé sur l’étude des classiques gréco-romains (Bildung) à une formation de type professionnel (Berufserlernung) que le parti « des philanthropes » estimait être plus adaptée aux besoins de la société moderne123. Cette distinction a pour but d’attirer l’attention des lecteurs sur les vertus que permettrait de cultiver la Bildung, à la différence de l’apprentissage spécifique, supposément « plus pratique et plus scientifique », prôné par les adversaires de l’Humanismus de Niethammer.

Naturellement, dans cet essai à caractère polémique, la philanthropie n’a que peu de choses à voir avec la définition que ce terme avait déjà acquise au XVIIIe siècle à travers le Dialogue des morts composé pour l’éducation d’un prince de Fénelon (1712) et

122 Pour une brève histoire des usages associés à la notion de caritas, j’inviterais le lecteur à consulter le

Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales à l’article « charité » (https://tinyurl.com/y9qs6zb5, consulté le 08/01/2018). L’article « charité » de Michel Meslin dans l’Encyclopedia universalis présente également les sources antiques de la notion de caritas, développée dans la lignée de la philosophie stoïcienne par exemple, dans les Pensées de Marc-Aurèle (II, 13). Voir Michel Meslin, « Charité »,

Encyclopædia Universalis [en ligne] (https://tinyurl.com/y9yl7g6b, consulté le 08/01/18).

123 Voir Stéphane Toussaint (Humanismes, antihumanismes de Ficin à Heidegger, tome 1 : « Humanitas et

Rentabilité », Paris, Les Belles Lettres, 2008, note 22, p. 72), à propos de Niethammer : « Il dépendait seulement de l’objectif de cette étude, de trouver un mot qui indique clairement le concept d’enseignement dans la mesure où il englobe l’éducation (Bildung) dans son ensemble, pas seulement dans son étendue, mais aussi particulièrement dans son opposition singulière à l’éducation spécifique (comme l’apprentissage professionnel : Berufserlernung, l’enseignement technique : Fachstudium, etc). »

l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1772), où, comme dans les Éphémérides du citoyen, ce terme servait surtout à mettre l’accent sur le processus de laïcisation des entreprises à vocation caritative124. De nombreux auteurs ont cependant repris la distinction proposée par Niethammer entre Bildung et Berufserlernung pour défendre ce que les universités américaines appellent les Humanities, dont les divers cursus entretiendraient une filiation réelle ou imaginaire avec l’humanisme de la Renaissance ; et il n’est pas rare de voir le terme philanthropia figurer parmi les valeurs que permettrait d’acquérir l’étude des humanités gréco-latines. Tel est le cas par exemple d’un récent essai de Stéphane Toussaint intitulé Humanismes, antihumanismes de Ficin à Heidegger (2008)125 qui détaille l’histoire de ces courants de pensée.

124 Céline Leglaive-Perani présente brièvement ce processus dans son article intitulé « De la charité à la

philanthropie, introduction » (Les Belles Lettres, « Archives juives », vol. XLIV, 2011, p. 4-16 ; ici, p. 5-

6) : « Apparu pour la première fois chez Fénelon en 1712 [dans son Dialogue des Morts composé pour

l’éducation d’un prince], le terme de « philanthropie » renvoie, pour les philosophes des Lumières, à une

vertu civique et humaniste. [Le Manifeste de la Société Philanthropique, première institution charitable non confessionnelle de France, indique que l]e premier devoir du citoyen est de «concourir au bien de [ses] semblables, étendre leur bonheur, diminuer leurs maux ». Cette définition place la philanthropie en rupture avec la charité chrétienne et sa tradition des aumônes : tandis qu’elle définit la charité comme « l’amour de Dieu étendu au prochain », l’Encyclopédie considère la philanthropie comme un « simple fait de nature, [qui] pousse les hommes à se rechercher et à s’aimer, simplement parce qu’ils sont de la même espèce » [L’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, articles « charité » et « philanthropie »]. Au contraire de la charité, la notion de philanthropie est donc détachée de toute référence à la religion.

125 Dans cet ouvrage (Humanismes, antihumanismes de Ficin à Heidegger, op. cit., 2008), Stéphane

Toussaint affirme que les différents « visages » du modèle pédagogique humaniste (depuis les studia

humanitatis développées pendant la Renaissance jusqu’aux divers néohumanismes des siècles suivants : Neohumanismus de Niethammer, Paideia de Werner Jaeger, etc., lesquels continuent de se décliner dans

les départements universitaires contemporains sous des appellations diverses : Humanities, sciences humaines, études culturelles, etc.) reflètent tous de manière plus générale cette opposition entre Bildung – signifiant ici l’éducation dans toute son étendue – et Berufserlernung, ou enseignement spécifique (voir par exemple p. 22). Les travaux qui explorent de telles problématiques sont extrêmement nombreux. Pour en savoir plus au sujet de la crise des humanités et de leur développement historique dans les départements universitaires organisés selon le modèle américain, j’inviterais le lecteur à consulter les titres suivants : Geoffrey Galt Harpham, The Humanities and the Dream of America, University of Chicago Press, 2011 ; Julie Thompson Klein, Humanities, Culture and Interdisciplinarity : The Changing American Dream, Albany, State University of New York Press, 2005 ; Rens Bod, Jaap Maat et Thijs Westeijn (dir.), The

Making of the Humanities, vol. I et II, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2010. Pour des ouvrages

faisant écho au plaidoyer de Stéphane Toussaint, voir Frank Donoghue, The Last Professors : The

Corporate University and the Fate of the Humanities, New York, Fordham University Press, 2008 ;

Cette étude se lit toutefois avant tout comme un plaidoyer contre la marchandisation de l’éducation, que Toussaint présente comme étant à l’origine de la crise des humanités. Contrairement aux disciplines répondant à la notion « anti- humaniste » de rentabilité, les sciences humaines permettraient selon lui d’acquérir des qualités fondamentales à l’acquisition d’une « nature humaine », soit l’humanitas et la philanthropia.

Le sens que Stéphane Toussaint confère à humanitas s’apparente beaucoup à la définition lettrée d’eruditio à partir de laquelle Niethammer avait déjà construit le substantif Humanismus, car cette notion viserait, à travers la maîtrise du champ philologique et historique de sa propre culture, un « dégrossissement par l’étude » se traduisant par le développement d’un sens de la précision et de la curiosité126. Le contexte dans lequel Toussaint emploie le terme philanthropia étonne toutefois davantage, puisque cette vertu est définie chez lui comme une forme de « générosité magistrale » qui aurait pour but de combler le fossé entre la haute culture et la culture de masse, en remplaçant cette dernière par la notion d’une culture commune qui ne soit pas « vulgaire »127. En liant les concepts d’humanitas et de philanthropia à la pédagogie, Toussaint soutient ainsi que les études humanistes auraient introduit, depuis leur conception initiale chez