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Complémentarité de la généricité et des approches thématiques sur le plan formel

La biofiction : histoire d’un genre, délimitation d’un phénomène éditorial

III. Complémentarité de la généricité et des approches thématiques sur le plan formel

Que faut-il de retenir de cette mise en perspective de l’institutionnalisation du genre biofictif qui occupe, comme j’espère l’avoir démontré, une place de plus en plus importante au sein de la recherche en littérature contemporaine? En rappelant les principales étapes de construction de l’édifice autobiographique, autofictionnel et biofictionnel qui a profondément marqué la scène éditoriale française depuis le début des années 1980, j’aimerais tout d’abord souligner que mon analyse m’a amenée à illustrer l’importance des échanges qui s’effectuent entre les œuvres littéraires et les réflexions génériques des commentateurs, dans ce qui s’avère être une construction commune des critères de reconnaissance de la factualité et de la fictionnalité.

En dépit de l’hybridité généralisée qui caractériserait la production littéraire contemporaine, l’identification des caractéristiques génériques de l’autobiographie, de l’autofiction et de la biofiction dépend effectivement de la création d’un horizon d’attente précis, dont la reconnaissance est elle-même subordonnée à la spécificité des schèmes, ou des événements, qui constituent sa genèse. Plus ces schèmes font l’objet de reprises dans le discours critique, au point d’atteindre le statut d’un topos, plus elles contribuent à renforcer cet horizon générique.

C’est ce qu’atteste par exemple, pour la biofiction, la prévalence de l’expression « autobiographie oblique et éclatée » empruntée à Jean-Pierre Richard (1990) pour définir les Vies minuscules de Michon (1984), laquelle ne vise plus seulement à décrire ce roman, ni même les ouvrages parus ultérieurement dans la collection « L’un et l’autre » créée en 1989, mais bien un ensemble de « fantaisies biographoïdes modernes » que notre

regard moderne rapprocherait de genres archaïques tels que les hagiographies ou les récits mythiques de l’Antiquité, à en croire l’analyse d’Alexandre Gefen113. Le récit de la découverte par Doubrovsky de la fameuse « case aveugle » laissée par Lejeune dans son premier Pacte autobiographique de 1975, laquelle aurait inspiré sa rédaction de Fils (1977), constitue quant à lui un autre topos de ce type – certes plus connu que celui de Richard, puisque, contrairement au mot « biofiction » qui est encore employé parallèlement à d’autres terminologies concurrentes, le néologisme « autofiction » constitue depuis un certain temps déjà l’appellation la plus répandue pour qualifier un phénomène littéraire, critique et éditorial que l’œuvre de Doubrovsky a contribué à nourrir.

Mon analyse m’a également amenée à identifier un certain nombre de problèmes liés aux rapprochements théoriques entre les différents types de récits de vie fondés sur un socle biographique commun que constituent l’autobiographie, l’autofiction et la biofiction. Ces trois catégories génériques soulèvent en effet une série de questionnements portant sur la possibilité d’établir des critères de reconnaissance d’une écriture référentielle.

Les liens encore mal connus qu’entretiennent ces trois genres avec les débats narratologiques et historiographiques portant sur les frontières de la fiction justifient selon moi peut-être davantage leur rapprochement sur un plan théorique que sur un plan littéraire, puisque l’étude des textes qui ont été rapprochés par la critique à titre de

113 Alexandre Gefen, Vies imaginaires, de Plutarque à Michon, op. cit., 2014, p. 11 : « Ce que notre

sensibilité contemporaine au genre de la biofiction fait résonner de commun dans tous ces textes, même les plus érudits et les plus neutres, c’est une attention inquiète à la temporalité humaine, une fascination pour la diversité des corps, des caractères et des mœurs, un désir de connaissance concrète d’autrui, un besoin de sacralisation du propre et de sanctification des noms. Pour notre regard moderne, les hagiographies ou les récits mythiques de l’Antiquité ne sont guère différents des romans biographiques et autres fantaisies biographoïdes modernes. »

« biofictions », plutôt que de se limiter à quelques traits aisément repérables, a plutôt généré une constellation d’ouvrages multipliant les traits spécifiques à chaque démarche auctoriale114.

Cependant, ce qui m’apparaît plus problématique encore du point de vue de la constitution d’un corpus biofictif, c’est la volonté critique et éditoriale de placer la biofiction dans l’héritage direct des phénomènes autobiographiques et autofictionnels, dont elle constituerait un développement ultérieur.

1) Pourquoi choisir, malgré tout, une approche générique?

J’ai démontré qu’une telle schématisation, qui se dégage aussi du découpage thématique que l’on retrouve à travers différents manuels destinés à l’enseignement de la littérature française des XXe et XXIe siècles, peut s’avérer problématique d’un point de vue chronologique115. En effet, de même que les premières réflexions génériques portant sur la nature littéraire et fictionnelle de la biographie ont commencé à émerger dans les années 1980 à 1990, alors que l’autofiction faisait encore l’objet de vifs débats visant à le faire reconnaître comme un genre distinct de l’autobiographie, j’ai pris soin de souligner à travers l’ensemble de mon analyse que l’autobiographie n’a guère disparu de la scène

114 Daniel Madelénat souligne la difficulté de théoriser le genre biofictif dans : « L’auteur! L’auteur!

Biographie, l’as-tu vu? » (Robert Dion et Frédéric Regard (dir.). Les nouvelles écritures biographiques, Lyon, ENS éditions, 2013, p. 59-72) : « Énumérer des noms – Pierre Michon, Pascal Quignard, Patrick Modiano, Claude Louis-Combet, Jean-Benoît Puech, Gérard Macé, Richard Millet… - et des traits (déflation, parfois jusqu’au laconisme ; transgression multipliée des limites génériques; « contrevie », comme auto-, hétéro-, biofiction ; autocommentaire et métadiscours du biographe; irruption du conditionnel, de l’incertitude ou de la contrefactualité… demanderait tout un essai (hasardeux s’il prétendait rationaliser la fluidité d’un mouvement diffus) » (ici, p. 69-70).

115 Voir les exemples analysés dans la première du présent chapitre (aux pages 126 à 139) : Bruno

Blanckeman et Jean-Christophe Millois (dir.). Le roman français aujourd’hui : transformations,

perceptions, mythologies, Paris, Prétexte éditeur, 2004 ; Bruno Blanckeman, Aline Mura-Brunel et Marc

Dambre, Le roman français au tournant du XXIe siècle, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004 ; Denis

Labouret, Littérature française du XXᵉ siècle : 1900-2010, Paris, Armand Colin, 2013 ; Dominique Viart et Bruno Vercier, La littérature française au présent : Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2005.

littéraire après que l’autofiction ait re u une telle reconnaissance de la part de l’institution littéraire, ce qui témoigne bien de la contemporanéité de ces trois phénomènes.

Cela dit, il me semble que l’analyse tripartite demeure malgré tout utile en tant que paradigme permettant d’appréhender l’évolution de la littérature contemporaine, dans la mesure où une analyse comparée de la consécration des genres autofictif et biofictif permet de relever de nombreux points communs dans la manière dont ils ont été institués en tant qu’objets littéraires. Il suffit de rappeler quelques-unes des étapes du long processus de lexicalisation du terme « autofiction » pour constater qu’un tel rapprochement peut s’avérer utile à la compréhension du phénomène biofictif.

Après que l’autofiction eut pris quelque temps un sens « étroit », ce terme s’est graduellement vu attribuer une acception « maximaliste » à la suite des débats qui ont opposé Serge Doubrovsky à Vincent Colonna au sujet de la nature fictionnelle des événements narrés. Ainsi, ce n’est que lorsque l’autofiction a été comprise comme une forme d’autofabulation que l’« amnésie initiale » de la critique – laquelle avait tout d’abord identifié dans le néologisme proposé par Doubrovksy un phénomène inédit, et pour tout dire marginal, de la production littéraire contemporaine –, a cédé la place à une démarche qui se proposait de situer l’émergence du genre autofictif dans la longue durée. Comme le souligne Philippe Gasparini, cette approche a consisté à élargir la définition du genre de l’autofiction de fa on à englober pour ainsi dire l’ensemble des productions textuelles au « contenu narratif […] authentiquement fictionnel » qui formuleraient ce que Gérard Genette estimait être un pacte de lecture « délibérément contradictoire116 », en raison de l’hybridation des marqueurs de référentialité et de

116 Gérard Genette, Fiction et diction (op. cit., 1991, p. 86-87) : « Je parle ici des vraies autofictions – dont

fictionnalité par lesquels l’auteur d’une œuvre au contenu « manifestement imaginaire » effectuerait néanmoins l’association auteur-narrateur-protagoniste, identifiée par Lejeune comme étant le propre du régime autobiographique.

Or, alors même que l’on assiste, dans les années 1990, au foisonnement d’une terminologie visant à circonscrire le phénomène « éminemment contemporain » du retour du sujet dont l’autofiction serait révélatrice, la propension à voir dans ce genre un phénomène d’époque, emblématique du Zeitgeist postmoderne, coexiste avec l’impulsion contraire qui consiste à en faire l’aboutissement d’une tradition littéraire dont les origines se sont vues déplacées jusqu’au XIVe siècle – ce qui implique que l’autofiction, loin de relever uniquement d’un phénomène récent, informerait depuis déjà longtemps les processus largement culturels de distinction entre un texte rédigé en régime factuel et un texte rédigé en régime fictionnel.

Quelle est l’utilité, cependant, d’une théorisation générique échappant à toute délimitation temporelle, au point de pouvoir servir d’outil d’analyse à des œuvres aussi éloignées que le sont La Comédie humaine et La Recherche proustienne? Quoique cette question se soit posée davantage pour l’autofiction – ce « genre litigieux », « pas sérieux », voire « mauvais117 » – que pour la biofiction, il me semble qu’elle demeure pertinente à l’analyse de mon objet d’étude, puisque c’est partiellement à cause de la coexistence paradoxale de ces deux schémas explicatifs que la théorie des genres

Comédie – et non des fausses autofictions ». Voir également Philippe Gasparini, Autofiction : une aventure du langage, op. cit., 2008, p. 116, qui commente le retour de Genette à une conception spécifiquement

fictionnelle du genre autofictif à partir de l’analyse qu’en fait son doctorant, Vincent Colonna.

117 C’est ce que rappelle Arnaud Genon dans : « AutofictionS », Acta fabula, vol. 5, n° 3, Automne 2004,

(URL : http://www.fabula.org/revue/document658.php, page consultée le 30 janvier 2017). Ces expressions sont respectivement de Michel Contat, de Marie Darrieussecq et de Jacques Lecarme.

littéraires, sur laquelle repose certaines de mes hypothèses de recherche, a été marginalisée au profit d’une analyse thématique de la littérature contemporaine.

Aussi ai-je cherché à expliquer ces contradictions en replaçant les problèmes génériques soulevés par la juxtaposition d’éléments fictionnels et référentiels dans le contexte plus général des débats narratologiques autour des frontières de la fiction. Cette analyse m’a permis d’accentuer davantage le parallélisme qui se constate à la lecture de la prise en charge de ces trois genres par les commentateurs, en soulignant que celle-ci s’est heurtée, dans les trois cas, aux impasses méthodologiques auxquelles aboutissent les tentatives de concilier des postulats monistes, tels que l’externalisation serlienne des marqueurs d’identification de la fictionnalité, avec une vision différentialiste de l’analyse générique, soucieuse de rendre compte des pratiques d’hybridation qui sont à l’œuvre dans la littérature contemporaine. Or, si la constitution d’un corpus biofictif relève, il est vrai, à la fois d’un phénomène littéraire dont témoignerait la parenté de certaines œuvres, à l’instar de la « triade » formée par Marcel Schwob, Pierre Michon et Gérard Macé118, ainsi que d’un phénomène éditorial qui tend à soumettre cette même production aux contraintes d’une poignée de collections, placées sous l’égide de quelques grandes maisons éditoriales françaises (« L’un et l’autre » chez Gallimard, « Une journée particulière » chez J.C. Lattès, « Elle était une fois » chez Laffont, « Traits et portraits » chez Mercure de rance…), il n’en reste pas moins que l’hétérogénéité de ce corpus, et les difficultés auxquelles l’on se heurterait conséquemment en cherchant à en définir les

118 Gérard Macé s’est effectivement revendiqué le dépositaire d’une « tradition » biofictive dans la

quatrième de couverture de ses Vies antérieures, ce que souligne aussi bien Dominique Viart (« Dis moi

qui te hante », op. cit., 2002, p. 18) qu’Alexandre Gefen (Inventer une vie, op. cit., 2015, p. 14). Voir

également à ce sujet Robert Dion et Frances Fortier, Écrire l’écrivain, op. cit., 2010, p. 128 : « Ressaisies dans un même paradigme titulaire, les Vies minuscules (Michon, 1984), les Vies antérieures (Macé, 1991) et autres Vies oubliées (Mauriès, 1988) instaurent une constellation générique où l’art le dispute à l’invention ».

limites, s’explique à mon avis par le fait que la création d’un horizon d’attente biofictif procède avant tout, dans une large mesure, d’un phénomène critique.

Étant donné la marginalisation actuelle de l’analyse générique au profit d’une analyse thématique de la littérature contemporaine, il est aisé de comprendre pourquoi les biofictions ont fini par prendre une acception particulière à chaque étude qui leur a été consacrée : les variations de leur corpus dépendent en réalité des intérêts de recherche de ses commentateurs. Quel type de récit de vie peut-on donc qualifier de « biofiction » ? Il peut s’agir tout aussi bien de monographies que de recueils de texte119 ; d’œuvres destinées à être lues dans un régime ludique, c’est-à-dire essentiellement fictionnel, ou bien d’ouvrages dont les démarches d’écriture se situent plus près de l’analyse essayistique, « sérieuse » et « factuelle », que de la biographie romancée – à la manière des « fictions critiques » de Dominique Noguez (1986), de Wolfgang Hildesheimer (1981) et de Pascal Quignard (1984), pour ne nommer que ceux-là120.

Si le nombre de vies racontées ne constitue guère un critère de généricité, partagent-elles du moins un certain nombre un schéma narratif commun? Même

119 Les recueils sont moins nombreux, mais certains d’entre eux comptent parmi les textes les plus étudiés

du genre biofictif, puisqu’ils auraient contribué à former les « canons » de cette tradition littéraire. Je songe par exemple aux Vies imaginaires de Schwob (1896), à L’histoire universelle de l’infamie de Borges (1935), aux Vies minuscules de Michon (1984 – bien qu’il ne s’agisse pas véritablement d’un recueil), aux

Vies antérieures de Macé (1991), à Rêves de rêves d’Antonio Tabucchi (1992), ou encore aux Vidas de

Christian Garcin (1993). Outre les Vidas, certains ouvrages de mon corpus témoignent pour cette raison d’une parenté esthétique avec ces œuvres, mais ils ne sont guère nombreux : Il me semble mesdames de Florence Delay (2012) ; Au temps où la Joconde parlait de Jean Diwo (1992) ; Montaigne au bordel et

autres surprises de Dominique Noguez (2011), qui demeure beaucoup plus connu pour ses Trois Rimbaud

(1986) ; ainsi, qu’à la limite, le Léonard et Machiavel de Patrick Boucheron (2008) en raison de la comparaison qu’effectue l’auteur entre ces deux figures. Pour les références complètes à ces ouvrages, voir les annexes 2 et 3 de cette thèse (p. 541-543).

120 La référence complète à ces ouvrages se trouvera dans la liste de « fictions biographiques » qui ont été

étudiées comme telles par la critique, en annexe de ce chapitre. Dans ma bibliographie statistique de romans ayant pour toile de fond le XVIe siècle (voir l’annexe 1), La réfutation majeure de Pierre Senges

(2004) correspond le plus à cette catégorie, puisqu’aucun indice interne au texte ou au paratexte de l’œuvre ne permet au lecteur de déterminer qu’il s’agit d’une « imitation en régime sérieux », ou d’une « forgerie », selon le vocabulaire qu’emploie Gérard Genette son explication du mimo-texte. Pour une brève explication de ce concept, voir Camillo Bogoya, « Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia: à la recherche du manuscrit perdu », L'Esprit Créateur, volume LII, nº1, printemps 2012, p. 12-21.

lorsqu’elles sont manifestement rédigées dans un régime fictionnel – à la différence, par exemple, des récits de vie issus de la micro-histoire (Ginzburg, 1976 ; Zemon Davis, 1982 ; Levi, 1985 ; Corbin, 1998121) –, le mode d’énonciation des biofictions n’est pas nécessairement narratif. Il peut en effet s’agir de textes destinés à faire l’objet d’une représentation scénique122, ou bien, pour reprendre les termes d’une analyse que Robert Dion a consacrée à deux œuvres « biographoïdes » de Michel Schneider sur Baudelaire et sur Proust, respectivement publiées au Seuil et chez Gallimard dans « L’un et l’autre »123 ; les biofictions peuvent consister en une « collection de réflexions – reflets et pensées – reliées sur un mode assez lâche124 », lesquelles comportent une part, sinon minimale, du moins réduite de mise en récit.

Dans ce cas, comportent-elles certains éléments stylistiques qui introduisent, de manière analogue, un brouillage énonciatif particulier entre les modes de repérage de la fictionnalité et de la factualité ? Même lorsqu’elles mettent en scène la subjectivité d’un auteur-biographe et qu’elles s’attachent à décrire la fascination que celui-ci éprouve

121 Pour les références complètes à ces ouvrages, voir la bibliographie.

122 Outre Le Printemps de Denis Guénoun (1985), qui se trouve à titre indicatif dans ma bibliographie

statistique dans l’annexe 1, je songe par exemple, dans le contexte québécois auxquels se sont intéressés Robert Dion et Frances Fortier, à la pièce Sophie et Léon de Victor-Lévy Beaulieu (1992), ainsi qu’au

Monsieur Bovary ou mourir au théâtre de Robert Lalonde (2000). Je précise ici que le « tournant

linguistique » qui a favorisé l’émergence de la nouvelle narratologie permet évidemment de parler d’œuvres thé trales et d’essais littéraires comme ayant une structure narrative, et – sans doute – par là même, fictionnelle, si l’on souscrit à la thèse de l’ubiquité de la narrativité et à celle d’une adéquation entre narrativité et fiction.

123 Michel Schneider : Baudelaire, les années profondes, Paris, Seuil, 1994 et Maman, Paris, Gallimard,

« L’un et l’autre », 1999.

124 Voir Robert Dion, « Les biographies critiques, ou comment faire avec l’auteur (sur deux ouvrages de

Michel Schneider) », Tangence, n° 97, 2011, p. 45-59 : « Les différences entre le livre sur Baudelaire et celui sur Proust peuvent bien sûr tenir aussi au contexte de publication. Maman appartient en effet à la prestigieuse collection « L’un et l’autre » dirigée par J.-B. Pontalis. Cette série, qui a d’ailleurs été lancée par le Glenn Gould piano solo de Schneider (Paris, Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 1988), appelle la mise en résonance non seulement de l’homme et de l’œuvre, dans une optique psychobiographique, mais également des deux psychés du biographe et de son biographié, de « l’un » et de « l’autre ». Cet investissement du biographe requis par le principe même de la collection constitue sans doute un fort incitatif à la mise en récit » (note 33 p. 58). Plus haut, la citation de Dion est également tirée de cet article, p. 57.

envers une figure du passé, un grand nombre de biofictions affichent une plus grande proximité avec le discours biographique qu’avec les démarches autobiographique et autofictionnelle, ce qui explique pourquoi certains critiques n’ont guère insisté sur cette composante du genre biofictionnel125.

Ainsi, tandis qu’Alexandre Gefen a rapproché la biofiction du genre archaïque des vies afin de mieux expliquer leur statut « indécidable », lequel reproduirait les structures mentales d’une époque où la littérature et l’histoire étaient communément rapprochées en raison de leur nature discursive126, d’autres commentateurs, à l’instar de Robert Dion et de Frances Fortier, ont ressenti le besoin de créer un outil conceptuel polyvalent tel que la « transposition » afin de parvenir à regrouper sous un même étendard les diverses modalités à l’aide desquelles les biographies d’écrivain effectuent un déplacement, souvent ludique, du vécu du biographé vers un univers contrefactuel (Koch, Prix Nobel pour Goethe, 1998), soit en inversant les rapports entre un auteur et son œuvre, soit en insérant le discours critique sur un auteur dans le récit même de son existence (Borer, Rimbaud en Abyssinie, 1984)127.

De nombreux analystes ont remarqué l’importance, au sein de ces récits, de ce qu’on appelle parfois « l’esthétique du fragment » pour désigner une écriture marquée par

125 Pour en revenir à un exemple que j’ai déjà évoqué, dans son article intitulé « Le genre des noms » (op.

cit., 2004), Alexandre Gefen a décrit la biofiction comme « un dispositif visant à dégager de l’altérité ».

126 Dans son ouvrage consacré à ce qu’elle appelle la « métafiction historiographique postmoderne » (A

Poetics of Postmodernism: History, Theory, Fiction, Londres/ New York, Routledge, 1988), Linda

Hutcheon a commenté l’évolution parallèle de ces deux disciplines en notant qu’avant leur éloignement au cours du XIXe siècle, période pendant laquelle le discours historiographique a été soumis à l’impératif

d’objectivité qui caractérise les biographies dites positivistes, la littérature et l’histoire étaient envisagées comme « des constructions linguistiques, qui reposent sur des formes narratives ainsi que des configurations intertextuelles », ce qui implique que, loin de réactiver l’esthétique de la tabula rasa qui caractérisait les avant-gardes de la première moitié du XXe siècle, les théories « postmodernes » de la fin du

XXe siècle, en récusant cette séparation, opéreraient en réalité un retour à des schémas analytiques plus

anciens. Dans son article consacré à l’étude du « roman historique contemporain ou la voix/ voie marginale du passé » (French Cultural Studies, vol. XX, juillet 2009, p. 273-285), auquel j’ai emprunté la citation ci- dessus (p. 277), Névine El Nossery résume bien la position de Hutcheon.